« C’est réglé »
Ces mots, on les prononce parfois lorsque remontent à l’esprit les souvenirs d’une période particulière. Ils tracent une ligne ferme, définitive, entre l’avant et le maintenant, entre l’enfant et l’adulte. Je me les répète souvent, comme un mantra.
« C’est réglé »
Ils affirment : voilà, ce que tu as traversé, c’est du passé, bien derrière toi. Ton enfance n’importe plus. Tenue à distance. Elle appartient à un compartiment étanche.
« C’est réglé »
Une petite victoire. Du passé faisons table rase, des déterminismes sociaux j’ai triomphé. J’ai été plus fort que cela. Cependant jamais je n’entrevis dans la scolarité une issue, un moyen de m’élever de ma classe sociale par la fable pratique du mérite.
« C’est réglé »
Du déni. Il n’y aurait pas matière à redire, circulez y’a rien à voir. De l’orgueil. Beaucoup d’orgueil en réalité. Dépasser le délétère atavisme masculin demande un effort.
« C’est réglé »
Je pratique la randonnée. J’aime ça. Regarder le soleil se lever depuis l’ouverture de la tente une odeur de chaussette dans les narines, traverser des villages aux noms ressemblant à des blagues sur la ruralité : le Bouchet-Saint-Nicolas, Fouzillac, La Chaze-de-Peyre, Conques-en-Rouergue. Diagonale du vide j’écris ton nom.
Durant ces heures où les pensées vagabondent, je tisse des parallèles inspirés et en tire des leçons de vies au moins aussi inspirées. Certains jours, le poids du sac se ressent à peine. La marche est facile, le pas souple, l’allure régulière. Mais il est d’autres jours où les sardines de la tente mal rangée poignardent le cul à chaque foulée. Prendre le temps de s’arrêter un moment, ranger. Il n’est jamais trop tard pour le faire. Cela aide toujours.
Qu’évoquer alors, qu’est-ce qui mériterait d’être raconté ? Une enfance marquée par le manque de tout, par l’indigence du quotidien ? Le spleen provoqué par le décalage social ? Un temps j’ai trouvé de l’intérêt à ces récits, plus beaucoup à présent. Il faut l’évacuer au plus vite.
Le manque, s’il était aussi difficile qu’on peut l’imaginer, était souvent prétexte à blagues entre mes deux grands frères et moi. S, de 4 ans mon ainé. P, de 3.
Des blagues de gamins sur les vêtements que nous portions. Des vêtements donnés dont j’héritais après que mes frères les aient tous deux portés. Ils m’invitaient à les sentir. Ils ne sentaient rien de particulier, si ce n’est cette odeur caractéristique des friperies. Ils s’étonnaient que je ne sente rien car « ils avaient fait exprès de bien péter dedans rien que pour moi ».
Des blagues sur la nourriture que nous mangions. Encore faites aujourd’hui, adultes. S, à l’occasion d’un diner : « je suis désolé, je sais que tu adores le Chantefais mais j’ai oublié de t’en acheter ». Le Chantefais se présente sous la forme d’une boite ronde en carton, d’un blanc immaculé à l’exception du nom « Chantefais » écrit en bleu sur le couvercle, remplie de portions triangulaires de fromage industriel emballées dans de l’aluminium. Un ersatz de vache qui rit quoi. Nutriscore E ? L’original s’en sort avec un D.
L’impossibilité de retrouver la trace du Chantefais sur Internet est troublante. Où en vendait-on ? Je suis quasi certain de l’orthographe. S s’en souvient aussi sous cette appellation. Selon lui l’explication est simple : la grande distribution n’en commercialisait pas car il était produit à destination des banques alimentaires. Une théorie qui me laisse hyper perplexe. Qu’est-ce qui motiverait une entreprise à produire du fromage pour les pauvres ? J’imagine un de ces industriels philanthropes du XIXe siècle, un de ceux qui faisaient construire des écoles pour les enfants des ouvriers de leurs usines, conjuguant recherche de profits et morale paternaliste pétrie de religieux. Mon bienfaiteur, un Andrew Carnegie du fromage industriel assurant sa place au paradis en échange de boites de Chantefais ? Il existe sans doute une meilleure explication.
Dans les années 90 en tout cas, les « restos » (manière dont on désignait chez moi les restos du cœur) possédaient un stock de Chantefais à ne plus savoir quoi en faire. Des boites de Chantefais, et autant de corned-beef.
Je ne comprenais pas ce qu’était le corned-beef. Qui en mangeait ? Personne autour de moi. Quand j’étais invité chez un copain on n’en mangeait pas. On mangeait des steaks hachés avec des pommes duchesse, ce que j’identifiais alors comme le comble du luxe. La seule fois où j’ai vu quelqu’un manger cette drôle de viande en boite, c’était un soldat dans un film à la télé.
Accompagnés de pâtes, Chantefais et corned-beef proposaient une réinterprétation audacieuse des carbonara. Les amateurs de gastronomie italienne en PLS. Un plat pas excessivement dégueulasse, mais nécessitant l’ingestion d’une quantité d’eau astronomique afin de compenser le goût très salé.
Le manque, après tout, se mesure par rapport aux autres. Et les autres avaient certes plus, mais pas beaucoup plus. Le contraste était limité. C’était peut-être une chance.
Au contraire c’est une présence, la présence d’une chose dont la plupart des foyers sont privés, qui imprégna le quotidien.
Comment nommer ce privilège ? Quel serait le bon terme ? Il faut être juste, ne pas raconter d’histoire, commencer par essayer de nommer. Trouver les termes de la violence qui décriraient les faits, rien que les faits. Ne pas exagérer. Ne surtout, surtout pas exagérer ; au risque que redouble l’intensité. En réponse à un cri jugé trop fort, il disait : « arrête ton cinéma petit merdeux, je t’ai à peine touché ». Elle confirmait, parfois : « exagère pas, il t’a à peine touché ». Elle hurlait, parfois : « ça suffit tu vas les traumatiser ces gamins », estimant qu’une ligne floue avait été franchie.
Du répertoire de la violence, « gifle » m’est insupportable. « Fessée » m’est insupportable. Ils minimisent, contiennent une excuse, sont encore envisagés comme des recours légitimes. « Ce ne sont que des gifles ». « C’est parfois mérité ». « Tout le monde en a déjà pris une ». Ceux qui les tolèrent, sans doute, sont ceux qui seraient capables d’en donner et de s’en laver les mains.
Ces mots me sont d’autant plus insupportables qu’ils ne rendent pas compte de cette créativité si improbable qu’elle en serait presque comique. Ils ne rendent pas compte de la violence des poings, d’être trainé par les cheveux ou par l’oreille, de l’objet jeté à la figure ou cassé sur le corps, du refuge trouvé sous une table ou sous un lit, d’être fouetté avec une serpillère jusqu’à être trempé d’eau sale (souvenir de S), etc. Ils ne rendent pas compte de la violence des coups.
Des coups. Le terme s’impose à moi par sa simplicité. Des coups. Pas besoin de chercher davantage.
Essayer de raconter les coups et peut-être en extraire quelque chose, malgré tout.