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Billet de blog 4 avril 2022

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La configuration du lieu, des protagonistes, des émotions. Aussi, l’état mental, les pensées que l’on a formulées. Certains moments se conservent avec une acuité troublante. Ils paraissent irrémédiablement figés dans l’ambre, parfaitement intact, comme le moustique de Jurrasic Park. Quel incroyable film Jurrasic Park.

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La configuration du lieu, des protagonistes, des émotions. Aussi, l’état mental, les pensées que l’on a formulées. Certains moments se conservent avec une acuité troublante. Ils paraissent irrémédiablement figés dans l’ambre, parfaitement intact, comme le moustique de Jurrasic Park. Quel incroyable film Jurrasic Park. Quel terrible engrenage : achat du magazine des éditions atlas « Dinosaures » (le numéro 1 à 10 francs, en cadeau la tête fluorescente de ton squelette de tyrannosaure), Denver le dernier dinosaure c’est mon ami et bien plus encore, biscuits dinosaurus, etc.

J’ai 9 ans, 10 ans max. Au lit, cartable au sol, paré pour l’école le lendemain.

Derrière le store tiré du Velux le jour décline. La clarté d’un soir de juin règne dans la chambre. J’en profite, je lis. J’aime lire. Enfin c’est ce que je répète à l’envi. Est-ce vraiment lire que j’aime, ou plutôt l’idée d’aimer lire et de le prétendre ? Entre les deux.

Surtout, la lecture m’aidera à avoir de bonnes notes. La maîtresse l’a dit. « Pour s’améliorer en français, il faut lire ». La seule matière où mes notes sont mauvaises. Elles doivent toutes être bonnes, sans exception. C’est important. En conjugaison, la maîtresse nous a montré des verbes qui s’écrivent à l’imparfait avec des doubles I. Je bloque dessus. J’en mets partout. Les doubles I n’ont aucun sens. Parfois j’en mets 3. Et pourquoi pas ? Allez, c’est moi qui régale.

Veiller passé l’heure du couvre-feu m’expose à un risque. J’en ai conscience. Il l’interdit : « À 20 h 30, extinction des feux ». Il s’attèle à vérifier qu’il est bien respecté. Il fait le tour des chambres, ouvre la porte de S, de P, la mienne, sans prévenir, histoire de surprendre un flagrant délit.

J’éprouve les techniques. La précédente, dissimuler le livre sous la couverture, s’est révélé un échec. Trahit par une bosse suspecte il l’a découvert.

J’inaugure une nouvelle approche. Lire du bord du lit, allongé et légèrement incliné sur le vide, le livre posé au sol. À la moindre alerte, j’estime possible de faire disparaitre les traces du forfait en glissant le livre sous la table de chevet. Dans le pire des cas, si jamais la porte s’ouvre avant que je n’aie le temps de faire quoi que ce soit, ma position d’endormi est assez convaincante, le livre au sol étant invisible de l’entrée de la chambre. En revanche, cela signifie que la porte n’est pas dans mon champ de vision. Faute de pouvoir la surveiller je tends l’oreille en permanence, à l’affut du moindre bruit. Celui des pas dans l’escalier, ou des autres chambres, indiquant que S ou P se sont fait chopper.

Qu’est-ce que je lis ? Les livres étudiés par S et P au collège. Je me dis : je prends de l’avance. Plus il y a de pages mieux c’est. Les gens intelligents, ils lisent des gros livres. Des putains d’annuaires avec une histoire.

Cependant qualifier de « lire » mes transgressions nocturnes est ambitieux. La plupart du temps, je ne pige pas grand-chose. Je comprends chaque mot séparément, mais bout à bout le sens global m’échappe. Comme si le livre était écrit dans une langue à la fois familière et étrangère, une langue qui n’est pas la mienne. Et quand le texte se montre à peu près intelligible, c’est soit des descriptions super longues et super chiantes, soit des personnages qui agissent de manière bizarre. Au chapitre un ils s’adorent, au suivant ils se détestent. En terme savant on dit qu’ils sont tiraillés par le désir.

Mais je m’accroche. J’estime mon incompréhension normale, je suis qu’un « espèce de pauvre con » après tout. Je vais jusqu’au bout, sans plaisir, parce qu’il faut le faire. L’impression d’essayer d’enfoncer un clou en me tapant la tête contre un mur. Incapable de résumer l’histoire une fois l’ouvrage terminé.

Je guette un moment les bruits. Silence. Tourner la page présente un risque. Je me penche, me fige à la moindre alerte sonore. La page du livre au sol tournée, je reprends ma position de faux endormi, au bord du lit.

Je poursuis ma lecture quelques minutes. Soudain, la désagréable impression qu’on m’observe. De sentir un souffle sur ma nuque. Je me retourne.

Il est là.

Il est penché, son visage presque collé au mien. M’observe-t-il depuis longtemps ? Comment n’ai-je pas entendu grincer les marches de l’escalier ? Le temps de rien, ni de cacher le livre, ni de faire semblant de dormir.

Un coup à l’oreille me sonne. « Espèce de petit merdeux ». Je n’ai jamais compris l’habitude qui consiste à précéder chaque insulte de « espèce de ». « Espèce de petit merdeux, con, débile ». L’insulte en elle-même ne suffirait pas, il faudrait la mettre en valeur, la rehausser d’un ornement particulier.

Une pluie de coups. Une grêle de coups même, aux grêlons gros comme des poings. Corps, visage. Une éternité. Envie de crever. Je cache mon visage, tant pis pour le dos ou le ventre. Je n’aime pas trop les coups au visage, c’est là que ça fait le plus mal je trouve.

J’essaye de me protéger derrière mes bras, de parer, comme dans Dragon Ball Z. Je ne rate jamais les épisodes de DBZ du Club Dorothée. J’ai la chance de ne pas avoir école le mercredi matin. S et P, au collège, me chargent d’ailleurs d’une mission : glisser dans la fente du magnétoscope la cassette vidéo affublée de la mention « DBZ » écrite au crayon à papier et appuyer sur le bouton rouge d’enregistrement quand le générique chanté par Ariane commence (la consigne réelle est « à la fin du récap super long de l’épisode précédent » mais j’ai la flemme d’attendre ce moment, ils auront qu’à faire avance rapide). Je trouve ça trop balaise quand Goku bloque la pluie de coups qui s’abat sur lui. J’aimerais réussir à en faire autant, à prendre le dessus. Mes parades, elles sont contournées avec une force d’adulte. Je me prends une grosse branlée comme cette victime de Krilin, qui est plein de bonne volonté mais finit toujours par se faire défoncer en premier. Il est faible, il sert à rien.

« Qu’est-ce que j’ai dis espèce de petit merdeux ? ». Il me saisit par la nuque et me redresse dans le lit, serre très fort sa main droite, comme une pince. Un geste employé de manière fréquente. Face à mon silence, il sert plus fort encore. J’ai l’impression que ses doigts vont me transpercer. J’essaye de retirer l’emprise de sa main sur ma nuque. Visage dégagé, il en profite, coup en pleine face.

Il tend son oreille près de ma bouche et renouvèle sa question. Il faut répondre. Pour que cela s’arrête, il faut répondre. « Qu’à cette heure on doit dormir ». Il récupère le livre au sol. « Et là, tu fais quoi ? ». Je tarde à faire mon autocritique et reçois un coup de tranche du livre sur le dessus du crâne. « Je dors pas ». Repoussé en arrière, je cogne sur la tête de lit.

Il brandit le livre depuis l’encadrure de la porte, ultime menace : « méfie toi, petit merdeux, tu files un mauvais coton ». Nouvelle expression surannée. « Extinction des feux », « Tu files un mauvais coton », « Je vais te faire obéir à coup de trique ». Une collection longue comme le bras, pas le niveau d’Audiard cependant.

J’ai le corps et le visage en feu. C’est fini, enfin. À cause du premier coup, mon oreille bourdonne. Elle m’empêchera de dormir. De toute façon j’avais pas sommeil.

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