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Billet de blog 21 mars 2023

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10 - Femmes

Elle est différente la prison des femmes. Différente de celle des hommes. Je les ai toutes deux bien observées. En apparence, elles se ressemblent : mêmes barreaux rouillés aux fenêtres, mêmes toits recouverts de tuiles ocres, mêmes murs d’abord jugés marrons — de loin, ils le sont — alors qu’ils regorgent de détails.

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Elle est différente la prison des femmes. Différente de celle des hommes. Je les ai toutes deux bien observées. En apparence, elles se ressemblent : mêmes barreaux rouillés aux fenêtres, mêmes toits recouverts de tuiles ocres, mêmes murs d’abord jugés marrons — de loin, ils le sont — alors qu’ils regorgent de détails. Les pierres piégées dans la structure y dessinent des motifs irréguliers, comme une mosaïque. 

Un mercredi après-midi. Au collège, pas cours, en revanche au lycée S et P ont cours. En général je traine au salon, avec elle, moi accoudé à la fenêtre, elle postée derrière la table à repasser. On regarde la télé. France 3 : « C’est mon choix ». 

Lorsque je promène T, notre chien, j’évite de m’attarder au pied des murs des prisons. En haut, dans les miradors, des surveillants armés. Se préoccupent-ils de l’extérieur des murs ou se concentrent-ils exclusivement sur l’intérieur ? Vitres teintées, impossible de savoir. Rester trop longtemps immobile devant un mur provoque-t-il une intervention ? T essaye souvent de pisser dessus. Je l’en empêche en tirant sur sa laisse, qui sait ce qui pourrait se passer si on pisse sur une prison.

En réalité, c’est surtout elle qui regarde la télé pendant le repassage. Son repassage. Elle dit : « j’ai mon repassage à faire ». Moi, j’attends. J’attends qu’elle libère la télé. Et en attendant je préfère me mettre à la fenêtre du salon et observer la prison des femmes.

De notre appartement au 5e étage elle est visible en totalité, pourvu qu’on se penche au-dessus du vide, jusqu'au-delà des murs. La plupart du temps, les détenues restent enfermées dans leurs cellules. Parfois, elles sortent prendre l’air dans la zone de promenade. Elles circulent toujours ainsi : elles longent l’intérieur des murs en périphérie de la cour rectangulaire, toutes dans le même sens, celui des aiguilles d’une montre ou l’inverse, jamais les deux à la fois. Les détenues ne se croisent pas. Vue d’en haut on dirait une colonie de fourmis.

L’émission commence. Elle suspend le fer à repasser au-dessus d’une chemise, attentive à l’entrée sur le plateau de la présentatrice Évelyne Thomas. Sujet du jour : relooking. Encore. On s’indigne ; on regarde. 

— C’est débile mais ça occupe, dit-elle en aplatissant le fer sur le nuage de vapeur accumulée. 

Je hoche la tête. 

La différence se situe au niveau de la taille. La prison des femmes est plus petite, je l’ai réalisé en promenant T. Une intuition confirmée depuis par la découverte d’un panneau à l’entrée du domaine pénitentiaire. Sur le plan, la taille de la prison des hommes dépasse largement celle des femmes. Au moins 5 à 6 fois plus grande. Il faudrait mesurer, avec une règle.

Pour T, le tour de la prison des femmes représente une balade adaptée. Le tour de celle des hommes, par contre, trop long. T n’a pas besoin d’autant de temps pour faire son affaire. Aller jusqu’au bout du mur qui longe le chemin du collège lui suffit. Je pousse à gauche, après l’angle surveillé par un mirador, parce que E, une fille de ma classe, habite par là et j’espère la croiser. Mais T peine à suivre. Jeune il ressemble déjà à un vieux chien. Recroquevillé en permanence, sa colonne vertébrale courbée comme un bâton qu’on plierait entre ses mains.

La première participante de l’émission part en coulisse se soumettre au relooking. Dehors, des détenues hurlent. Je repousse vite la fenêtre, avant qu’elle ne m’ordonne de la fermer. Le cas échéant elle dira « elles se comportent comme des bonhommes à hurler comme ça ». Et si les cris durent trop longtemps elle-même se mettra à gueuler « fermez-là bande de cinglées ». Vu la distance, peu probable qu’elles l’entendent. 

La prison est plus petite parce que les femmes commettent moins de crimes. Et quand elles en commettent, ils sont moins graves.

Dans la prison des hommes, on trouve : voleurs, trafiquants de drogues, maquereaux, braqueurs de fourgons brinks, agresseurs de mamies, terroristes, assassins, pointeurs, violeurs et pédophiles, selon lui les derniers mériteraient la castration ou la peine de mort mais ce n’est plus autorisé, à cause d’une pouffiasse.

— Si on écoutait l’autre pouffiasse, un Guy Georges faudrait le relâcher. Il est poli, il dit bonjour quand je lui ouvre sa cellule, qu’elle vienne pas se plaindre le jour où elle se fera violer par un négro comme lui. 

L’autre pouffiasse fait référence à « Guigou », ensuite, à « Lebranchu », des mots dont j’ignore le sens. Il les prononce avec une telle haine aux lèvres que j’imagine d’abord des insultes. (Elizabeth Guigou, garde des Sceaux de 1997 à 2000, Marylise Lebranchu, 2000 à 2002)

Elle balade le fer à repasser d’un bout à l’autre de la planche. La surface froissée du linge se lisse dans son sillage, une transformation très satisfaisante à regarder. Elle maîtrise le fer. Pourtant, la brûlure foncée sur la nuque de P existe. Un accident. « J’ai pas fait exprès ». C’est ce qu’elle dit.  

Je jette un œil à l’énorme pile de linge. La télé ne sera pas libre avant au moins une heure. Je m’affale sur le canapé. Elle le tolère, lui non. Je vais devoir patienter avant de pouvoir brancher la PlayStation.

Mais dans la prison des femmes ? Les livres et les films parlent de prisonniers, de criminels. Pas de prisonnières ou de criminelles. Pourtant, elles existent. Davantage complices, rarement à l’origine. Et si elles sont les initiatrices, ce n’est jamais gratuit. Il y a une bonne raison qui les motive. Si elles volent, c’est par nécessité, elles n’ont pas de quoi se nourrir ou nourrir leurs enfants. Si elles tuent, c’est par jalousie envers une rivale, ce qu’on appelle un crime passionnel.

La relookée revient des coulisses, pimpante. On la reconnait à peine. Bluffant.

— Facile de se faire belle quand on a de la thune.

C’est vrai que c’est facile quand on a de la thune. Tout est plus facile.

La présentatrice demande à la relookée si elle a hâte de se découvrir dans le miroir. « Je rappelle aux téléspectateurs qu’il n’y en a pas en coulisse ». On lève les yeux au ciel. « C’est ça ouais ». La relookée s’est forcément vue. Même sans miroir, il existe plein de surfaces réfléchissantes. On s’amuse à les lister : une vitre, une paire de lunettes, le cadran d’une montre, un écran éteint. On pense qu’Évelyne Thomas se fout un peu de notre gueule.

La semaine dernière, il a jeté le chien contre un mur de l’appartement. J’ignore la faute de T, probablement pisser par terre parce que personne ne l’a sorti de la journée. Sauf qu’il ne l’a pas attrapé comme il attrape S, P ou moi, par la nuque ou les cheveux pour ensuite nous balancer nous filer quelques coups pieds et nous ordonner de foutre le camp.

Il a pris T des deux mains, par la peau du dos. Il l’a soulevé et l’a jeté de toutes ses forces contre le mur comme s’il voulait le briser. T s’est écrasé sur le mur et a détalé à la recherche d’un endroit où se réfugier ; ce con de chien n’a toujours pas compris qu’il n’y a nulle part où se cacher. D’ailleurs, chercher à fuir est un mauvais calcul. Cela ne fait que renforcer sa fureur. 

Arrive enfin ce moment qu’on adore. La révélation devant le miroir. « Impatiente de découvrir votre nouveau look ? » demande Évelyne Thomas. Elle pousse le cadre de l’énorme miroir installé sur le plateau qui pivote sur lui-même. La surprise de la relookée semble sincère. Elle ne s’est peut-être, réellement, pas vue en coulisse.

 Elle, elle ne ferait jamais ça au chien. Elle peut lui foutre des coups de pied, à la rigueur des coups de balai, pas au-delà.

Ses coups sont différents. Ses mots aussi sont différents. Elle ne dit jamais « t’es une merde » ou « pauvre con » comme lui. Elle, elle dit plutôt « qu’il est bête celui-là » ou encore « bon à rien ». Un distinction dérisoire mais importante.

Et ses coups offrent une possibilité unique : d’être évités. Elle est incapable, par exemple, de nous courir après autour de la table pendant plusieurs minutes où S, P ou moi tentons des feintes afin de prendre le poursuivant à contre-pied. Elle s’essouffle, ou se lasse, avant nous. Il suffit alors de se faire oublier quelques heures, de revenir l’air de rien, accepter une gifle ou deux, l’incident considéré clos la dissuadera de lui en parler, ce qui serait pire. Un marchandage.

La brûlure au fer à repasser, P aurait pu l’éviter. Qu’elle en ait eu l’intention ou non — P l’a énervée —, il aurait pu l’éviter, il aurait pu éviter aussi qu’elle lui casse une cuillère en bois sur la tête. En se dérobant, en étant plus rapide. Moi même j’ai déjà réussi à casser un jouet sur la tête de P. Vraiment pas compliqué.

Mais si elle était capable de poursuivre S, P ou moi à travers l’appartement, de nous attraper et de nous plaquer au sol, le ferait-elle ? Jetterait-elle T contre le mur ? Éviter les coups serait-il toujours possible, ou une option uniquement permise par son impuissance ?

La relookée est ravie.

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