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Billet de blog 23 mars 2021

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Camille de Toledo, «L'écriture est cernée par des impossibilités à dire» (Partie II)

Deux sortes de fils tissent « Thésée, sa vie nouvelle ». Ceux singuliers d’un homme qui tente sa reconstitution, plutôt que de sa reconstruction. Un être moins détruit que pulvérisé par un drame. Puis, en trame d’éternité, les fils verticaux de la tradition juive qui inscrivent cet homme dans une généalogie qui mêle l’Histoire de l’Europe à celle de sa famille.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Retrouvez ici la première partie : « J'aime quand les livres résistent »

Toute la démarche de Thésée va consister à dénouer noeud après nœud, à révéler mensonges et évitements, à dire et déjouer toutes les apories qui par sédimentation ont fini par inscrire les descendants dans le tragique. La tradition juive, la Bible, le Talmud offrent alors à Thésée non seulement la grille de lecture mais également les moyens de déjouer ce tragique. Pour enfin sortir de son destin et entrer dans sa vie.

 Votre roman est traversé de solides ou subtiles références à la Bible ? Quel lecteur en êtes-vous ?

Je réfléchis en ce moment au sens du Shem, le « nom » en hébreu, et sa proximité avec la « ruine ». Cette idée aussi que le nom est toujours un là-bas, le « shem » est aussi un « sham ». J'ai été un lecteur solitaire de la bible hébraïque, notamment les livres de la Genèse et de l'Exode. Ce sont les deux lieux-textuels où je reviens sans cesse. Je les lisais dans les traductions d’Henri Meschonnic, de Chouraqui lesquels se sont essayés à ces formes d'estrangement qui déplace la langue de destination, le français, pour essayer de se rapprocher de cette poétique de la lettre hébraïque. Mais je tournais autour comme un indien, n’étant pas hébraïsant. Je crois aussi que j’avais peur d'y plonger, comme mon père qui lui aussi avait entrepris cette quête et abandonné. Quand la tradition est perdue, quand l’oubli a fait son travail, il est très difficile d’y revenir. Depuis deux ans, pour ma part, j’ai repris le chemin des études et il y a un travail plus assumé et construit pour sortir de la solitude, pour étudier. Delphine Horvilleur, le rabbin Yann Boissière, mon ami Jonas Jacquelin, et le rabbin Eli Reich, à Berlin, m’accompagnent. Car tout simplement, dans cette solitude, j'étais en train de mourir, je perdais mes forces. Désormais, je suis des séminaires de lecture hebdomadaire, je chemine aussi chaque semaine avec mes enfants. Cela passe par un apprentissage qui procure une certaine forme de joie, de connexion au sens. J'ai longtemps laissé latente cette présence dans mon travail. Il me semble que c'était une façon de ne pas avoir envie d'élucider ce lien marrane, de peur qu'une fois élucidé, je n'ai plus la pulsion d'écrire.

 La forme du Talmud, en texte et commentaires comme mis en abîme, semble bien se prêter à la démarche de Thésée...

Toute l'histoire de la Loi orale m’inspire : cette augmentation d’une masse textuelle, d’ajouts en ajouts, pour tenter toujours de s’approcher d’un nom qui toujours fuit… Je viens de finir un livre d’Adin Steinsaltz à ce propos. J'ai été élevé dans un spectre du judaïsme. Mais désormais, entrer plus avant dans la structure du Talmud, c’est comprendre ce que je faisais intuitivement auparavant par cette manie palimpseste des ajouts… Marc-Alain Ouaknin rappelle que l’édition du Talmud réalisée par l’imprimeur Daniel Bomberg à Venise a quelque chose qui s’inspire de la lagune. Comme si la forme de la lagune était un texte, des textes enchevêtrés, les diverses îles de Venise, des fragments d’un parchemin. J’aime beaucoup cette correspondance textes-terres.

Il est évident que quelle que soit la tradition, le texte a un destin talmudique. Donc oui, c'est une forme textuelle qui m'inspire car elle est reliée à une vérité de l’économie textuelle. C'est ainsi que nous vivons. En ajoutant des strates de textes à d’autres textes. Pas simplement en jouant avec la forme, le métatexte, comme des structuralistes ; pas pour dire que tout est intertextuel et rien n’est vrai. Non, pour moi, ce n'est pas un jeu de langage. C'est une juste représentation de la façon dont la vie humaine se déploie sur des temps très longs, comme couches textuelles. Accoucher d'une strate supplémentaire de texte, d'une écriture – être écrivain – c’est ce que nous faisons. C'est donc l'inverse de la table rase. L'inverse de l'image de l'auteur telle qu'elle s'est affirmée avec la modernité : la page blanche, l'auteur qui créerait à partir de rien, en prenant la place du démiurge. Nous sommes toujours des exégètes de textes qui nous ont été transmis.

Votre roman porte cette idée de réparation, héritée de la mystique juive. La 4eme génération qui porte la possibilité d'un tikkun ou réparation. Mais Thésée semble aussi errer, lutter, chercher à fuir ce qui lui semble parfois irréparable. Ce livre est-il un acte de réparation ou de conjuration ?

 C’est aux lecteurs d’en décider… De mon côté, à l’issue de ce livre, je ne suis pas réparé. Mais j’aime de toutes mes forces d’espoir cette idée de la réparation du monde. Je crois simplement que ce thème est brouillé par d’autres croyances, plus ou moins messianiques. La théologie est bien souvent téléologique. C’est aussi ce qu’Eliezer Goldman et Yeshayahou Leibovitch ont eu raison de critiquer comme la « religion de l’illusion », celle qui veut trop croire aux miracles. S’il y a réparation du monde, c’est à l’image d’une tapisserie qui brûlerait en de nombreux endroits et serait reprise, réparée en de nombreux autres petits foyers en même temps. Il n’y a pas de grand soir de la réparation; c’est un effort qui s’élabore, se décompose, et se reprend sur plusieurs générations ; à l’image de l’alliance entre les premiers patriarches et l’Eternel… La Shrin’a, la présence divine, se perd, revient… Il y a des phases de retrait du sacré – tsimtsoum - et des phases de retour. On retrouve le sens, on le perd… Comme dans Thésée, sa vie nouvelle, cette succession de calamités qui frappe et la vie qui reprend, sans cesse, qui tente de se relever.

Vous citez Ezéchiel (raisins verts) mais n'allez pas jusqu'au bout de la citation qui interdit de faire payer "l'iniquité" des parents aux enfants. La question de la faute s’oppose à celle du symptôme que l’on retrouve dans cette phrase de Dolto selon laquelle "les enfants sont les symptômes des parents". L’enfant-expiateur s’oppose-t-il à l’enfant-symptôme ?

Je ne sais pas si le dialogue gagne beaucoup à « s’opposer » comme vous dites. Je ne crois pas d’ailleurs que les citations puissent s’opposer, elles s’enchâssent les unes dans les autres, à côté des autres, mais elles ne se répondent que rarement. La phrase de Dolto me semble être toutefois en continuité avec ce que la psychologie transgénérationnelle ne cesse d’explorer depuis les intuitions de Moreno jusqu’aux travaux d’Anne-Ancelin Schützenberger. Il y a des phénomènes transgénérationnels qu’on peut décider de ne pas voir… Ces phénomènes, Thésée, sa vie nouvelle essaient de les éclairer sans jamais vraiment y parvenir. La suite de la citation biblique que l’on peut lire dans Ezéchiel et dans Jérémie se place sur un tout autre plan. Elle témoigne d’une intrusion de la Loi. En somme, vous avez ce qui traverse, ce qui déborde les vies individuelles… qui lie les générations entre elles à partir des symptômes, des non-dits, des silences, des traumas, des divers marquages de la matière humaine. Les pères ont mangé des raisins verts… Et la suite de la citation dit : nous ne pouvons pas fonder un ordre juridique sur un tel enchevêtrement, sur ce qui traverse. Il importe que la loi coupe pour définir des responsabilités plus précises. C’est ici que le principe s’impose : chacun mourra pour sa propre faute. Mais c’est aussi la tâche de la littérature de déborder la loi, de rappeler au traversant de la vie, au-delà des normes.

Vous évoquez l’épigénétique, le trauma visible sur plusieurs générations. Vous évoquez le chiffre 14 générations. Savez-vous que l'Evangéliste Mathieu compte la généalogie de Jésus en 3 fois 14. En gématria, 14 est la valeur du nom de David. Vous semez là encore votre livre de points d’appui bibliques, midrashiques, cabalistiques aussi…

 Merci infiniment pour cette référence à la gématria. Je n’ignorais pas en effet ce point, les 7, les 14, ce sont des séquences importantes, qui ont beaucoup d’échos. Et il y a encore bien des secrets dans Thésée, sa vie nouvelle, comme dans Vies potentielle, d’ailleurs. On ne peut étudier les secrets des textes bibliques sans être un peu influencé par ce rapport-là aux textes. Et vous voyez… Nous parlions tout à l’heure de folie sémiotique. Il y a aussi une folie sémiotique – et une joie - dans l’attention que l’on porte à l’arithmétique de la lettre hébraïque. Y aurait-il donc à l’horizon de Thésée, sa vie nouvelle une tentative pour relier la science et le sacré ? J’évoque dans le livre le combat de Jacob avec l’ange ; c’est un passage très intéressant. On y découvre un combat avec une silhouette, un « ish », un invisible, un ange, Dieu… on hésite, on se demande. Jacob, à l’issue de ce combat est renommé. La requalification généalogique de Jacob passe par ce combat avec l’Éternel. Mais plus encore, nous avons là l’histoire d’un rétablissement, vous avez raison, et d’une résistance. J’ai écrit – et j’ai aussi cheminé en tant que militant, depuis les premiers combats zapatistes au milieu des années 1990 – pour trouver des forces d’espoir, pour tenir dans un monde qui chaque jour nous prend nos forces. Dans Les potentiels du temps, co-écrit avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, il n’est question que de ça : une pensée de résistance pour ne pas désespérer face à des temps obscurs. Un travail très influencé par Le principe espérance d’Ernst Bloch. Dans Thésée, sa vie nouvelle, c’est autre chose : il s’agit d’apprendre à ne plus résister pour que le corps retrouve des forces, des capacités, pour que l’autopoïèse puisse s’accomplir. Ce que de tels mots considèrent… « désastres, effondrements », c’est la part tragique de la vie. Celle-là, on ne peut s’en séparer. En somme, à la fin, il y a la blessure – le marquage - et la mort de Jacob…

 Pourquoi Jacob plutôt qu’un autre personnage biblique ?

C'est une scène qui produit une identification très forte chez  moi. La Bible parle d'un combat avec une "entité humaine et divine". Une expression revient plusieurs fois, "panim al panim", face à face ou visage contre visage. On comprend que quelque chose s'organise dans cette rencontre entre Jacob et une présence. C’est un combat très elliptique, qui m'interroge beaucoup. Il est indiqué que le combat dure toute la nuit. Une "nuit" à combattre ? C’est une durée considérable. Ce combat de "toute une nuit", c'est ce que j'ai connu pendant toutes ces années où j’ai vu la mort venir, petit à petit, par une paralysie générale du corps. J'ai été mis à terre et il y avait des forces qui m'épuisaient. Me tuaient. Donc cette identification avec un combat contre quelque chose qu'on peine à percevoir m'interpelle. Puis, cette scène est aussi celle de la renomination, Jacob devenant Israël. Il est renommé par cette présence. Dans la suite du récit, Jacob garde les deux noms et devient cet être de l’ambivalence. Or c'est aussi une question qui me traverse. Pourquoi, à 25 ans, j'ai recherché le nom de ma grand-mère paternelle ; pourquoi ai-je convoqué cet héritage… pourquoi me suis-je renommé ? Qu’est-ce que c’est de vivre entre deux noms, entre "Camille" et "Alexis", entre « Mital » et « de Toledo »… La question ici est celle de la requalification. Jacob est requalifié généalogiquement, dans cette reprise toujours de l'Alliance, dans cette rencontre avec la Parole. Jacob comprend à la fin qu'il sent que c'est la Parole divine. On lui parle depuis l'incommensurable. Des commentaires disent que comme Jacob est un rêveur, puisqu'il est celui qui rêve de l'échelle, ce combat était rêvé. Jacob retrouve son frère qui lui faisait tant peur, là aussi "visage contre visage". Moi-aussi, j'ai eu terriblement peur de retrouver le visage de mon frère, d'aller vers cette mémoire que je n'arrivais pas à reprendre. Traverser cette peur, traverser cette rivière comme Jacob le fait pour retrouver son frère. Celui qui traverse est aussi celui qui a vu la mort. Jacob retrouve son frère, après avoir eu si peur de ce visage de mort. Et il comprend que le retrouver, c'est finalement retrouver la vie.

 Mais cette scène est aussi celle d'une blessure, celle que l'entité inflige à Jacob qui en restera boiteux. C'est une blessure qui fonde sa force en un sens…

Oui, il y a cette blessure. Dans Thésée, il y a cette question : la blessure est-elle Dieu, tout le sens qu’il nous reste ? Je l’interprète ainsi. La blessure d'avoir voulu tourner le dos à quelque chose qui en moi était lié au sacré, d’avoir combattu contre et avec cette idée. C'est ce que j'appelle le "moderne" dans Thésée, ce moment où on cherche à vivre sans cet appui. Il y a cette part de blessure que je retrouve dans ce combat "avec", "contre", "tout contre". La blessure est aussi celle de la présence, je la lis ainsi, la marque qui m’oblige à faire retour.

 T, cette lettre dont vous parlez dans votre livre, revient-elle comme une lettre finale, une sortie de labyrinthe vers laquelle le héros tend ?

Il n’y a pas de volonté symboliste dans mon travail. Je considère simplement que le symbole, dans l’écriture, c’est notre matière première. Les lettres sont des codes. Nous vivons dans un monde de lettres, de codes qui ne coïncide pas avec la vie. Dans le système sémiologique de Charles Pierce, on comprend que nous partageons deux espèces de signes avec les autres formes de vie : les plantes, comme les animaux, comme les humains usent des indices et des icônes pour se rapporter au monde. On peut ainsi lire le ciel d’orage, le vent qui s’annonce. On peut aussi se parer, produire des leurres comme dans le monde animal et végétal. Mais les humains sont les seuls, à ce jour, à avoir produit un système de signes tel que les symboles : ici, des lettres, là, des chiffres, mais à la fin, ça revient au même comme la gématria nous le montre... Entrer dans le langage, y consacrer son temps, c’est vivre quoiqu’il en soit à l’intérieur des symboles. Alors, oui, nous pouvons lire Thésée, sa vie nouvelle, comme d’ailleurs, Vies potentielles, tels des dialogues, depuis la vie, avec d’autres textes, et notamment des textes sacrés. Mais je vois cela comme un indépassable, on ne peut pas faire autrement. La première lettre de mon prénom, celui que mes parents m’ont donné à la naissance, c’est A. C’est en somme l’aleph, l’alafa, la lettre qui ne se présente pas devant l’Éternel. La seule lettre – transparente – qui ne manifeste pas son désir de commencer le récit de la Création. Dans les dernières années, j’ai vraiment senti que la vie me quittait, je me suis préparé à mourir, et j’ai réappris à prier : une prière que je prête à Oved dans le livre… Et donc, oui, il y a un certain sens à ce que ce livre soit marqué par la lettre finale… Thésée, Talmaï, Tav… Ça rejoint cette idée que répétaient les chamanes et les thérapeutes que j’ai consultés : il faut en passer par la mort, comme d’ailleurs chaque cellule du corps qui accomplit son cycle, pour que ça renaisse. Je sais d’avoir suivi mon père pendant ses dernières années que des cellules qui ne meurent plus ne vivent plus, elles produisent la mort. Ce sont des cellules cancéreuses. La revivance dont je parle dans Thésée cherche donc cette voie-là, celle qui exige d’en passer par la fin, de repartir de la mort.

 Vous semblez parfois faire sens de tout signe, ou feu symbolique de tout bois factuel. Et le lecteur avec vous. N'est-ce pas parfois forcer l'explication, comme semble l'indiquer les remarques de Jérôme à son frère ? En inscrivant les morts dans une mécanique généalogique qui les dépasse, n'est-ce pas un moyen aussi de pouvoir leur pardonner ?

 Dans Thésée, le frère mort traite le frère vivant de « fou ». Et vous avez raison, il y a, ce que je nommais dans mon travail de doctorat sur le « vertige », la folie sémiotique. On fait feu de tous les signes. On voit des indices partout. Quand on lit la Torah, tout fait signe. Dans un livre de Sebald, Vertiges, le narrateur est pris lui aussi d’une folie sémiotique. C’est une des tâches, il me semble, des artistes. Ils ou elles peuvent travailler à être atteints par les symptômes de leurs temps. Pour moi, la folie sémiotique est une dimension puissante du monde contemporain où les diverses Lois se retirent, où les scripts qui donnent de la cohérence à la totalité se disloquent. Je pense ici aussi bien aux diverses Traditions religieuses qu’au script communiste. Le grand récit communiste, jusqu’à la fin des années 60, organisait l’Histoire, la dialectique, le monde. Le texte de Frédéric Jameson publié en France sous le titre La Totalité et le complot est très éclairant à ce titre. La cohérence manque, si bien que les gens cherchent à la retrouver dans l’ensemble des signes du monde. C’est une conséquence, pour notre espèce, du fait que nous sommes de voraces lisants. Certains perdent la raison en lisant dans les fumées qui se sont dégagées des tours du World Trade Center le 911. D’autres, en suivant le trajet de la balle magique qui aurait transpercé Kennedy plusieurs fois. La folie qui saisit nos mondes est une folie sémiotique, un dérèglement du signe. Dans Thésée, sa vie nouvelle, le narrateur, lui cherche à se sauver. Sa folie, c’est celle de quelqu’un qui est en train de mourir, dont le corps est atteint par la paralysie, et qui tente de donner un sens à ce déchiffrement…

Le secret traverse votre roman. Et si l’envers de la vérité n’était pas le mensonge, mais le secret. Il s'agirait alors de changer les mots et de passer de l'indicible à l'ineffable. De ce qui doit être tu, à ce qui n’a pas ou plus besoin d’être dit...

Pour vous répondre, il me faudrait être dans une autre position, celle de la réception du livre. Il est certain que Thésée tourne autour de deux secrets. Il se présente comme la révélation des secrets alors qu'il n'est que l'encodage de secrets plus profonds. Toute personne qui dirait que je lui ai révélé quelque chose se tromperait. Il ne serait qu'à la moitié du chemin. Le reste du chemin est l'interprétation. Mais il y a quelque chose que j'ai encapsulé, encrypté, en décryptant le corps mémoire de Thésée, les logiques transgénérationnelles. J'ai encodé autre chose et cette autre chose reste « à découvrir ». L'écriture, les lecteurs l’oublient souvent, est cernée par des impossibilités à dire. On doit veiller à une éthique qui est de ne pas ajouter du mal au mal. J'estime que cela ne fait pas partie des prérogatives du créateur de faire le mal. Et donc, je ne peux pas faire autrement que d’encoder, de déplacer certains éléments biographiques.

L'autre paradoxe, c’est que le livre se présente comme une enquête généalogique alors qu'il utilise les armes de la fiction pour justement réencoder les généalogies. Voilà à quoi cela tient. Entre le XVIIIème siècle et notre époque, la généalogie a été considérée comme une considération, une méthode, une science qui tendait vers la droite. Au contraire, l'absence de généalogie, la tabula rasa, comme valeur révolutionnaire, tendait vers la  gauche. A l’issue du XXe siècle et des guerres les plus meurtrières de l’histoire humaine, alors que le capitalisme a dévasté ce monde, alors que tant de généalogies ont été déplacées, détruites, brassées, on ne peut plus s’en tenir à cette division droite-gauche autour de la généalogie. Dans Thésée, je cherche un troisième horizon. Pour que la vie soit supportable, que nous trouvions la clé aux énigmes du temps long, il nous faut relancer l’exploration généalogique, mais non pas pour la dire telle qu'elle a été. La généalogie fictionnelle doit venir corriger, secourir, transformer la généalogie réelle qui a produit la mort. Ce nom, de Toledo, renvoie dans ma famille à  une lignée de pharmaciens. Ce nom hérité du côté paternel a été un moyen de sortir des fragilités généalogiques qui viennent de toute part, notamment de la lignée maternelle et des suicides, des morts du passé. En réencodant, c'est donc comme si je mettais Thésée entre les mains d'une lignée de soignants. J’ai parlé pour la première fois des généalogies fictionnelles en commentant, dans le cadre de « L’Ecole de littérature », en 2011, le livre de Pierre Michon, Les Onzes, qui propose lui aussi la généalogie fictionnelle d’un tableau.

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