Les anniversaires successifs des faits marquants, ou pas, du passé, se commémorent, ou pas. Chaque pays a ses habitudes en la matière, qui n'évoluent guère. Or, ce qui fait sens dans ce qui est commémoré, ou pas, se situe d'abord et forcément dans le présent. Avec aussi l'influence éphémère des anniversaires en 10 ou en 25. Comme pour ce 8 septembre (1943, Italie), ce 11 septembre (1973, Chili), ce 12 septembre (1848, Suisse).
Cette année en 03 va ainsi marquer, en cinq jours, les 80, 50 et 125 ans de trois événements qui, dans chaque pays concerné ou plus globalement, ont du sens pour aujourd'hui, mais pas du tout le même sens. Et pas non plus la même importance pour celles et ceux qui vivent dans ces pays.
Il s'agit respectivement d'un tournant décisif au cœur d'une longue guerre (armistice, 1943), d'un coup d'État criminel contre une expérience progressiste (Pinochet, 1973), d'une nouvelle Constitution après une courte guerre civile (Confédération Helvétique, 1848).
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Le 8 septembre 1943, l'annonce de l'armistice signé par l'Italie
La date du 8 septembre 1943, est assez peu connue en dehors de l'Italie, comme je le vérifie régulièrement dans mes enseignements. Elle est pourtant primordiale pour l'histoire de la Péninsule, mais aussi pour la France du Sud-Est occupée jusque-là par les troupes italiennes. Elle a provoqué des drames comme celui des soldats italiens massacrés de la division Acqui à Céphalonie qui occupaient l'île grecque avec les nazis et n'ont pas accepté de se rallier à ceux qui se sont trouvés soudain devenu le camp adverse, en restant, eux, fidèles à leur patrie. Cette date de rupture a provoqué des drames, mais elle incarne en même temps le début de la Résistance antifasciste dans sa phase significative.
Ce 8 septembre 1943, écrit Claudio Vercelli dans Il Manifesto:
Le pays a été délibérément livré à lui-même, et donc au chaos. La confusion, l'approximation, l'agitation étaient d'ailleurs un écran de fumée commode derrière lequel la maison régnante tentait de se sauver. [...] Dans ce gigantesque chambardement, ce qui a cessé d'exister, ce n'est pas une "patrie" générique, dépositaire de mythologies fascistes comme d'une rhétorique interclassiste issue d'une matrice post-Risorgimento, mais ce cadre institutionnel dont la fonction intime avait été, jusque-là, de garantir essentiellement l'ordre hiérarchique interne du pays. Quoi qu'il ait été. Et c'est à partir d'une telle rupture, tragique en soi, que des forces sans précédent se sont libérées, destinées à recomposer le profil de l'Italie.
En outre, comme l'a encore précisé Maria Ferretti dans la revue des Annales en 2005, en élargissant un peu la focale:
Comment considérer l’armistice du 8 septembre 1943? Comme la juste défaite d’un régime qui s’était allié avec l’ennemi nazi et avait conduit le pays au bord de la catastrophe? Comme le début de la Résistance qui, menée aux côtés des puissances antifascistes, constituait ce "nouveau Risorgimento" qui permit à l’Italie de se racheter et de revenir ainsi parmi les nations démocratiques, comme le voulait le récit traditionnel de la première République? Ou bien, comme le proposent les révisionnistes, réanimant les thèses traditionnelles de l’extrême droite, le 8 septembre est-il cette catastrophe pour l’État-nation italien, qui représenta la "mort de la patrie" et fut un traumatisme si profond qu’il provoqua un sursaut d’orgueil national poussant de jeunes idéalistes à suivre Mussolini à Salò? Si la première lecture légitimait l’État antifasciste né de la Résistance avec ses valeurs démocratiques, la deuxième avait en revanche pour but de la priver de sa légitimité, en récupérant au passage une autre tradition, issue, elle, de la culture de la droite autoritaire, comme le révèle d’ailleurs le langage employé: honneur, patrie, obéissance aux ordres, etc.
Lancé à l'époque par l'ouvrage d'Ernesto Galli della Loggia intitulé La mort de la patrie, ce processus de délégitimation des valeurs fondatrices de la République et de relégitimation des crimes de Salò connaît aujourd'hui de nouveaux développements avec le gouvernement Meloni dont la nature néofasciste s'incarne précisément dans cette référence.
Rino Formica, ancien dirigeant socialiste né en 1927, ancien ministre proche de Bettino Craxi, vient d'ailleurs de le synthétiser à sa manière dans un entretien à Domani dans lequel il intervient en tant que témoin:
Pour moi, c'est le moment où les partis démocratiques se sont organisés. En 45 jours, du 25 juillet [chute de Mussolini] au 8 septembre 1943 [annonce de l'Armistice], un gouvernement technique de transition est formé, dirigé par le général Pietro Badoglio, le souverain s'en va, et les partis entrent en scène. Avec la fin du cycle monarchiste-fasciste naît l'antifascisme des partis du Cln [Comité de Libération nationale] et, à l'opposé, se forme le fascisme repubblichino [de Salò], tentative du fascisme de se survivre à lui-même en faisant appel au visage trouble de l'État et à la soumission totale au nazisme. Il n'y a pas seulement la farce de Salò, mais aussi les massacres les plus odieux. Les partis s'organisent dans la lutte contre le nazi-fascisme au Nord et la reconstruction de l'État au Sud comme rampe de lancement vers la future Assemblée constituante.
La République naît le 8 septembre 1943. L'antifascisme républicain est né, ce qui exclut le fascisme repubblichino. Entre 1943 et 1946, la guerre s'achève, la monarchie disparaît par un vote populaire, et la Charte constitutionnelle est rédigée, qui n'est pas le résultat du programme d'un seul des partis.
Et aujourd'hui, pour Rino Formica, qu'en est-il de cette rupture entre fascisme repubblichino et démocratie républicaine?
La Nouvelle Droite qui gouverne aujourd'hui est l'héritière directe de la droite repubblichina, fasciste et collaborationniste. Elle veut bien prendre ses distances avec le Ventennio [1922-1943], mais pas avec Salò [1943-1945]. Cette droite sait que la fiction n'est plus possible.
Elle veut montrer que la République en Italie n'a pas été la conquête définitive de la démocratie, mais une simple transition. Elle veut faire croire que les partis démocratiques ont conservé tous les maux de l'État préfasciste et qu'ils se sont asservis aux forces victorieuses de la Seconde Guerre mondiale.
Mais revenons au 8 septembre 1943 et à ce qu'il a mis en marche. Après le chaos, à partir du chaos, ce qui allait advenir, et qui a refait l'Italie, c'est Carlo Greppi qui l'évoque:
L'histoire politique et diplomatique nous raconte la fuite ignominieuse du roi et de la direction militaire et institutionnelle d'une "nation en déroute/nazione allo sbando", pour citer le livre d'Elena Aga Rossi de 1993 ; l'expérience de ceux qui ont subi cet événement et, surtout, de ceux qui ont su réagir, nous dit au contraire qui a su refaire l'Italie, dès le début de cet événement charnière. Dans l'éclipse des institutions, ce sont ceux qui avaient été marginalisés, pliés et contraints à l'obéissance, persécutés et emprisonnés par le régime qui ont assumé cette responsabilité dès le début: les "vieux" antifascistes, les étrangers, les femmes, les jeunes soldats; puis, et de plus en plus, les très jeunes hommes en âge d'être enrôlés.
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Le 11 septembre 1973, le coup d'État de Pinochet
Depuis le début de ce siècle, ce n'est que tous les dix ans que le souvenir tragique du coup d'État militaire et sanguinaire du général Pinochet au Chili a des chances de ne pas être occulté par celui des attentats de New York. Et ce sera sans doute le cas cette année.
Cette tragédie chilienne survenue en pleine guerre froide, dans une année qui marquera par ailleurs un tournant dans l'histoire économique, est fort bien synthétisée par Franck Gaudichaud dans Le Monde Diplomatique:
Le matin du 11 septembre 1973, [...] les différentes branches des forces armées se soulèvent. La gauche se trouve désarmée tant au plan politique que militaire. La bataille du Chili prend fin, dramatiquement. S’appuyant sur un catholicisme national-conservateur et la doctrine de la sécurité nationale, la dictature civico-militaire ferme le Parlement, réprime dans le sang les syndicats, proclame l’état de siège, pratique la censure. Contre le "cancer marxiste", le terrorisme d’État s’abat sur le pays. Durant seize années, les militaires et la police politique torturent des dizaines de milliers de personnes, assassinent plus de 3'200 individus, dont plus d’un millier sont encore aujourd’hui disparus (leurs corps n’ayant jamais été retrouvés). Des centaines de milliers de personnes sont contraintes à l’exil. Cette période de brutalisation de masse coïncide, dès 1975, avec celle d’une thérapie de choc économique qui transforme le Chili en laboratoire à ciel ouvert d’un néolibéralisme débridé [...].
L'importance du 11 septembre chilien pour le présent relève à la fois de l'histoire et de la mémoire.
De l'histoire, parce que c'est un marqueur indélébile du fait que les deux camps de la guerre froide ne représentaient pas seulement la démocratie libérale et les droits humains pour l'un, la bureaucratie et la répression pour l'autre. L'ampleur de l'intervention américaine pour briser l'expérience chilienne est corroborée à une plus large échelle par les actions criminelles de l'opération Condor. La répression et les crimes de masse en Amérique Latine nous disent ainsi beaucoup de l'histoire réelle du capitalisme et de l'atlantisme à l'échelle globale.
De la mémoire parce que les crimes de masse de ces dictatures, de celle de Pinochet en particulier, ont été longtemps occultés, en particulier en ce qui concerne les disparitions forcées et les enfants volés; et qu'un travail de mémoire de longue durée, constamment contrecarré et toujours fragile, permet petit à petit de faire enfin accéder à la vérité et à la reconnaissance des faits. Mais relève d'un combat toujours en cours tant la mémoire des crimes de la dictature chilienne demeure encore enfouie et niée.
Santiago, 1973, a aussi été un marqueur pour la génération d'après le Vietnam et Mai 68 qui a eu vingt ans à la fin des années soixante-dix. J'ai un souvenir personnel à ce propos, qui est sans doute à la source de convictions durables: cela devait être le lendemain, cette année-là, le 12 septembre, lors d'une première année au collège, qui correspond au lycée à Genève. Une leçon de musique et une enseignante, je ne sais plus qui, mais qui a pleuré, pleuré : elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas nous expliquer pourquoi, mais que nous pouvions regarder dans les journaux. Ce que j’ai fait...
Enfin, évoqué depuis la Suisse, le coup d'État de 1973 a aussi un goût un peu amer. Les Documents Diplomatiques Suisses ont mis à disposition des pièces qui sont tout à fait révélatrices d'une orientation idéologique hostile à l'expérience de la présidence Allende et de l'Unité populaire, et donc d'une grande réserve en matière de protection et d'asile. On y apprend notamment ici que "la Suisse ne reconnaît pas des gouvernements, mais seulement des États", raison pour laquelle elle a entretenu d'emblée des relations tout à fait normales avec la junte militaire. On lit aussi, dans un rapport de l'ambassadeur Charles Masset (ici) que:
Le coup d'État militaire aurait devancé de justesse la guerre civile que l'UP [Unité populaire] - au dire de l'armée - avait l'intention de déclencher avec le concours enthousiaste du MIR [Mouvement de la Gauche révolutionnaire], des milices populaires et des terroristes étrangers (plus de dix mille} qui auraient afflué au Chili au cours des deux dernières années.
"Au dire de l'armée?" En reprenant à ce point les élucubrations de la propagande factieuse, l'action de l'ambassadeur suisse au Chili pour les droits humains et la protection des victimes de la dictature s'en trouvait forcément plus que limitée...
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Le 12 septembre 1848, l'entrée en vigueur de la Constitution fédérale en Suisse
Une dernière date mérite d'être rapidement évoquée qui, pour sa part, a été et demeure largement occultée en termes de mémoire. Il s'agit de l'entrée en vigueur, en 1848, de la Constitution de l'État fédéral helvétique, qui a été écrite très rapidement, en petit comité, à la suite d'une courte guerre civile de trois semaines, fin 1847, et dans le contexte inhabituel, et favorable, du Printemps des Peuples.
La mise en place de cette Suisse moderne dominée par le Parti radical, force bourgeoise mais progressiste par rapport aux enjeux de l'époque, correspond au seul changement durable de régime politique dans le contexte des agitations révolutionnaires de 1848 en Europe. Elle n'est donc pas anodine.
Cependant, à la fin du siècle, avec le rapprochement des forces bourgeoises qui s'étaient affrontées en 1847 et la montée des mouvements sociaux, il a paru préférable de mettre de côté ce passé de division au profit de la tradition inventée d'une prétendue origine médiévale de la Suisse. Raison pour laquelle la Constitution de 1848, entrée en vigueur le 12 septembre, n'a jamais été commémorée en dehors de moments particuliers comme ses 150 ans (qui ont donné lieu à sa révision en 1998) ou ses 175 ans (que d'aucuns entendent commémorer cette année, mais sans jour férié).
Aujourd'hui, la fête nationale de la Suisse demeure fixée au 1er août sur la base de mythes et légendes médiévales et d'une invention de la tradition portant sur un pacte-alliance entre trois vallées où compte d'abord la protection mutuelle intérieure contre la domination étrangère.
Une centration sur l'entrée en vigueur de la Constitution de 1848, reformulée depuis, mais toujours en vigueur dans ses principes généraux, aurait sans doute plus de sens pour aujourd'hui et pour demain. Mais à condition toutefois de ne pas s'en tenir à une célébration béate. En mettant plutôt en discussion son caractère éminemment conservateur compte tenu du poids excessif donné aux petits cantons et de la force d'immobilisme et de blocage d'un bicaméralisme incarné par un Conseil des États issu de votes majoritaires, ladite Chambre des Cantons, qui ne permet guère de faire face aux défis sociaux et environnementaux du XXIe siècle.
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Post scriptum. La question de l'asile en Suisse en trois déclinaisons
Cela n'allait pas forcément de soi, mais il existe un point commun reliant ces trois événements qui se situe dans l'histoire contemporaine de la Suisse. C'est la question du droit d'asile.
Avec le nouvel État fédéral de 1848 et l'échec des révolutions alentours, la Confédération Helvétique est devenue une relative terre d'asile libérale, non sans être soumise à des pressions internationales qui la mèneront aussi à procéder à un certain nombre d'expulsions (ici). Mais elle restera cette relative terre d'asile durant le second XIXe siècle.
En 1943, la nouvelle situation du nord de l'Italie, avec l'occupation allemande, la république fantoche de Salò, la guerre antifasciste de libération et les déportations, la problématique de l'asile en Suisse, de l'accueil ou du refoulement de victimes du nazi-fascisme, s'est posée d'une manière particulièrement forte et dramatique. Dans le registre des refoulements, qui n'avaient aucune raison d'être, et parmi de nombreuses victimes, mais aussi des personnes accueillies et secourues, le cas emblématique de Liliana Segre, refoulée par la Suisse avec son père le 8 décembre 1943 avant leur déportation à Auschwitz, et aujourd'hui sénatrice de la République italienne, est particulièrement éloquent.
En 1973, comme le rappelle Marc Vuilleumier dans la conclusion d'un ouvrage publié à titre posthume, contrairement à ce qu'il en avait été des exilées et exilés de la Commune de Paris, l'attitude des autorités helvétiques à l'égard des victimes chiliennes de la dictature a été particulièrement réservée. Il est vrai que l'ambassadeur suisse Charles Masset s'était vanté lui-même d'avoir sablé le champagne au soir du 11 septembre et qu'il avait tout bonnement fait valoir (ici) que:
Les questions de logement, d'alimentation, de sécurité, de correspondance, etc., soulèvent un certain nombre de problèmes que l'on ne peut résoudre qu'en acceptant un nombre limité d'asilés. [...]
La présence d'asilés complique beaucoup la vie du chef de mission, plus encore celle de son épouse, et entrave considérablement l'activité diplomatique en général.
On comprend dès lors que l'accueil de Chiliennes et Chiliens victimes de la dictature ait été largement le fruit de mobilisations de solidarité en Suisse et non pas la conséquence naturelle d'une posture humanitaire spontanée des autorités du pays.
Charles Heimberg (Genève)
Mise à jour du 11 septembre 2023
8 septembre 1943, Italie: il ne s'est pas passé grand-chose, il n'en a guère été question 80 ans plus tard.
11 septembre 1973, Chili (et Suisse): les Documents Diplomatiques Suisses ont publié un e-dossier qui comprend et complète les éléments susmentionnés, notamment à propos de l'ambassadeur Charles Masset.
12 septembre 1848, Suisse: des parlementaires ont tenté de transformer le 12-Septembre en jour férié, pour compléter et non pas remplacer le 1er-Août devenu jour férié à la fin du siècle dernier suite à une... initiative de l'extrême droite. La proposition n'a aucune chance d'être approuvée par le Conseil des États, surtout à cause du coût que cela engendrerait. Lire à ce propos ce commentaire de Frédéric Koller dans Le Temps.