L'IHRA (acronyme de l'International Holocaust Remembrance Alliance, l'Alliance Internationale pour la Mémoire de la Shoah) s'efforce depuis plusieurs années de promouvoir une définition de l'antisémitisme qui associe étroitement à cet antisémitisme toute critique de l'État d'Israël et de sa politique. Une telle perspective était déjà parue inacceptable à un collectif de chercheuses et chercheurs qui ont formulé en 2021 une proposition alternative beaucoup plus équilibrée et crédible dans une Déclaration de Jérusalem qui explicite en particulier une série de critiques d'Israël qui ne relèvent pas de l'antisémitisme. Au cours de la période la plus récente, bien entendu, les objections à la définition de l'IHRA ont pris encore plus de sens et d'importance avec les attaques criminelles du Hamas le 7 octobre 2023 suivies pendant plus de deux ans des crimes israéliens contre l'humanité aux traits génocidaires contre la population de Gaza.
Nous avions déjà évoqué et partiellement explicité, ici, partie 3, ces deux définitions.
En Suisse, alors que les autorités fédérales viennent d'annoncer l'adoption d'une première stratégie nationale contre le racisme et l'antisémitisme, d'aucuns en ont immédiatement profité pour prétendre faire valoir la définition de l'antisémitisme de l'IHRA en la faisant passer pour une référence prétendument incontestable. Il importera par conséquent que des voix critiques parviennent à s'exprimer dans l'espace public pour écarter la perspective préjudiciable à bien des égards de l'adoption de la définition de l'IHRA. En effet, cette option rendrait plus difficile la lutte contre l'antisémitisme bien réel sous l'effet d'un brouillage induit par le déni des crimes à Gaza et par le deux poids deux mesure international, en suscitant aussi le risque évident de susciter encore plus d'antisémitisme.
En Italie, plusieurs projets de loi en discussion tentent eux aussi d'imposer la référence de cette définition de l'IHRA avec la perspective d'aboutir aux mêmes conséquences. Cependant, une tribune signée par plusieurs personnalités, juives pour la plupart, et comprenant des spécialistes de l'histoire des juifs et de l'antisémitisme, ainsi que des écrivaines et écrivains, s'est opposée à toute loi qui mettrait sur le même plan la critique d'Israël et l'antisémitisme. Elle a par conséquent contesté vertement l'adoption de cette définition de l'antisémitisme de l'IHRA.
Voici ce texte qu'il est important de connaître et faire connaître [notre traduction, version originale en italien ici].
"Nous, chercheurs et chercheuses en histoire des juifs et de l'antisémitisme, mais aussi écrivains et écrivaines qui s'intéressent au monde juif ou qui défendent la liberté d'expression et d'opinion, considérons comme inacceptables et dangereux les projets de loi actuellement en discussion sur la prévention et la lutte contre l'antisémitisme. Ces propositions reprennent la définition controversée de l'antisémitisme de l'IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance), contestée au niveau international par de nombreux spécialistes de l'histoire de l'antisémitisme et de la Shoah, et ignorent la Déclaration de Jérusalem sur l'antisémitisme, plus équilibrée et faisant davantage autorité, promue par ces derniers. On en arrive ainsi à assimiler toute critique politique d'Israël à de l'antisémitisme. C'est le postulat commun aux quatre projets de loi à l'examen : Romeo (Lega), Scalfarotto (Italia Viva), Graziano Delrio et autres (PD), Gasparri (Forza Italia), ce dernier avec une proposition qui intervient même dans le domaine pénal.
D'un côté, ces initiatives législatives banalisent la définition de l'antisémitisme ; de l'autre, comme on l'a vu récemment dans l'offensive du gouvernement Trump contre les principales universités américaines, elles utilisent la lutte contre l'antisémitisme comme un instrument politique pour limiter la liberté du débat public, de la recherche et de la critique légitime à l'égard d'Israël, qui mène depuis des années des politiques violentes, autoritaires et même génocidaires à l'encontre des Palestiniens.
Nous estimons qu'il est contre-productif, dans le but de lutter efficacement contre l'antisémitisme, d'introduire des lois spéciales qui le séparent de fait de la lutte contre toutes les formes de racisme. Établir un prétendu privilège d'exemption de critique politique et éthique “en faveur des juifs“ (et seulement d'eux) – qui, dans les faits, ne protège que ceux qui soutiennent inconditionnellement les positions d'Israël – ne peut que nourrir une nouvelle hostilité et un antisémitisme ravivé. Certes, ce dernier existe, mais il doit toujours être combattu au même titre que l'islamophobie, le racisme et toute forme de discrimination.
Les signataires de la déclaration (par ordre alphabétique) sont les suivants :
Anna Foa, Università di Roma La Sapienza
Roberto Della Seta, journaliste et essayiste
Helena Janeczek, écrivaine
Carlo Ginzburg, Scuola Normale Superiore et UCLA
Lisa Ginzburg, écrivaine
Gad Lerner, journaliste et écrivain
Giovanni Levi, Università Ca’ Foscari Venezia
Stefano Levi Della Torre, écrivain
Simon Levis Sullam, Università Ca’ Foscari Venezia
Bruno Montesano, Università di Torino
Valentina Pisanty, Università di Bergamo
Roberto Saviano, écrivain"
Les arguments mis en avant par ces signataires, dont les travaux et les écrits sont reconnus et crédibles, méritent d'être sérieusement pris en considération pour ne pas nous laisser imposer une doxa délétère qui ne servira en rien ni la défense des droits humains de toutes et tous, ni la lutte contre le racisme et l'antisémitisme.
Charles Heimberg (Genève)