La Journée de la mémoire de l’Holocauste (ou des génocides) et de la prévention des crimes contre l’humanité, qui rappelle l’arrivée des troupes soviétiques dans les camps d’Auschwitz le 27 janvier 1945, devrait être prolongée d’une manière ou d’une autre. Cela éviterait de s’en tenir à des formes de sacralisation mémorielle et permettrait de faire en sorte que, par un véritable travail d’histoire, les conditions et les étapes du processus qui ont mené à la catastrophe soient successivement examinées, transmises et analysées.
Cela fait maintenant plus de dix ans qu’existe la Journée de la mémoire du 27 janvier au sein des pays du Conseil de l’Europe. Elle est relativement bien installée dans certains contextes, davantage ignorée dans d’autres. Elle donne lieu en Italie à une véritable journée de commémoration portée par la presse, en France à une journée plus discrète avec une incitation officielle de l’autorité à l’égard des écoles, en Suisse à une situation contrastée, avec quelques initiatives locales, notamment à Genève*.
Soulignons tout d’abord que l’intitulé de la journée peut varier d’une situation à l’autre. Il évoque généralement la mémoire de l’Holocauste, terme anglo-saxon à consonance biblique qui n’est guère pertinent pour désigner la destruction des juifs d’Europe, selon l’expression plus adéquate de Raul Hilberg. Pour leur part, les consignes officielles du Ministère français de l’éducation nationale mentionnent la notion de génocide, et renvoient au site du Mémorial de la Shoah qui en désigne deux autres, en dehors de la Seconde Guerre mondiale, le génocide arménien et le génocide des Tutsis au Rwanda (http://www.enseigner-histoire-shoah.org/). Par ailleurs, tous les acteurs concernés associent cette journée à des éléments positifs, les valeurs « humanistes » qui fondent les « démocraties », le refus du racisme sous toutes ses formes, les Justes qui ont eu le courage de prendre des risques pour sauver des personnes en grave danger, en oubliant toutefois bien souvent la Résistance.
Pour l’Éducation nationale française, « cette Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité fournit l’occasion d’une réflexion sur les valeurs fondatrices de l’humanisme moderne, telles la dignité de la personne et le respect de la vie d’autrui, qu’il importe de faire partager aux enfants de notre pays », au cœur de cette « culture commune » qui constitue le « ciment de la Nation » (http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=76360).
En Suisse, le président de la Confédération Didier Burkhalter, en associant le souvenir à un "cri silencieux que nous devons aux générations futures", déclare que « les jeunes générations se trouvent au cœur d’un geste concret et primordial : le geste éducatif. En Suisse, de nombreuses écoles et un grand nombre d’enseignants se mobilisent, en particulier ces jours-ci, pour sensibiliser les jeunes à l’histoire de l’Holocauste, aux dangers de la xénophobie et du racisme, plus largement à l’importance du respect des droits de l’homme. Je tiens à les encourager à poursuivre ces efforts essentiels » (http://www.news.admin.ch/dokumentation/00003/00061/index.html?lang=fr&msg-id=51796). Il est toutefois regrettable qu'il n'ait pas évoqué la question de l'attitude des autorités et élites économiques suisses à l'égard du national-socialisme pour corriger les propos malheureux de son prédecesseur en 2013 (http://blogs.mediapart.fr/blog/charles-heimberg/300113/un-message-indigne-d-un-president-de-la-confederation-helvetique).
C’est donc un assez large consensus que met en cause un ouvrage récemment paru sous le titre Contre la journée de la mémoire (Elena Loewenthal, Contro il giorno della memoria, Turin, ADD editore, 2014). Son auteure, écrivain et spécialiste du judaïsme, s’exprime tout d’abord à un niveau personnel :
« Comment s’accorder avec une histoire pareille ? Comment en faire le compte ? Se l’ôter de la tête, et non pas la transformer en obsession, pour éviter qu’elle nous envahisse ?
En pensant qu’elle puisse te laisser en paix, même seulement un moment, pour tous les jours de la ta vie ?
Rien à faire.
Tu te la traînes tout le temps. Tu sais que es dedans et tu n’en sors plus, même si tu es née après.
Peut-être que tu espères parfois pouvoir l’oublier. Mais c’est une pure illusion, un présage que tu confies, sait-on jamais, aux générations suivantes. Bien loin de la mémoire, il s’agit de son culte, de sa célébration, de sa moralité. Pour toi qui es née après, c’est-à-dire pour moi, le vrai rêve serait de pouvoir oublier cette histoire. Refouler la Shoah de l’univers de ma conscience, et surtout de mon inconscient. Cesser, par exemple, d’être aux abois chaque fois que je vois et entends passer un train de marchandises avec son insupportable bruit de ferraille, la lenteur de son mouvement et du son qui m’assourdit, la paroi impénétrable des wagons. (…). » (tiré d’extraits de sa conclusion publiés dans La Stampa du 16 janvier 2014 : http://www.lastampa.it/2014/01/16/cultura/contro-il-giorno-della-memoria-GKkosn3Gh3Ddz5qNYBOQMJ/pagina.html).
Plus loin, elle passe à des arguments moins personnels et sans doute plus pessimistes encore. En effet, la Journée de la mémoire peut aussi « se retourner et devenir venimeuse. Déclencher le pire au lieu d’une prise de conscience. (Elle) peut aussi bien aider beaucoup de monde à comprendre et être une œuvre instructive que constituer un prétexte pour se défouler et exprimer le pire, pour s’acharner à nouveau contre les victimes, pour démontrer que le fait de savoir ne rend pas nécessairement meilleur. » Et en fin de compte, pour Elena Loewenthal, qui insiste bien sur le fait que cette Journée ne doit surtout pas être conçue comme un tribut, une compensation accordée aux victimes juives, « la mémoire ne porte en soi aucune espérance. La connaissance du mal n’est pas un vaccin. « Se souvenir pour que cela n’arrive plus », c’est une phrase creuse. Si cela n’arrivait plus, cela ne serait pas le mérite de la mémoire, mais du hasard. » (ibid.)
Bien sûr, adopter ce point de vue au pied de la lettre, ce serait une impasse. D’ailleurs un lecteur du quotidien turinois, ancien chef d’établissement scolaire a tout de suite réagi. « Je persiste à penser que la célébration de la « Journée de la mémoire » n’est pas utile aux juifs, mais à tous les autres, à nous tous, écrit-il. Aux jeunes qui n’ont pas vécu cette période, à nous les vieux qui avons tendance à oublier. » Il ajoute que « le désir compréhensible de refoulement de ceux qui ont vécu directement ces faits est à distinguer de l’ignorance liée à la désinformation, ou pire encore à la contre-information, qui mène à banaliser, à dédramatiser, voire à inventer de fausses légendes mises en circulation par les milieux renaissants et de plus en plus diffusés du nazifascisme, y compris chez nous » (lettre de Gianluigi Camera, La Stampa, 24 janvier 2014, http://www.lastampa.it/2014/01/24/cultura/opinioni/l-editoriale-dei-lettori/a-chi-serve-la-memoria-pv8HJP6F5XuXQmGQRfohFJ/pagina.html).
L’avertissement d’Elena Loewenthal n’est pourtant pas insensé. Il nous met justement en garde contre des dérives toujours possibles, et davantage encore à l’heure où les derniers témoins directs se font plus rares tandis que le relativisme et une certaine complaisance à l’égard de la criminalité fasciste et nazie gagnent du terrain. Il nous incite à ne pas laisser prévaloir les routines mémorielles, à toujours réinterroger le sens du travail d’histoire, des mémoires, et de leurs manières d’interagir.
Mais alors, comment faire ? Sans avoir de réponse aboutie à cette question, il me semble que, dans les écoles, tous les élèves devraient avoir le droit de mieux apprendre cette histoire, d’y prendre davantage de temps, vraiment du temps, et de le faire sans être immédiatement plongés dans la catastrophe finale, la destruction par millions de victimes juives et tsiganes de toute l’Europe. Les élèves devraient ainsi avoir le droit d’examiner concrètement dans quelles conditions les régimes fasciste et nazi sont arrivés au pouvoir ; les différentes étapes de la mise en place de leurs dictatures, de leur caractère totalitaire assumé et de la ségrégation croissante instaurée à l’égard des minorités, de leurs victimes. Ils devraient pouvoir observer et interroger les attitudes des acteurs, quels qu’ils soient, dans toutes les étapes qui ont mené à la catastrophe, sans les inscrire dans un récit téléologique, mais en examinant ce qui aurait rendu possible un autre débouché. Ainsi le travail de mémoire, sans être seulement une évocation des victimes et des mécanismes de la mise à mort, serait-il aussi un travail d’histoire inscrivant ces drames dans un processus.
D’une certaine manière, la Journée du 27 janvier gagnerait alors à être reliée, d’une manière ou d’une autre, à d’autres moments antérieurs, par exemple au 30 janvier, date de la funeste installation d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933. Elle serait ainsi un encouragement à faire de l’histoire, à rendre un peu plus intelligible le passé qui a rendu possible cette criminalité et cette destruction de masse.
Charles Heimberg (Genève)
*Le 27 janvier 2014, une table ronde organisée par le Département de l'instruction publique et le Théâtre Saint-Gervais a réuni, outre la sociologue Monique Eckmann, trois acteurs importants de l'avancée des connaissances d'histoire et du travail de mémoire en lien avec la crise dite des fonds en déshérence et la Commission internationale d'experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, la Commission Bergier: l'ancienne conseillère fédérale et présidente de la Confédération Ruth Dreifuss, qui a eu en partie la responsabilité politique du dossier; l'ancien conseiller national Nils de Dardel qui s'est beaucoup investi sur cette question, ainsi que sur la réhabilitation ultérieure de celles et ceux qui avaient été condamnés pour avoir aidé des réfugiés ou des résistants à passer la frontière; et l'historien Marc Perrenoud qui a été le conseiller scientifique de la Commission Bergier. Auparavant avait été projeté le film La barque est pleine (1981) de Markus Imhoof, suivi d'une déclaration de la conseillère d'État en charge de l'instruction publique genevoise Anne Emery-Torracinta.