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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 31 octobre 2016

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L’abstention de 68 députés du PSOE, pas un détail pour la "desmemoria" espagnole

L’abstention de 68 députés du PSOE pour donner carte blanche à Rajoy et au PP n’est pas un détail pour la "desmemoria" dans l’État espagnol. Ces 68 députés ont offert une abstention en forme de blanc-seing à un parti néo-franquiste profondément corrompu et incapable de la moindre mise à distance mémorielle vis-à-vis des crimes franquistes.

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Le 29 octobre 2016 restera un jour noir dans l’histoire de l’État espagnol. Certes, on y a inauguré ce jour-là, dans le quartier Vicálvaro de Madrid, et c’est une bonne nouvelle, un jardin mémoriel rendant hommage à l’engagement des Brigades internationales dans la guerre contre la dictature. Mais ce 29 octobre sera aussi ce jour où 68 députés du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) auront offert une abstention en forme de blanc-seing à un parti néo-franquiste profondément corrompu et incapable de la moindre mise à distance mémorielle vis-à-vis des crimes franquistes qui ont couvert l’Espagne de sang et rempli son sol de disparus pendant des décennies de dictature.

Cette abstention de 68 députés a été apparemment décidée en échange de rien du tout. Elle l’a par ailleurs été sans aucune consultation de la base, et non sans avoir débarqué pour ce faire un secrétaire général qui défendait une autre ligne. Elle n’est en fin de compte que l’expression du désarroi d’une minorité de notables, anciens dirigeants et élus locaux qui s’accrochent à des privilèges mis en péril par la crise, et par la fin, du bipartisme, sans aucune empathie pour les souffrances réelles de la population.

Une rhétorique de la trahison a été entonnée au parlement par le député catalaniste Gabriel Rufián. Elle a donné lieu à des réponses qui ne sont pas plus convaincantes sur le caractère prétendument et seulement tactique de l’abstention de ces 68 députés du PSOE. En effet, si ces députés voulaient juste éviter une troisième élection consécutive, ils ont en réalité toutes les chances d’avoir quand même à l'affronter, mais quand et comment le PP le jugera nécessaire. Et en réalité, ce qui s’est joué ce 29 octobre est beaucoup plus grave au regard de l’histoire et de la mémoire. Sans céder aux sirènes de la figure de la "social-traîtrise", ce n’est rien de moins, me semble-t-il que le déni de l’échec définitif du régime de la Transition (non)-démocratique qui a suivi la dictature. Non seulement le bipartisme a été balayé par les dernières élections, non seulement la monarchie a perdu depuis longtemps toute crédibilité et tout intérêt, mais la persistance de l’exercice du pouvoir par un parti néo-franquiste qui n’a assumé aucun travail de mémoire, aucune forme de mise à distance avec son passé problématique, est devenue intenable, du point de vue des valeurs démocratiques, aussi bien dans la société espagnole que dans le contexte européen.

La social-démocratie européenne est en crise. Quand elle a renoncé absolument à tout, comme en Grèce, elle a complètement disparu. S’il y a des situations où elle participe à des coalitions avec ses adversaires bourgeois, comme en Suisse où cela n’a jamais été autrement depuis que des socialistes participent au gouvernement fédéral, ou comme en Allemagne depuis quelque temps, cela se fait en principe avec des partis qui s’affirment comme respectueux des droits démocratiques fondamentaux et qui ont effectué un véritable travail de mémoire par rapport au passé, comme c’est le cas en Allemagne. Certes, même si c’est une question qui peut paraître périphérique, le présence du parti d’extrême-droite UDC au gouvernement fédéral suisse alors qu’il fait campagne contre la Convention européenne des droits de l’homme pose elle aussi un vrai problème démocratique (qui ne semble pas empêcher les institutions politiques helvétiques de continuer de fonctionner comme si de rien n’était). Mais il s’agit-là d’une évolution récente, d’une nouveauté dans la configuration politique de l’après-guerre. Dans l’État espagnol, en revanche, le Parti populaire espagnol pose un problème particulier. Non pas seulement parce qu’il s’est révélé profondément et gravement corrompu, surtout sous la responsabilité de Mariano Rajoy, mais aussi et surtout parce qu’il n’a jamais vraiment rompu, Transition oblige, avec ses racines franquistes ; et qu’il n’a jamais voulu effectuer le moindre travail de mémoire et de mise à distance des crimes franquistes.

Ainsi, les 68 députés du PSOE ont voté un chèque en blanc pour un Mariano Rajoy qui a ouvertement exprimé l’idée qu’il ne ferait aucun compromis et appliquerait la politique du PP avec un petit parti de droite, Ciudadanos, récemment apparu, et qui n’amène rien de nouveau au paysage politique. Ils ont en premier lieu désorienté et trompé les membres de leur propre parti qui ont connu la guerre, la dictature et la sortie de dictature. Et Pablo Iglesias, leader de Podemos, dont le hasard fait qu’il porte le même nom que le fondateur historique du Parti socialiste ouvrier espagnol, a bien fait de rappeler dans un discours solennel à ces 68 députés qu’ils ne représentaient en rien le socialisme historique en soutenant le PP, et qu’ils salissaient ainsi la mémoire de son propre grand-père, qui était socialiste, et de tous les militants et sympathisants historiques de ce parti ouvrier (qui n'ont pas été consultés à propos de cette grave décision).

Ce qui pourrait paraître comme une phase anecdotique d’une reconfiguration complexe de la politique espagnole, et ce qui est d'abord le fruit de pressions de groupes de pouvoir financiers et médiatiques, est en même tout autre chose dans ce contexte singulier de la desmemoria : c’est la sinistre confirmation d’un déni de mémoire et d’un refus de reconnaissance de ce que la dictature et le franquisme ont fait subir à une masse de victimes. Or, pour sortir vraiment d’une dictature, même une génération plus tard, il n’est pas possible de se passer de cette reconnaissance dont le PP incarne la négation obstinée. Et que 68 députés égarés du PSOE viennent d’ensevelir encore un peu plus profondément.

Charles Heimberg (Genève)

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