Camilla Adami, une peintre majeure, est morte le 13 mai 2023.
Installée dans un atelier au cœur d’un Paris branché, l’œuvre de l’artiste italienne est pourtant en rupture totale avec une esthétisation soumise aux diktats de l’air du temps et de l’image du tout-venant. Ses toiles, souvent très grandes, ont une contenance souterraine, une surface brute et libérée où cohabitent l’humain et l’animal, l’abîme et le lumineux.
Le temps de l’œuvre de la peintre était une germination lente, un savoir attendre pour que se décante une forme indomptée, une image neuve. Elle patientait dans la longue temporalité de l’exploration de l’invisible, de l’inconnu. Jacques Derrida qui admirait son travail disait qu’elle peignait « avec une passion de la patience, une endurance, une énergie de ‘savoir attendre’, de l’imminence aussi, dont je connais peu d’exemples en peinture ». Camilla Adami travaillait, attendait presque tous les jours de l’année : « Je travaille et en attendant que l’œuvre apparaisse, je regarde la télé, je fais des réussites et je regarde du coin de l’œil la toile qui est sur le mur et je me dis je vais faire ça ou cela. C’est pendant cette réflexion que commence le travail de la peinture avant de commencer la peinture elle-même. » Gilles Deleuze a appelé cela : La peinture, avant de peindre... Il a écrit : « C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. La croyance figurative découle de cette erreur : en effet, si le peintre était devant une surface blanche, il pourrait y reproduire un objet extérieur fonctionnant comme modèle. Mais il n’en est pas ainsi. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail. Tout cela est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. (…) Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé. Il y a des clichés psychiques autant que physiques, perceptions toutes faites, souvenirs, fantasmes. Il y a là une expérience très importante pour le peintre : toute une catégorie de choses qu’on peut appeler “ clichés ” occupe déjà la toile, avant le commencement. C’est dramatique. Il semble que Cézanne ait effectivement traversé au plus haut point cette expérience dramatique : il y a toujours déjà des clichés sur la toile, et si le peintre se contente de transformer le cliché, de le déformer ou de le malmener, de le triturer dans tous les sens, c’est encore une réaction trop intellectuelle, trop abstraite, qui laisse le cliché renaître de ses cendres, qui laisse encore le peintre dans l’élément du cliché, ou qui ne lui donne pas d’autre consolation que la parodie. »

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Camilla Adami a exploré divers matériaux et techniques : crayon, fusain, mine de plomb, crayons de couleur, pastel, dessin, peinture à l’huile, à l’acrylique.
On regarde Vertige (Caryatide). 1985), des dessins de corps nus plus grands que nature, de couleur terre ajourée, comme on regarde des arbres dans un bois, le long d’un torrent l’automne. Comme on lit un poème dans la nuit. Le poète du Corps clairvoyant, Jacques Dupin, a écrit à propos de Camilla Adami : « Ce sont des corps de femmes, et non des Nus (le Nu de la tradition, celui de Vélasquez ou Goya, de Courbet ou de Manet, la baigneuse de Cézanne, la poseuse de Seurat, la maîtresse modèle cent fois reprise par Picasso ». L’artiste a dessiné, peint son propre corps qu’elle a déployé en plusieurs autoportraits solidement campés dans le concret de la chair et du muscle. Ses toiles sont un lieu où se dissolvent la sexualisation, l’érotisation, la nudité glamour du corps des femmes. Une présence illimitée et indomptable, une humanité à l’état brut.

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Pour peindre Vertige, 1990, des tableaux à l’huile où le corps est supplicié, violemment libéré de sa posture d’esthète, la peintre s’est fait photographier la tête en bas, nue, suspendue par les pieds. Une œuvre construite dans l’extrême épreuve de la chair et la destruction de nos codes de représentation.

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Les corps de Camilla Adami traversent sans apprêt, l’histoire caverneuse de notre temps. Après son corps, elle a dessiné au fusain, des singes aux yeux bouleversants, conscients de nos solitudes. En filiation avec ce que nous sommes, l’artiste croise l’humain avec l’animal et porte le beau par-delà l’intelligence convenue.
Troublé par ces tableaux, Jacques Derrida a engagé un Tête-à- tête magnifique avec les portraits de Primate.2001 : « Mais à l’apparition des singes je crus tomber à la renverse, je faillis tomber de cheval, comme celui que vous savez dans telle grande scène canonique de la Révélation. Commotion, vision, l’au-delà de l’humain. Non pas le divin, non pas l’animal, ce serait trop familier encore, mais l’humain emporté, transi, par tout autre Chose, en soi hors de soi, tellement plus grand que moi : ce que depuis toujours j’essaie patiemment de penser au-delà des bêtises (la philosophie non moins que d’autres) qui se protègent devant le regard de celui que ladite bêtise appelle tranquillement, au singulier, l’Animal. Ébloui par les regards qu’ils jetaient, ces singes littéralement, impassiblement, vers moi, contre moi, sur moi, mais au-delà de moi (…), je me sentais vulnérable, assailli par une autre espèce de vérité. (…) Je ne suis pas domesticable, vous ne m’installerez ni dans votre maison, ni dans vos musées (…) La souveraineté pourrait me manquer, comme la parole, mais non. Je me comprends autrement, comprenez-moi. »

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En réaction à l’actualité du monde, Camilla Adami a réalisé plusieurs séries dont Conflits (1998), un polyptyque sur la guerre du Kossovo, Drag Queens (2000), des portraits d’activistes noir·es, Le Baiser : une variation sur l’étreinte pleine de splendeur charnelle, une série de portraits d’intellectuels et artistes dont Semprun, Calvino, Saul Steinberg.

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Parmi les toiles récentes de la peintre, Visite chez monsieur Vuillard (2019), un triptyque en hommage au membre du mouvement nabi, Édouard Vuillard, peintre de l’intime, des intérieurs domestiques, de l’art décoratif, des décors de théâtre. Comme lui, Camilla Adami avait réalisé des décors de théâtre dans les années 70. Ses panneaux verticaux s’inspirent du tableau de Vuillard, Personnages dans un intérieur. L'intimité (1896). Une toile très pleine, des couleurs posées en aplat supprimant la perspective, l’animé et l’inanimé se côtoient sans distinction abolissant toute représentation de la réalité. Un intérieur (intériorité) non douillet orné de mystère.

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Voir Loin, une toile à l'acrylique peinte en 2019. Un corps, de dos, habillé comme à la ville, debout sur une barque. Sa main touche l’horizon dressé comme un mur et où rien ne pointe; le ciel et la mer se confondent dans deux étendues planes claires. De l’autre côté de l'embarcation ou de la frontière, une surface agitée, des teintes sombres peintes par touches fragmentées; l'ombre noire du corps et de la barque se reflète et déborde dans l’eau.
Voir Loin malgré tout. Regarder devant soi en direction de cette fine ligne noire qui s’est engouffrée dans l'interstice entre le ciel et la mer; ce punto di fuga mènerait, espérons, à un coin de terre accueillant ce corps migrant.

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À la différence de son mari, le merveilleux peintre Valerio Adami, Camilla Adami n’a pas reçu toute la reconnaissance qu’elle mérite. Son œuvre s’est construite dans le temps long de la rigueur, de la constance, de la disponibilité et rejoindra patiemment le temps de l’immortalité.

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- Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Seuil, 2002
- J’ai repris des passages de mon précédent texte sur Camilla Adami : https://blogs.mediapart.fr/hejer-charf/blog/110912/camilla-adami-par-dela-le-primate-et-l-humain