A l'été 2017 à l'occasion du débat sur la loi pour la "confiance dans la vie politique", la réserve parlementaire a fait l'objet d'une bataille politique intense. Cette pratique permettait aux parlementaires (Assemblée Nationale et Sénat) de financer des associations et des collectivités de leur circonscription. Elle a été dénoncée - à juste titre - pour son absence totale de transparence (comme le relate Jean-Christophe Picard sur son blog). Le dispositif a pris fin le 1er janvier 2018, bien que les sommes allouées jusqu'alors devraient alimenter un nouveau "fonds d'action pour les territoires et les projets d'intérêt général". Pour expliquer les résistances à son éradication, il faut bien comprendre qu'au-delà de son opacité indéfendable, cette réserve soutenait - au moins en partie - des projets ou des causes utiles et surtout qu'elle constituait une part du pouvoir des parlementaires concernés (d'ailleurs une des rares possibilités d'action concrète et visible pour ce type de mandat). Ainsi, il ne suffit par d'avoir démantelé la réserve parlementaire pour considérer que notre système est maintenant plus sain. Est-ce que le nouveau "fonds d'action" sera réellement transparent, juste et n'entraînera pas lui-même plus d'autres dérives ? N'y a-t-il pas de nombreux autres fonds publics alloués dans des conditions qui laissent à désirer ? Peut-on imaginer un dispositif qui permette à la fois du subventionner des projets d'intérêt général en toute transparence ? A qui doit-on confier ce pouvoir ? Voici ci-dessous une proposition de "réserve citoyenne" qui pourrait à la fois atteindre ces objectifs et confier ce pouvoir aux citoyens.
La réserve parlementaire ne représente qu'une petite partie des aides données par l'état à des associations ou des causes d'intérêt général. Ces aides sont assez difficiles à recenser car protéiformes et avec des objectifs parfois bien différents. Il y a tout d'abord l'aide publique au développement, l'Etat y consacre environ 8 milliards d'euros chaque année (d'après les chiffres de l'OCDE), aide dont les objectifs affichés sont :"lutte contre le changement climatique", "développement humain et l’égalité hommes/femmes", "développement économique", "droits de l’Homme", "paix et stabilité".
Par ailleurs les diverses collectivités donnent sous différentes formes autour de 40 milliards d'euros par an aux associations loi 1901, ce qui fait l'objet de critiques acerbes par rapport aux coûts pour le contribuable (cf les enquêtes du contribuable et le Figaro). Derrière le chiffre choc se cachent néanmoins des réalités très différentes comme des services autrefois assurés par l'état délégués à des associations (maisons de retraites, aides à domicile, crèches, ...), l'action sociale de l'état employeur (à destination du personnel administratif), les traditionnels subventions municipales aux tissus associatifs local (club sportifs, animation culturelle, etc...) et enfin ce qui nous intéresse ici la "Défense des droits et causes" qui pourrait représenter environ 500 millions d'euros par an rien que pour l'Etat. Il ne faut bien entendu pas rejeter en bloc toutes ces subventions, une grande partie d'entre elles ont probablement une justification pertinente, mais il n'en reste pas moins que le fonctionnement actuel manque totalement de transparence, cache certainement nombre de scandales et porte le discrédit sur l'ensemble de ces subventions. Le sujet est encore plus sensible quand il s'agit de dons à des associations dont le caractère peut être politique comme SOS Racisme ou Ni putes ni soumises qui perçoivent chaque année des sommes conséquentes (quelque centaines de milliers d'euros).
Enfin, l'état offre une réduction d'impôt sur le revenu importante en contre-partie des dons individuels à des associations (cases 7UD et 7UF de la déclaration de revenus) :
- 75% des dons versés aux associations caritatives de première nécessité dans la limite de 526€ (loi Coluche, une vingtaine d'associations figurent sur la liste : Action contre la Faim, Restos du Coeur, ...)
- 66% pour les autres associations reconnues d'utilité publique ou d’intérêt général, dans la limite de 20% du revenu imposable
Rarement critiqué (sans doute car marqué du sceau des bonnes intentions), ce dispositif n'en est pas moins une remise fiscale qui représente un manque à gagner de près de 1,2 milliards d'euros par an pour l'Etat. Comme il s'agit d'une réduction et non d'un crédit d'impôts, il ne s'applique qu'aux français imposables. Seuls 3,7 millions de foyers sont en fait concernés pour une remise moyenne autour de 320 € par foyer concerné. A noter que ces montants sont un peu minorés pour les tranches les plus élevées qui pouvaient jusqu'ici déclarer ces dons sur l'impôt sur la fortune avant sa disparition (avec une réduction systématique de 75%). Le rapport de France Générosités fournit des statistiques détaillées sur ces déclarations. Un quart des déclarants de dons ne sont pas imposables et ne bénéficient donc d'aucune remise (ils déclarant soit par conviction, soit par méconnaissance des règles fiscales). Selon le point de vue, on peut louer la mesure incitative du dispositif : "l'Etat encourage la générosité des donateurs en abondant leurs dons", ou en critiquer la réalité budgétaire : "l'Etat alloue une enveloppe annuelle de 1,2 milliards d'euros pour les associations d'intérêt général, les 44% de français les plus aisés décident de l'attribution de cette enveloppe". L'efficacité de l'incitation atteint d'ailleurs ses limites puisque les foyers les plus aisés - qui bénéficient le plus des réductions d'impôts - donnent proportionnellement moins (0,6 % de leur revenu annuel) que la moyenne (0,8 %) (relaté par un article du Monde). De plus, même si la grande majorité des dons sont fait à des associations caritatives, la notion d'association d’intérêt général va bien au-delà et concerne aussi des communautés religieuses, des groupes de pression, des organisations de presse, des fondations éducatives (grandes écoles), etc... Pour que le don soit éligible, il doit simplement être fait sans contre-partie et l'association doit remplir 3 conditions (plus de détail ici) :
- Ne pas être à but lucratif ;
- Avoir un objet social et une gestion désintéressée ;
- Ne pas fonctionner au profit d’un cercle restreint de personnes.
Ce qui laisse le champ ouvert à un grand nombre d'associations. On retrouve par exemple dans le palmarès des associations comme Greenpeace, la Fondation des monastères ou la SPA. Le propos n'est pas ici de critiquer l'action et les visées de ces groupes, mais plutôt de questionner le fait que l'Etat les finance indirectement... de façon inéquitable puisque seuls 44% des français ont la possibilité d'avoir une réduction fiscale.
Pour être complet, il est à noter qu'il existe encore bien d'autres mécanismes de réductions fiscales :
- de la même façon que les particuliers, les entreprises bénéficient d'une réduction d’impôt de 60 % du montant du don dans la limite de 5 ‰ du CA annuel (mécénat)
- exonération des droits de succession sur les donations et legs à certaines associations
- les associations elles-mêmes bénéficient d'un régime fiscal avantageux, ce qui peut-être être problématique quand elle interviennent dans un secteur concurrentiel (santé)
- ...
Ce bref aperçu illustre la difficulté qu'il y a à dresser un tableau complet des financements provenant de l'état envers les associations d'intérêt général. La proposition défendue ici est de remplacer tout ou partie de ces mécanismes par une solution plus simple - donc plus transparente - et plus démocratique - donc plus équitable.
L'idée de la réserve citoyenne, par analogie avec la réserve parlementaire, consiste à confier une enveloppe budgétaire à chaque citoyen pour des dons à des associations d'intérêt général, qu'il décide d'allouer ou non (elle resterait alors dans les caisses de l'état).
En reprenant les ordres de grandeur ci-dessus :
- 130 millions de l'ex-"réserve parlementaire" /nouveau "fonds d'action pour les territoires et les projets d'intérêt général"
- 1,2 milliards de réductions d'impôts sur le revenu
- 1 milliard actuellement distribué directement par l'Etat (pour ne prendre que la part des associations d'intérêt général sur les 7,2 milliards)
- 4 milliards correspondant à la moitié de l'aide publique au développement (en considérant que l'on laisse à l'Etat une certaine capacité pour sa diplomatie)
- d'autres gains (exonérations des legs, distributions par les collectivités locales, ...)
On peut aisément un budget de 6,5 milliards d'euros par an. Sachant qu'il y a environ 50 millions d'adultes en France, cela représente 130 € par tête. En tablant sur le fait que certains ne distribueront pas leur enveloppe, il serait possible sans trop de risque d'allouer 150 € par citoyen et par an.
D'un point de vue pratique pratique la mise en oeuvre de la réserve citoyenne n'est pas évidente car elle requiert une anonymisation du choix de chaque citoyen, anonymisation qui va à l'inverse de la transparence. L'idéal serait la mise en place d'un vote à bulletin secret similaire à une élection, mais la complexité (trop grand nombre d'associations à comptabiliser) et le coût engendré sont rédhibitoires. On pourrait par contre imaginer la création d'un organisme en charge de la répartition des dons, dont les attributions seraient les suivantes :
- recenser les associations, dans le respect d'un cahier des charges (but non lucratif, au profit d’un cercle restreint de personnes, etc...)
- publier un "catalogue" des associations avec un code identifiant pour chacune
- recevoir un code annuel à usage unique pour chaque adulte (une "clé"), provenant du service des impôts et communiqué aux citoyens sur l'avis d'imposition (un code qui ne doit pas permettre de retrouver l'identité)
- collecter les choix de répartition de l'enveloppe à partir de la "clé" (cet organisme n'a par conséquent aucune donnée personnelle ou une quelconque information sur les individus).
- publier les statistiques sur les dons versés à chaque association et la possibilité de vérifier la répartition de chaque "clé"
- gérer le versement des sommes correspondantes aux associations (on peut imaginer en plusieurs versements différés afin de lisser les effets de variation d'une année sur l'autre).
Pour assurer son indépendance, une telle entité ne devrait surtout pas être rattachée au même ministère que les impôts. Elle pourrait par exemple être sous la responsabilité du Sénat plus indépendant de l'exécutif. Certains critiqueront sans doute l'ajout d'une couche administrative, mais si les règles de gestion restent aussi simple qu'énoncées ci-dessus, elle ne nécessiterait pas des effectifs pléthoriques... et en contre-partie la suppression des dispositifs existants entraînerait une simplification pour d'autres services administratifs.
La réserve citoyenne est donc une possibilité réaliste qui contribuerait à une meilleure transparence, à une répartition plus équitable de l'argent public et à une simplification des règles administratives. Mais plus important que ces bienfaits qui peuvent paraître anecdotiques à certains au regard des grandes crises de ce monde, un tel mode de fonctionnement serait une pas vers une démocratie plus participative et responsabilisante. L'approche incitative de l'actuel système de réduction fiscale ressemblant à une promotion d'un vulgaire bien de consommation ("donnez pour bénéficier de 66% de remise") est très différente de l'approche de la réserve citoyenne où chacun se voit confier une enveloppe ("choisissez ce qui vous semble le meilleur usage pour l'intérêt général"). Il invitera tout un chacun à se questionner, à se renseigner, à décider la ou les causes qu'il juge les plus primordiales pour nos sociétés. Qui sait même si cette approche n'aurait pas pour effet d'augmenter les dons individuels, puisque qu'aujourd'hui beaucoup de donateurs ne bénéficient pas de réduction d'impôt, et qui a pris le temps d'étudier les maux a combattre décidera peut-être d'un effort individuel complémentaire. Les citoyens doivent être considérée comme détenteurs du pouvoir - quand il est possible d'en faire usage sans l'intermédiaire des représentants - et non comme des consommateurs. Il s'agit d'une approche libérale au sens originel du terme : l'état, aussi démocratique soit-il, n'a pas à systématiquement servir d'intermédiaire, il ne peut pas être l'acteur à duquel est attendu la résolution de tous les problèmes.
D'ailleurs par extension, une approche similaire pourrait être envisagée pour le financement des partis politique (seulement 83 millions d'euros de réduction d'impôt sur le revenu, mais pourrait englober tout ou partie du financement public) et pour la redevance audiovisuelle (3,7 milliards d'euros par an).