Histoire coloniale et postcoloniale
Site proposant un vaste corpus de référence de documents, études, réflexions et ressources sur l’histoire coloniale de la France (première et seconde colonisation), ainsi que sur ses traces dans la société française postcoloniale d’aujourd’hui.
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Billet de blog 15 mars 2023

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Le Pen et la torture : les déclarations de Benjamin Stora doivent être rectifiées

Dans un podcast sur Jean-Marie Le Pen, Benjamin Stora affirme à tort qu'il n'a pas pu torturer pendant la « bataille d'Alger », malgré les enquêtes détaillées sur le sujet de Florence Beaugé dans Le Monde. Les sites histoirecoloniale.net et 1000autres.org rapportent d’autres crimes. En privé, Benjamin Stora reconnaît son erreur. France inter doit rectifier les déclarations inexactes diffusées.

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Dans un podcast de France inter intitulé « Jean-Marie Le Pen, l'obsession nationale », diffusé le 27 février 2023, certains propos de l'historien Benjamin Stora doutant qu'il ait commis des actes de torture durant la « bataille d'Alger », en 1957, ont fait réagir des historiens qui défendent qu'il a bel et bien participé à cette grande répression où la torture et les disparitions forcées ont été pratiquées sur une grande échelle.

À 21 mn 20'' de l'épisode 2 du podcast, on entend Benjamin Stora déclarer : « En fait Jean-Marie-Le Pen, à ma connaissance, quitte l'Algérie au moment où on commence la bataille d'Alger. Et c'est surtout pendant la bataille d'Alger, sous la conduite de Robert Lacoste et du général Massu, bien sûr, que va s'organiser la plus terrible des batailles où sera pratiquée la torture en Algérie. Donc, à ce moment-là, à ma connaissance, Jean-Marie Le Pen n'est pas en Algérie. » A quoi le commentateur de France Inter, Philippe Collin, ajoute : « Donc le soldat Le Pen n'a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie. »

Les propos tenus par Benjamin Stora – surprenants quand on connaît l'importance de certains de ses travaux – contredisent les enquêtes de Florence Beaugé publiées dans Le Monde et reprises dans un livre (1), qui lui imputent un fait indiscutable de torture à Alger dans la nuit du 2 au 3 mars 1957 et a retrouvé au total lors de son enquête cinq témoins de faits différents et analogues. Les sites histoirecoloniale.net et 1000autres.org ont rapporté des actes du même type imputés au même officier à partir de février 1957 ; et une plainte nominale pour des tortures commises le 8 mars 1957 a été consignée dans un rapport de police dont Mediapart a fait état en 2018. En privé, Benjamin Stora reconnaît une erreur. Mais France inter et le réalisateur du podcast restent dans le flou alors qu'ils doivent rectifier les déclarations inexactes qu’ils ont diffusées.

Le site de la chaîne, à ce jour, n’a toujours pas mis en ligne les principaux articles de Florence Beaugé : « La mort d'Ahmed Moulay, mis à la “question” par Le Pen. Le 2 mars 1957, son fils Mohammed Cherif, 12 ans, assiste au supplice », publié le 4 mai 2002 ; « Torture : quatre nouveaux témoins accusent Jean-Marie Le Pen », publié le 4 juin 2002 ; « Le récit de Mohamed Abdellaoui : “Je suffoquais. Mon ventre est devenu énorme. Le Pen s'est mis debout sur moi” », publié aussi le 4 juin 2002 ; et « Mohamed Moulay, l'homme au poignard de Le Pen, est mort », publié le 2 mai 2012. Simplement deux liens, l'un vers une énumération de ses travaux publiée dans Le Monde en 2021 et l’autre vers un article sur l'un des jugements prononcés. L'information des auditeurs de cette radio du Service public doit être complétée.

Un document accablant pour Jean-Marie Le Pen signalé sur Mediapart en novembre 2018

Un blog de Mediapart signalait le document accablant pour l’ancien soldat en Algérie Jean-Marie Le Pen qui a été rendu public en octobre 2018 sur un site lancé par un groupe de chercheurs sous l’appellation de 1000autres.org, qui diffuse des documents historiques relatifs aux victimes de cette grande répression d'Alger et à son contexte. Il s’agit d’un rapport du Commissaire Gilles datant du 1er avril 1957, faisant état d’une plainte pour torture déposée à l’encontre du lieutenant Le Pen.


« Yahiaoui Abdenou 19 ans. Enlevé par le 1er REP le 8 mars 1957. A porté plainte contre le lieutenant Jean Marie Le Pen, l’accusant de l’avoir frappé à coups de nerf de bœuf, de l’avoir torturé à l’électricité et à l’eau, puis de l’avoir mis au tombeau 5 jours, sans justice sans pitié », résume Fabrice Riceputi, membre de la rédaction des sites histoirecoloniale.net et de 1000autres.org.

Or Benjamin Stora s'était laissé aller à affirmer dans l’épisode 2 de ce podcast que « Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie ». Peu de médias français ont fait écho aux réactions scandalisées que cela a suscité de la part d'historiens et de chercheurs, à l'exception d'Emilie Grangeray, dans Le Monde du 10 mars 2023 ou de Daniel Schneidermann, qui parle d'un « Accident d'histoire » dans Arrêt sur images le 13 mars. Il faut lire La Libre Belgique pour trouver trace de leurs protestations, telles celles des historiens André Loez et Fabrice Riceputi, qui s’en sont émus sur Twitter, ou de Florence Beaugé, qui a travaillé sur la question de la torture en Algérie pendant des années au quotidien Le Monde et qui déclare que « c'est un comble » : « Le Pen se retrouve blanchi de l’accusation […]. Le Pen a bel et bien participé – et activement ! – à la bataille d’Alger. »

Rappelons que lorsque Florence Beaugé a publié en 2002 son enquête dans Le Monde, Jean-Marie Le Pen a engagé une procédure contre ce journal mais a perdu en première instance, en appel et en cassation, l’enquête du Monde étant qualifiée de « particulièrement sérieuse et approfondie » par la justice, qui a reconnu non seulement « la bonne foi » du journal mais aussi la « crédibilité certaine des faits » rapportés par Le Monde.

Des « précisions », aucun démenti

Depuis jeudi 9 mars au matin, voici ce que l’on peut lire en cliquant sur la page de l’épisode 2 de la série que le réalisateur du podcast, Philippe Collin, consacre à Jean-Marie Le Pen sur le site de France Inter : « Dans l’épisode 2 de notre série consacrée à Jean-Marie Le Pen, et en accord avec l’historien Benjamin Stora, nous avons décidé de préciser son propos quant à Jean-Marie Le Pen et la torture en Algérie. Nous avions initialement utilisé la formule “Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie” mais nous avons finalement fait le choix d’utiliser les mots suivants pour être plus explicites : “On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie mais c’est une possibilité.”  Cette modification éclaire la démarche d’un historien dont le travail consiste à s’appuyer sur des archives (traces administratives, dossiers militaires, etc…) qui constituent des preuves. Et ce, sans remettre en cause les enquêtes de journalistes comme Florence Beaugé, qui eux, s’appuient sur des témoignages algériens accusant Jean-Marie Le Pen d’avoir pratiqué la torture. Notons qu’en 2005, la justice a fini par débouter Jean-Marie Le Pen dans sa plainte pour diffamation contre madame Beaugé et le journal le Monde. »

Pour la journaliste Florence Beaugé, ce nota bene sur le site de France Inter n’est pas du tout satisfaisant : « Ils ont fait le service minimum ! Philippe Collin se donne raison ainsi. Le podcast est toujours en ligne, blanchissant Le Pen. Ce n’est pas ce semblant de rectificatif qui réparera les dégâts. » Il n'est pas exact d'y écrire qu'« en 2005, la justice a fini par débouter Jean-Marie Le Pen dans sa plainte pour diffamation contre madame Beaugé et le journal le Monde. » En réalité, après les décisions en première instance, en appel et en cassation, la justice a définitivement débouté Le Pen en 2005 dans sa plainte pour diffamation contre madame Beaugé et le journal le Monde.

Selon Arrêt sur images, « Il est certain que Benjamin Stora, en butte en Algérie à des attaques antisémites récurrentes, notamment du journal Algérie patriotique, qui l’a accusé de vouloir imposer “une pax judaïca” entre la France et l’Algérie, n’avait pas besoin de cette polémique, dans son rôle de coprésident de la commission mixte franco-algérienne d’historiens, mise en place par Emmanuel Macron à la suite de son rapport. »

Une rectification est indispensable de la part du producteur et de la chaîne

Reste que cet historien réputé pour l'honnêteté de ses travaux doit reconnaître publiquement son erreur, car les faits, depuis vingt ans, ont été solidement documentés. Le site histoirecoloniale.net recense les nombreux articles qu'il a publiés sur ce sujet depuis 2004,  dont l'un explique la prise de conscience qui s'est produite depuis le début du siècle avec l'éclosion d'un grand nombre d'ouvrages, d'articles et de travaux universitaires, dans la suite de la thèse fondamentale de l'historienne Raphaëlle Branche, La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie (1954-1962), soutenue à la fin de l'année 2000 et couverte d’éloges par un jury au premier rang duquel figurait l’historien Pierre Vidal-Naquet, premier véritable travail scientifique de grande ampleur sur le sujet, qui a été rapidement publié par les éditions Gallimard.

Et, fondé au lendemain de la visite d'Emmanuel Macron à Josette Audin pour reconnaître l'assassinat de son mari par les militaires français qui le détenaient, le site 1000autres.org présente les cas de plusieurs autres habitants d’Alger qui, à partir de février 1957, ont été enlevés et torturés par les hommes de Jean-Marie Le Pen, en particulier quatre membres de la famille Merouane : Mohamed, Boualem, Ali et Mustapha, dont il publie les photos et qui tous ont disparu. Le crime de « disparition forcée » a été reconnu depuis en tant que tel par le droit international et ses auteurs sont passibles désormais d'être poursuivis et lourdement condamnés par la justice.

(1) Florence Beaugé, Algérie, une guerre sans gloire. Histoire d'une enquête, Calmann-Lévy, paru le 7 septembre 2005.

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