Il s'agit d'un fait du 3 juillet (évoqué dans mon billet précédent) : ce matin-là, un sapeur-pompier de la brigade de Paris vient de décéder durant une intervention et le ministre de l'Intérieur l'annonce dans un tweet à 8h21. « Cette nuit, en luttant contre un feu de plusieurs véhicules dans un parking souterrain à Saint-Denis (93), un jeune Caporal-Chef de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris de 24 ans est décédé malgré la prise en charge très rapide par ses équipiers. [...] », écrit Gérald Darmanin.
A 8h44, le ministre de la Justice, hôte du "Grand entretien" matinal de France Inter, est invité à réagir à cette nouvelle par Léa Salamé, dans les 30 dernières secondes de l'interview, consacrée principalement aux manifestations violentes consécutives à la mort de Nahel et à leur traitement par la police et la justice. Après un silence, Éric Dupond-Moretti dit gravement : « Il faut que tout ça ça s'arrête. Et vite. »
Tout le monde comprend qu'il s'agit des émeutes qui viennent de secouer plusieurs villes du pays et une bonne partie de la banlieue parisienne.
L'auditeur ne peut guère envisager autre chose pour plusieurs raisons : parce qu'il vient d'écouter le garde des Sceaux en discuter pendant presque 20 minutes ; parce que les termes du tweet repris par la journaliste, « véhicules », « feu », « Seine-Saint-Denis » sont comme des mots-clés dans nos esprits imprégnés de cette actualité ; parce que le ministre, tout aussi obnubilé, le comprend sans doute ainsi et fait l'amalgame de ce drame avec les événements dont on vient de parler, en disant « tout ça » ; parce qu'hélas, il est rare qu'on invite un politique à réagir au décès d'un pompier en service, drame qui arrive pourtant plusieurs fois par an ; parce que la source de l'information est un ministre, celui de l'Intérieur.
Le hic, c'est que ce que tout le monde comprend à travers ce tweet est erroné. Des journalistes vérifient les faits auprès de la brigade des sapeurs pompiers de Paris, qui explique qu'il n'y a a priori pas de lien avec les émeutes. Dès 9h, en ouverture de journal, France Inter rectifie et invite les auditeurs à prendre la nouvelle avec la plus grande prudence. France Info l'indique également et le tweete à 9h15.
Entretemps, les personnes qui n'ont entendu que cette fin d'interview sur France Inter pensent qu'il s'agit d'un nouvel épisode tragique des émeutes liées à la mort de Nahel, tout comme celles qui re-tweetent ou commentent le post du ministre. Le tweet a été retweeté 4256 fois, cité 1039 fois, liké par 14600 twittos, vu par 3 millions de personnes (chiffres de ce 10 août 2023).
Aurait-on pu faire autrement ?
Un ministre qui tweete une info, c'est une info. Certes. Après tout, la journaliste a bien précisé que c'était le ministre de l'Intérieur qui donnait l'information. Le garde des Sceaux aurait-il dû être plus circonspect dans sa réponse à Léa Salamé, ne sachant rien d'autre que ce tweet ? Car son « tout ça » est explicite : Éric Dupond-Moretti, comme beaucoup de Français sans doute à ce moment là, ne pense "qu'à ça", cette éruption de violences urbaines qui dure.
Le tweet d'un ministre est-il une info valide ? La réponse est non, pas nécessairement. Pas plus que l'information de quelque source que ce soit, si celle-ci est unique. Je renvoie à l'excellente démonstration de Michel Deléan, journaliste à Mediapart au moment de l'affaire Fillon. Dont l'aventure mène à conclure : « la » source fiable n'existe pas, ce sont « les » sources qui peuvent être fiables. La source qu'on a recoupée par d'autres.
Ici, le ministre de l'Intérieur n'a pas commis d'erreur factuelle dans son tweet. C'est le fait de relayer ce tweet dans un contexte particulier, une interview principalement centrée sur l'actualité des émeutes, la présentation qui en est faite et la réaction qui est obtenue, qui induisent l'auditeur en erreur. Preuve de cette confusion du côté de France Inter, cette sorte de démenti dès 9h.
Faute de temps et de recul, le tweet a été surinterprété. Par le garde des Sceaux, mais aussi la journaliste qui lui demande de réagir sans préciser qu'il n'y a peut-être pas de lien avec le contexte.
Faute de temps... Voilà, encore, la question. Faut-il demander à un ministre une réaction sur un tweet qui vient de tomber ? Sans avoir eu le temps de réfléchir plus avant ? Est-ce que les auditeurs et auditrices de France Inter auraient manqué une information s'ils n'avaient pas eu cette réaction du ministre de la Justice ? Car la situation aurait été différente si c'est Éric Dupont-Moretti lui-même qui, en voyant son smartphone afficher ce tweet, durant l'interview, avait jugé bon de s'exprimer à ce propos.
Bien sûr que dans la même situation, moi, journaliste, je n'aurais sûrement pas résisté à la tentation de demander une réaction : un tweet d'un ministre, sur un fait grave, qui vient de tomber, et j'ai un ministre en face de moi qui peut réagir. Et, en l'occurrence, le ministre qui constitue l'autre face de cette actualité des émeutes (puisqu'on oublie le plus souvent les ministres à la Ville et aux Affaires sociales, mais ceci est un autre débat).
Dans notre monde régi par internet, son instantanéité, sa viralité, sa liberté, il paraît évident d'utiliser ce qui y est diffusé comme autant d'éléments d'information.
Dans notre modèle politique versatile et soumis aux petites phrases des puissants, il paraît naturel de favoriser la réactivité des hommes et femmes de pouvoirs.
Mais dans notre modèle social et démocratique qui montre de sérieuses failles, faut-il prendre le risque d'entretenir ou d'attiser les antagonismes voire, les haines, avec des infos pas assez pesées ou non vérifiées ?
Pourrait-on envisager de se passer de réactions ministérielles sur la foi d'un tweet si on n'a pas eu le temps de réfléchir à l'info, ce qu'elle suppose, ce qu'elle implique ? Pourrait-on s'imposer un délai minimum de réflexion avant de publier/diffuser quoique ce soit ?
J'en rêve et je pense à mon cher article 5 de la Charte éthique mondiale des journalistes : « La notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaudra pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause »
Et à ce conseil, tout simple, donné aux ados en atelier d'éducation aux médias et à internet : « Avant de partager, j'attends. »
Isabelle Bordes
PS: Petite ironie : avant cet appel à réagir à un tweet, le garde des Sceaux venait d'évoquer les réseaux sociaux comme une « poubelle à ciel ouvert ».