J-C DARDART (avatar)

J-C DARDART

Abonné·e de Mediapart

11 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 février 2024

J-C DARDART (avatar)

J-C DARDART

Abonné·e de Mediapart

Commentaire du « Nouvel Esprit du Capitalisme » 7

Avant dernier article de ce commentaire du « Nouvel Esprit du Capitalisme » de Luc Boltanski et Eve Chiapello qui parlera de la liberté comme ressort d’un mot d’ordre : l’autonomie.

J-C DARDART (avatar)

J-C DARDART

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Note  : Pour que vous puissiez facilement distinguer ce que disent les auteurices de mes commentaires, je mettrai ces derniers en italique.  De plus, les indications de pages sans précisions d’ouvrage renvoient à leur livre.

Libéré mais non délivré : la liberté comme anomique


Dans un monde connexionniste, l’incertitude, les changements de normes et d’épreuves ainsi que différentes mutations sociales  rendent caduques les repères précédents. Cela provoque en conséquence un sentiment d’anomie (p 558-559). La cité par projet tente, alors,  de réduire ce sentiment en légitimant ce qui est présenté comme transitoire et en en organisant les épreuves (p. 559). C’est par là que l’esprit du capitalisme, depuis le début, opère son renouvellement et son adaptation : "La dynamique de l'esprit du capitalisme semble reposer sur des "boucles de récupération" (p. 565).


Le capitalisme se présente dans la seconde moitié du 19e siècle comme libérateur par rapport aux sociétés traditionnelles de l'époque permettant d'accomplir "des promesses d'autonomie et d'autoréalisation" dérivant de la primauté du marché : choisir son état social, son mode de vie, son métier, libération quant à la distribution des biens et des services qui ne dépend plus des cycles longs de dons et contre-dons. Les biens et les personnes ne sont plus attachés l'un à l'autre car l'économie de marché prend son autonomie (pp. 565-567).


Cet individu libéré des anciens pouvoirs prendra la forme d’un agent économique rationnel dans le champs d’une science économique qui obtiendra sa propre autonomie vis à vis des autres disciplines. C’est ainsi autant une libération mise en avant pour une certaine vision de l’individu produit par la société industrielle qu’un manifeste pour l’existence propre d’une science économique. Ce qui s’appelle à ce moment là « liberté » est la conjonction d’un mode de production, une éthique attachée à une certaine définition de l’individu qui en est le produit et un ensemble de technologies discursives (économie) qui décrit ce qu’est et sera le monde. Autrement dit, la liberté prend alors l’accent d’une totalité. 


Mais dès la première moitié du 19e cette promesse de libération avait déjà été contesté : sur ses effets disciplinaires mais aussi sur une seconde ligne qui pointe l'impossibilité de construire un ordre social viable sur la base d'une quête sans fin d'autonomie et d'autoréalisation (pp. 567-568). Pour engendrer une consommation sans fin, la capitalisme doit provoquer constamment le désir. "Il désire ce qu'on veut lui faire désirer" p.569. 
Marx sera au fondement d'une critique de la société de consommation. Ce que l’individu pense être son désir est en fait le produit de manipulations par lesquelles les producteurs asservissent l'imagination des consommateurs. Il n'est pas un consommateur libre dans son désir "émanant de sa volonté" autonome. Iels citent Marx :"La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet (Marx : "contribution à la critique de l'économie politique")". Iels enchainent ensuite directement en concluant : "Or l'offre de biens, par laquelle se réalise le profit, étant par nature sans limite dans le cadre du capitalisme, le désir doit être sans arrêt stimulé de façon à devenir insatiable" (p. 569).


Il n’y a donc pas  de liberté dans la consommation. De plus, ce "sujet pour l'objet" n'est plus un sujet de désir mais un sujet produit par une insatiabilité pour des objets. Il est produit par ce qui est une faim infinie. Cette faim pour l’insatiable, qui est autant celle d’une machine capitaliste que celle des images de sujets qu’elle produit, donne à voir un humain qui n'en est plus un : un zombie.  Il n'y a pas de satisfaction possible puisque le capitalisme maintient l'illusion de combler notre manque tout en le créant constamment. C'est une spirale sans fin dont l’infatigable fringale des mort-vivants en est la figure la plus explicite. 


Pour Durkeim, il en est autrement. C’est l'être humain par définition qui est animé par "des désirs sans freins" : "Il n'y a rien à l'intérieur de l'individu qui contienne ses appétits (Durkheim)" Pour ne pas être insatiables ils doivent être "contenus par quelque force extérieur à l'individu (Durkheim, "Le socialisme : sa définition, ses débuts, la doctrine, saint-simonienne ») ». Pour Durkeim cette force ce sont les représentations collectives et morales (p. 570). 


Dans cette perpective le zombie serait l'être humain sans le social qui limite sa faim insatiable. On peut faire tenir cette vision avec l'idée qu'il fait du social, une réalité collective et extérieure opérante pour que l'humain passe des processus primaires (satisfaire ses pulsions) au processus secondaires (ajourner leur satisfaction, les sublimer, en déplacer les représentations). Dans ce cas le capitalisme est une machine qui libère l'humain de la limite collective. D'où l’intérêt libérale d'insister sur les désirs individuels. Mais alors se produit une  contradiction de taille : comment transformer des désirs individuels en intérêt collectif s'ils détruisent le social ? Le Zombie Durkheimien c'est la ruine du social comme contradiction intrinsèque du capitalisme. De ce point de vue, l’anomie comme fin de normes sociales ne peut que revenir dans le capitalisme qui justement détruit le social donc même les nouvelles normes qu’il va récupérer. A dire vrai, la machine capitaliste détruit déjà une norme au moment de la  récupérer car elle la transforme en autre chose. Par exemple,  dans le 3ème esprit du capitalisme les revendications autogestionnaires de mai 68 se transformeront en une injonction à l’autonomie. 

L'Autonomie comme mot d'ordre du capitalisme 

Dans le nouvel esprit du capitalisme l'autonomie n’est plus synonyme de choix ou de liberté mais devient une contrainte : une autonomie imposée. Dans cette opération l'autonomie contrainte se traduit par une baisse de la sécurité. (p.573).


Cette opération de retournement en son contraire de la machine capitaliste sépare l'autonomie de la liberté, la contrainte de la sécurité (ainsi troqué de liberté pour plus de sécurité ne fonctionne pas si tenté que ça fonctionne). C'est une machine qui sépare, qui clive, capable de remplacer ce qui est séparé par son contraire.  Ici en séparant l'autonomie de la liberté cette dernière est remplacée par son contraire. La machine capitalisme fonctionne par les séparations-contradictions. Un paradoxe capitaliste fonctionne par ses mots : « Et en même temps ».  C’ est d'abord un arrangement rhétorique pour masquer une contrainte matérielle  sous une liberté énoncée. Dans un texte de 1968 « Autogestion et Narcissisme », Guattari craignait déjà que l’autogestion comme mot d’ordre ne soit récupérée. Ici elle a été nommée « autonomie ».


Dans ce nouvel esprit du capitalisme il y a un renforcement de la surveillance informatique et la créations de catégories normatives compatibles avec le nouveau système (pp. 574-575). Les travailleureuses sont au final plus controlé-es avec l'auto-contrôle qui va avec le travail en équipe d'un contrôle entre pair-es. L'équipe peut prendre ce qui était autrefois le rôle du chef. Lorsque que des primes de groupes sont en jeu, il y a "une police interne" p576.



Ici le groupe est autant assujetie que assujetissant. le groupe devient le contrôle même d'un mot d'ordre.

 
Michael Power (1994) parle de "audit society", société par audit qui se distingue des sociétés de surveillances de Foucault par le de placement de la "supervision directe" vers "le contrôle des contrôles », elle "reconnait l'impossibilité du projet de surveillance totale de l'organisation taylorienne." p 577.


Ce tour de force est possible grâce à une ambiguïté discursive. L’esprit du capitalisme joue sur 2 sens de « liberté » qui peut aller vers l'accomplissement de l'un (accomplissement individuel) tout en ne ne respectant pas l'autre (liberté comme ce qui s’oppose à une oppression sur un peuple ou une classe) :


1 - Premier sens: Opposition contre l’oppression.
Forme de dépendance historique située. "Acte politique de réappropriation d'une autodétermination », échapper à une oppression (culturelle, religieuse, économique via l'exploitation). Combat des "aliénations spécifiques" car spécifique à un groupe, catégorie, classe etc subissant une oppression injuste. C'est le sens de la critique sociale (p.578).


2- 2ème sens : émancipation. 
Celle de la critique artiste :  s'affranchir de toute forme de nécessité. Combat des "aliénations génériques » où l'incertitude est un mode de vie qui provient des artistes parisiens de la seconde moitié du 19e. Disposer de plusieurs vies et identités. Se libérer de l'oppression sur son identité : "être celui que l'on désire être, au moment où on le désire" p.579. 


Les autopuissances (l’autogestion selon les pratiques anarchistes de gauche) nécessitent la liberté dans ces 2 sens car on ne peut avoir le deuxième sans le 1er. L’autopolitique ( récupération capitaliste de l’autogestion, psychopolitique et déplacement du risque socialisé vers l’individu) les séparent car le capitalisme crée une classe qui pourra avoir les 2 et l'autre qui ne pourra en avoir aucun. C'est la machine capitaliste qui sépare les 2 sens de « liberté » car "les deux formes d'aliénation sont nécessairement liées" (p.580). En effet, on peut penser à ce que dit Deleuze dans son cours 20/05/1986 : "Foucault avait développée, de plus en plus développée à la fin de ses travaux, à savoir que les luttes sociales, et l’émergence de nouvelles luttes sociales impliquent, supposent, de nouveaux modes de subjectivation."

Capitaliser sur l’authenticité


L’autre tour de force est que seul le 3eme esprit du capitalisme répond à la critique d'inauthenticité très liée au 2 premiers esprits avec la massification des objets et leurs standardisation. Leur uniformisations et absences de différentiations, allant de paire avec une massification des être humains où se perd la différentiation entre les hommes dans les modéles tayloriens, travaillant à la chaines, substituables tout comme dans la guerre de masse un soldat de première ligne peut être remplacé par un autre (p. 588).


Le  zombie est aussi cet être humain massifié, création du second esprit. Il est interessant de noter que les zombies du cinéma apparaissent en 68 et 78. Ils reviennent en force dans le jeu vidéo dans les années 90 ( par exemple, Resident Evil) même si on les trouvent tout à long des années 80 . Souvent on a accusé les jeux vidéos et les TIC d'être virtuels, de manquer d'authenticité (cf le terme IRL). Les zombies reviennent d'abord dans un espace souvent critiqué sur sa froideur, sa non matière etc.


Il va se developper un marché des produits "authentique" et "différencié", la mise en avant des qualités humaines dans les relations clients, une marchandisation certaines de ses qualité. "Humaniser" les services, etc Mais la marchandisadisation de produit authentique va être voué à l'échec car le fait même de transformer en produit de consommation en quelque chose qui appartient à des sphères non marchandes est une contradiction. Il faut qu'un produit puisse suffisamment se multiplier pour faire partie de ce qui génère du capital. Pour réduire les cout et facilité leur productions il faut réduire ses produits à  des traits ce qui va alors se faire par une codification qui reste plus souple que le standardisation (reproduction à l'identique) en introduisant des variations par combinaisons de ses traits ce qui va produire des marchandises différentes mais de même style. Bien que ça permette "une marchandisation de la différence" (p.597) le produit reste décevant car le codage le rend moins authentique (pp. 592-598). Avec cet encodage de l'authentique on a une "circulation marchande des signes qui se substitue alors à l'expérience de la "vie" véritable au contact du monde" p.606.
Le 3è esprit du capitalisme va encore joué des contradictions pour supprimer une critique : il va à la fois récupérer la demande d'authenticité en la marchandisant tout en intégrant les idées d'un être en réseau, multiple, non fixe qui est une critique du sujet comme authentique et originale : "Cette double incorporation contradictoire tend à la fois à reconnaitre la demande d'authenticité comme valide et à créer un monde dans lequel cette question ne devrait plus se poser" en effet, ça "permet au capitalisme de contourner l'échec auquel il semble voué dans ses tentatives de réponse aux demandes d'authenticité. Mieux vaut en effet, dans l'optique de l'accumulation illimitée, que la question soit supprimée [...]" p.608-609.  Ainsi "La nouvelle demande d'authenticité doit donc, en permanence, se formuler dans une distance ironique à elle-même ».  Mais le maintient de la contradiction abouti au niveau de l'identité à définir un humain à la fois authentique et adaptable et flexible (p. 622). En effet, définir l'humain comme dépendant de l'environnement et de l'espace dans lequel il est distribué se heurte au problème de la consistance et de la permanence (pour garder en mémoire) qui doit être suffisante dans le temps pour que le processus d'accumulation des rencontres puissent se faire et enrichir les personnes qui profitent de ce jeu (p. 622). Il faut être alors flexible et être dans "la nécessité d'être quelqu'un, c'est à dire un soi doté à la fois d'une spécificité (d'une "personnalité") et d'une permanence dans le temps ce qui est, dans un monde connexionniste, une source constante d’inquiétude. " Tout est dit dans le slogan "devenir soi-même" c'est à dire devenir et découvrir ce que l'on était (p. 622).

Mais dans ce monde, le faiseur de lien doit à la fois s'adapter et apporter "quelque chose" d'étranger au monde dans lequel il travaille, une "exigence transactionnelle" : La rencontre entre l'exigence d'adaptabilité et l'exigence transactionnelle peut entraîner ainsi des tensions insurmontables" (p. 623). La cité par projet tente de dépasser cette tension, en en effaçant le caractère problématique : en supprimant l'exigence d'authenticité par sa réduction "à de simples exigences interactionnelles qui ne doivent pas forcément plonger dans un moi profond" (p. 625). La cité par projet opère un "déplacement des frontières entre ce qui peut être marchandisé et ce qui ne peut pas l'être" (p. 625). Les entreprises demandent de faire appel à des compétences professionnelles et des qualités qui sont d'ordre personnels Alors que jusqu'à présent la capitalisme c'était fondé sur leur séparation En effet le travailleur vend une force de travail (qui peut être "aliéner de façon contractuelle") qui est séparée de sa personne qui est libre est inaliénable. De plus la séparation relation professionnelle d'intérêt avec relation personnelles désintéressés permettait de maintenir une sphère d'authenticité quelque part (p. 647).  Le déplacement de frontière entre le marchandisable (capital) et le non marchandisable (non capital) ouvre la voie alors à une plus grande marchandisation des êtres humains (p.628).

Conclusion

Nous arrivons là au coeur d’un problème qui me travaille sur la question d’une critique d’une identité pour favoriser une vision hybride de nous-même et qui correspond à des propositions qu’on le retrouve chez des autrices comme Donna Haraway. De son texte « Le manifeste cyborg » écrit en 1985 jusqu’à sa proposition plus récente de penser le trouble et de réinventer nos frontières entre les humains et les non-humains. Autrement dit, fabriquer des parentés avec la nature. Le hasard du calendrier a fait que j’ai retravaillé son texte sur le cyborg à l’occasion d’un Marathon Twitch organisé par Le festivals les intergalactiques de Lyon et la chaine M_a_p____. Ces idées ont été récupéré pour produire leur contraire et pose le problème de la réception des travaux d’autrices comme elle et d’autres. Haraway en faisant preuve d’ironie avec une figure comme le cyborg voulait que ce qui était le fruit d’une domination de l’informatique patriarcale, coloniale et capitaliste sur les femmes notamment racisées et prolétarisées, puissent se retourner pour ouvrir une poetique et une politique émancipatrices. Je reviendrais dans de futures articles sur ses travaux mais pour l’heure je peux conclure sur une interview qu’on trouve dans « Habiter le Trouble avec Donna Haraway », elle explique que la figure d’ironie n’était pas une bonne idée car elle a tendance à se retourner en son contraire :


« Je crois que je n'utiliserais plus le mot ironie maintenant, si je devais parler du sens de l'humour du monde - de son absurdité éruptive, des combinaisons multiples de douleur et de joie, d'opportunisme et de fonctionnalité.
Une part du problème avec le terme d'ironie, quand je le réentends aujourd'hui, par contraste avec l'époque où j'ai écrit le Manifeste cyborg, c'est que l'ironie a un peu trop tendance à travailler à partir de couples d'opposés, où une chose finit toujours par se renverser en son contraire. L'ironie présente une dimension oppositionnelle excessive par rapport à ce grand tissage non isomorphique que le monde accomplit, et qui est le monde. Le monde est continuellement éruptif, d'une façon qui surprend toutes ses créatures, pas simplement nous. Et nous vivons à l'intérieur de tout ça, nous en sommes. Alors oui, l'ironie est certainement un des tropes que les êtres humains et la linguistique ont isolés et étudiés, mais il me semble que la question de l'humour est plutôt du côté du rire de Méduse: pas exactement de l'humour, mais une sorte de toute-puissance énergétique, le « ici» d'un rire énergique qui est une façon d'engager et d'attacher, de nous faire sentir que nous sommes toujours déjà dedans et attachés, pas au dehors. Et l'être, ce n'est pas un type d'ordre
- qu'il prenne la forme d'une superposition isomorphique, d'un accord ou d'une paix finale - l'être, c'est bien plutôt une sorte d'éruption. Le rire de Méduse est probablement la meilleure métaphore que je pourrais proposer pour remplacer la notion d'ironie, si je devais réécrire aujourd'hui certains de ces mêmes passages. Si seulement tout cela peut faire »


Ainsi le surgissement n’est pas une sorte de flexibilité adaptable à un pouvoir, il est une émergence constante, un processus toujours au présent et progressif, il ne peut être capitalisable car faisant éruption. Cette non fixité à une identité pure des origines est avant tout une critique de l’essentialisme qui nous réduit à l’état d’objet. Qu’il s’agisse d’objets de connaissances, d’extirpations de savoirs ou d’une exploitation de nos forces de travail, critiquer l’essentialisation c’est détruire les discours qui légitiment des oppressions. Celles-ci parlent à notre place et nous fixent à une place. Au contraire le surgissement c’est une énonciation : nous parlons de nous avec nos mots et nos points de vues de notre place à nous. C’est en sommes, parler que plutôt être parlé. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.