L’angle principale de cette série est d’éclairer cette problématique à la lumière des travaux de Foucault, Deleuze et Guattari. Plus précisément, je m’appuierais sur le travail de Deleuze sur la théorie des énoncés de Foucault et d’un autre coté sur les concepts qui naissent dans Mille Plateaux (Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, 1980). Vous verrez comment leur concepts répondent particulièrement bien à l’approche historique et surtout sociologique (ce qui n’est pas étonnant pour deux sociologues) de L. Boltanski et E. Chiapello. Vous pouvez d’ailleurs consulter dans l’article précédent une synthèse de ces concepts. Il faut également voir ces lectures croisées comme un exercice qui comme tout exercice à quelque chose d’un peu idiot (ou pour être poli « ludique ») : bien que je considère que faire correspondre en relation de stricte égalité des concepts de personnes différentes est voué à l’échec, j’ai fais tout même comme si c’était possible par moment. Il faut voir ce choix comme une façon d’exposer des zones communes mais en aucun cas on peut véritablement parler de correspondance totale.
Cet ouvrage conséquent de plus de 900 pages est un travail d’une grande qualité tant dans sa documentation, sa méthodologie (que je détaillerais pas ici) que dans son articulation. C’est même cette dernière qui m’a particulièrement impressionné. Je ne pourrais pas en rendre compte dans les différents articles concernant ce livre mais si sa taille ne vous fait pas peur attendez-vous à lire une écriture particulièrement bien travaillée donnant lieu à une cohérence globale et dans les détails remarquable. J’aimerais au passage remercier Cécile Canut qui m’a permis d’avoir accès à ce travail titanesque qu’ont abattu les auteurices. Si j’ai choisi de faire un commentaire reprenant l’ordre du texte c’est en grande partie parce que la cohérence d’origine me l’imposait si je voulais rester le plus clair possible (bon ça je ne sais pas si je vais l’être malgré tout).
Note : Pour que vous puissiez facilement distinguer ce que disent les auteurices de mes commentaires, je mettrai ces derniers en italique. De plus, les indications de pages sans précisions d’ouvrage renvoient à leur livre .
L'esprit du capitalisme
Ainsi en toute logique avant de définir ce qu’est l’esprit du capitalisme, iels commencent par présenter la formule minimale du capitalisme : « une exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifique » (p.35). Ce qui implique de remettre dans le circuit du capital de la monnaie pour en cumuler et ensuite réinvestir pour produire plus de monnaie etc. C'est dans et surtout par cette circulation que ça s’accroît.
C'est le principe du schéma de Marx de la circulation de la marchandise spécifique au capitalisme : au lieu de vendre une marchandise pour obtenir la monnaie afin d’acheter une autre marchandise (ma-mo-ma), on a de la monnaie pour acheter une marchandise et la revendre plus chère juste pour cumuler plus de monnaie (mo-ma-mo). Ici la circulation de la marchandise est remplacée par la circulation de la monnaie qui devient le but, faisant alors de la marchandise un moyen. Dans un circuit marchand non capitaliste la monnaie est juste un moyen dont la fin est l’obtention de la marchandise. Autrement dit, dans le capitalisme ce qui devient la circulation et la fin est une abstraction. Ce dernier point est très important pour comprendre ce qui va suivre
En effet, les auteurices soulignent le lien entre insatiabilité et abstraction (il s'agit de chiffres et en terme comptable) : « Dans la mesure où l'enrichissement est évalué en termes comptables [..], il n'existe aucune limite, aucune satiété possible » (p. 36). C'est ce caractère abstrait et immatériel qui fait que par définition il n'y a pas de satiété (quelque chose qui matériellement ou biologiquement ferait que la limite est atteinte).
Il y a une autre raison à l'insatiabilité, c'est une inquiétude : celle de pas récupérer sa mise de départ augmentée du fait de la concurrence qui peut lui prendre le marché. « Cette dynamique crée une inquiétude permanente et offre au capitaliste un motif d'auto-préservation très puissant pour continuer sans fin le processus d’accumulation" (caractère souligné par Heilbroner in Le capitalisme, nature et logique, 1986)
Ici la machine capitaliste, par sa logique pulsionnelle du toujours plus, répond à une angoisse de perte. C’est une machine qui évacue (mais en réalité diffère par la circulation) l'angoisse de perdre. Le principe est de différer le paiement de l'affect d'angoisse par la circulation tel le paiement dans le circuit du crédit.
Quelques pages plus loin iels s’intéressent à comment se crée de l'engagement et de l'implication dans le travail. Pour cela il faut un type de justifications qui convaincs à la fois de l'intérêt personnel et pour le bien commun de participer au processus d'accumulation, L'idéologie qui justifie ces discours se nomme « Esprit » (p. 41). Sur le plan moral l'idéologie est la "façon selon laquelle s'opère la mise en formules de l'indignation et la dénonciation d'une transgression du bien commun. » (p. 93). L’idéologie construit alors une rhétorique qui rend immoral de ne pas participer au processus de capitalisation. Or, quand ça ne tient plus, que les gens n'y croient plus, il faut alors constituer un nouvel esprit.
Par exemple, dans le 1er esprit du capitalisme on a une « conception du travail comme beruf en allemand le mot beruf - vocation qui demande à s’accomplir » (pp. 42-43). Beruf apparaît dans le sens de travail pour la première fois dans la traduction allemande de la Bible de Luther. Cette accomplissement dans le travail rend compatible la morale religieuse avec le recherche de profit de gain car fruit de l'accomplissement de la vocation. Iels sont dans la continuité de Max Weber qui affirme que « les personnes ont besoin de puissantes raisons morales pour se rallier au capitalisme » (p.43). Pour Albert Hirshman 1980 in Les passions et les interêts (1980) cela tend vers 'un "adoucissement des moeurs" une passion inoffensive remplaçant les autres, inoffensive par rapport à elles (pp. 43-44). Dans la note de fin d’ouvrage : la passion transformée en "intérêt" est plus prévisible :"amalgame d'égoïsme et de rationalité doté des vertus de la constance et de la prévisibilité », l'ordre marchant ayant besoin aussi de paix pour prospérer, par exemple en ayant de bonne relation avec ses clients : " la passion de l'argent apparaissait aussi bien moins destructrice que la course à la gloire" (p. 750).
Il est intéressant de voir comment la valeur (être une personne de valeur) est remplacé par la possession de valeur monétaire. André Orléan dans L’empire de la valeur voit quand même le retour de la valeur « gloire » dans le processus, mais peut-être diront nous qu'il est alors mis au service de l'accumulation. Freud dans Malaise dans la culture voit dans le scrupule et la possession un moyen de fixer par un processus obsessionnel son agressivité. On est dans ce qui lie morale et capitalisme. Ainsi la fin du capitalisme serait la fin de cet ordre morale.
L'esprit du capitalisme doit apaiser les 3 inquiétudes suivantes (p. 54) :
- En quoi c'est une source d'enthousiasme et de satisfaction
- La sécurité pour les personnes et leurs enfants
- Pour le bien commun
Iels vont commencer par exposer les 2 premiers esprits du capitalisme qui dans l’histoire se différencient par une figure héroïque, une excitation, une sécurité et un type de bien commun spécifiques :
- 1er esprit : Fin 19e. Figure héroïque : l'entrepreneur conquérant. L'excitation : spéculation, innovation, risque pour les entrepreneurs et émancipation. Libération des jeunes qui sortent du village etc . Sécurité : par la figure du bourgeois et la morale bourgeoise associant des innovations dans les dispositions économiques, des dispositions domestiques importance de la famille, de la lignée, patrimoine, chasteté des filles pour garder les alliances, caractère familial, patriarcale et paternaliste de la relation avec les employés. Le bien commun : justifié dans la croyance dans le progrès futur, science, la technique, l’industrie. C'est ce mélange contradictoire, soit de gain et de moralisme, soit de scientisme et de tradition familial qui sera la base d'une critique dénonçant la bourgeoisie comme hypocrite (pp. 54-56).
- 2e esprit : Entre les années 30 et 60. C'est l'importance de l'organisation. Grande entreprise bureaucratique et centralisée. La figure héroïque : le directeur. Fascination pour le gigantisme. Volonté de faire croitre l'entreprise, la faire prospéré avec des outils d'organisations rationnelles, d'économies d'échelles, importance du marketing etc . Au contraire l'actionnaire propriétaire est celui qui cherche qu'à s'enrichir. Excitation : pour les jeunes diplômé-e-s les nouvelles opportunités apportées par l'organisation, monter en hiérarchie, accédant à des positions de pouvoirs. De changer le monde. Pour les autres : la satisfactions des désirs par la production et la consommation de masse. La sécurité est apportée par les planifications à long termes et la taille géantes des entreprises, la vie quotidienne est prise en charge par des logements de fonctions, centre de vacances etc. Sur le modele de l'armée. Le Bien commun : croyance dans le progrès et science encore plus importante que dans l'esprit précédent mais avec en plus la socialisation de la production : solidarités institutionnelles. Collaboration de l'Etat et des entreprises pour mettre en place une justice sociale. La multiplication des propriétaires, atténuation des luttes des classes. Le contrôle de l'entreprise (par la "technostructure") est séparé de la propriété du capitale (par les actionnaires). Cette séparation entre contrôle et propriété est importante vu comment elle est indissociable dans le 1er esprit. De plus, cela rappelle la différence entre la jouissance comme propriété (jouir d'un bien) et la jouissance comme usage. Voir à ce propos les travaux de Christine Ragoucy sur Lacan et l’économie.
Le capitalisme étant détaché de la morale car son but est l’accumulation, ll va chercher, alors, des justifications et des motifs d'engagement en dehors de lui-même. L’esprit satisfait tout à la fois un besoin interne de répondre aux exigence d'accumulation et de répondre aux exigences des idéologies (dans le sens de Marx : ce qui justifie et légitime une domination) empruntées à l’extérieur (pp. 59-61).
L'esprit amène à la machine capitaliste ce paradoxe : elle en a besoin pour fonctionner mais à partir d'exigences étrangères à elle.
Les cités
Pour construire ces justifications et les concrétiser va alors se constituer des « points d’appui normatifs » que les auteurices vont appeler « Cité ». Elle se définit de la manière suivante (p. 63) :
« Les agencements sociétaux, dans la mesure où ils sont soumis à un impératif de justification, tendent à incorporer la référence à un type de conventions très générales orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle, modélisées sous le concept de cité (Boltanski L. , Thévenot L. De la justification. Les économies de la grandeur. 1991). Le capitalisme ne fait pas exception à cette règle. »
On peut noté que ce terme de « cité » qui est synonyme de « ville » est intéressant. Dans le sens où dans Mille plateaux la ville devient ce qui actualise et réalise le pouvoir (toujours informel et du coté diagramme) de l’Etat qui part la nature machinique du capitalisme réalise le mot d’ordre de celui-ci.
Ainsi , L’esprit du capitalisme se réfère à 2 logiques (p. 63) :
- Un actant "concourant à la réalisation de profit".
- Ce qui juge en fonction de principes universels, les actes de la 1ère logique
Deux logiques qui jugent la capacité de profit et sa justification morale : "Le concept de cité est orienté vers la question de la justice. Il vise à modéliser le genre d'opérations auxquelles, au cours des disputes qui les opposent, se livrent les acteurs lorsqu'ils sont confrontés à un impératif de justification [...] La justification est nécessaire pour appuyer la critique ou pour répondre à la critique quand elle dénonce le caractère injuste d'une situation" Nous sommes pleinement dans ce disait Foucault. Il y a un rapport de force qui rassemble les énoncés et les distribue. De plus nous verrons que ces énoncés de justifications sont extraites du corpus critique
Les justices vont se définir par rapport à un ordre de grandeur qui va justifier par exemple comment les richesses sont distribué dans l'espace (les énoncés sont distribués dans l'espace du langage de la formation historique) et réciproquement que ce partage inégalitaire soit accepter comme juste. Cet accord est fondé sur un principe d'équivalence qui doit être clair et présent à l'esprit de tous (p. 64) . Dans ce cadre Luc Boltanski et Eve Chiapello établissent un corpus à partir de données de terrain sur des disputes concernant les justifications émanant de la vie quotidienne avec des textes classiques de philosophie politique qui sont en cohérence avec les données de terrain. Ce sont des énoncés dans le sens de Foucault où le corpus n’est pas celui d’un champs spécifique unique mais rassemblent une variété de lieux de production à une époque donnée.
Il y a 6 logiques de justifications pour six cités : Dans chaque type de cité est attribué un "grand" et une valeur qui qualifie/mesure cette grandeur (pp. 65-66).
- Cité inspirée : grandeur du saint atteint par la grâce ou bien l'artiste inspirée
- Cité domestique : la grandeur dépend d’une position hiérarchique dans une chaine. Le grand est l’ainé, le père, l'ancêtre
- Cité de renom : la grandeur c'est la réputation.
- Cité civique : le grand représente le collectif et la volonté générale.
- Cité Marchande : le grand est celui qui s'enrichit avec des marchandises très désirées
- Cité industrielle : la grandeur c'est l'efficacité.
Il y a plusieurs cités qui peuvent cohabiter car ce sont des agencements. Un esprit est composé de plusieurs cités (agencement). Par exemple, le second esprit est un compromis entre cité industrielle et cité civique. Et 1er esprit, un "compromis entre des justifications domestiques et des justifications marchandes" (p. 66). Notez que ce sont des agencements d'une énonciation particulière car ce sont des justifications. Si les esprits peuvent combiner plusieurs cités c’est parce que les agencements sont des actualisations, réalisations des machines abstraites. Or, une machine abstraite travaille dans d'autres machines abstraites. On pourrait trouver contradictoire que l'esprit se définisse par les cités qui le suppose. Ce qui serait le cas où en effet il y aurait dans un 1er temps un esprit puis des cités. Mais nous sommes dans un cas d’immanence : la cité n'est pas une conséquence d'un esprit mais juste sa version réalisée. Esprits et cités sont co-substantielles. L'esprit s'appuie sur un esprit précédent et sur ce qui a déjà été stratifié historiquement et déjà agencé.
A ces 6 cités, iels en proposent une septième pour « décrire le "résidu" ininterprétable dans le langage des cités déjà existantes » dans un monde en réseau (p.66 ). Elle se nomme « cité par projets » et elle correspond à un 3ème esprit du capitalisme, ce fameux « nouvel esprit du capitalisme » qui donne le nom à leur livre. Je l’aborderai dans les articles suivant.
Conclusion
Pour ce qui est du prochain article, il s’agira de se focaliser sur la question des critiques qui ont un rôle primordial dans la constitution d’un esprit du capitalisme car il légitime tout autant qu’il contraint le processus d’accumulation.
En effet, il est une négociation socio-economico-morale qui détermine ainsi la limite à pas dépasser qui serait alors une rupture du contrat de la négociation qui a eu lieu. L'esprit du capitalisme est constitué des énoncés redistribués par un diagramme de négociation. En changeant de seuils c'est aussi l'instauration d'une nouvelle limite : « L'esprit du capitalisme fournit ainsi à la fois une justification du capitalisme (par opposition aux remises en question qui se veulent radicales) et un point d'appui critique permettant de dénoncer l'écart entre les formes concrètes d'accumulation et les conceptions normatives de l'ordre social » (p.68). Mais comme nous l’avons vu dans l’article précédent, le capitalisme n’est pas constitué de limites mais que de seuils qui sont justement ce sur quoi il y négociation. La critique ne peut faire à proprement parler limite car le monde de la négociation est celui des seuils. La véritable borne à tout cela est ce qui est inéluctablement ce qui s’impose sans discussion possible. A savoir, la mort, la fin de la vie, la notre et celle bien évidemment de notre planète.