Note : Pour que vous puissiez facilement distinguer ce que disent les auteurices de mes commentaires, je mettrai ces derniers en italique. De plus, les indications de pages sans précisions d’ouvrage renvoient à leur livre.
L'esprit du capitalisme se génère à partir de ses ennemis pour "trouver les points d'appui moraux qui lui manquent et incorporer des dispositifs de justice dont il n'aurait sans cela aucune raison de reconnaitre la pertinence". Le capitalisme est autant robuste car " il a trouvé chez ses critiques mêmes les voies de sa survie » (p. 71). C'est cette capacité de récupération d'une partie de la critique qui fragilise la critique et le militantisme anti-capitaliste. Du moins à l'époque de leur livre (p. 72).
On voit bien que ce sont les même propositions, les mêmes mots et phrases de la critique mais passé dans des nouveaux énoncés. Cela revient à se faire prendre son épée dans un combat. C'est bien la même épée mais ce n'est plus notre arme. C'est une machine à négocier, comme les gens qui par le discours cherchent toujours à avoir raison. Ce qui lui fait résistance la fait bouger. Néanmoins il est primordial de bien distinguer deux moments très différents. Si la machine capitaliste négocie c’est lorsqu’elle est déjà dans un certain régime de fonctionnement : quand elle est en cours de marche et suffisamment lancée. Par contre, pour son démarrage et quand atteint des points critiques, elle a recourt à la violence la plus totale. Marx expliquait dans Le capital I que le capitalisme pour son processus d’accumulation initial avait exproprié violemment des paysans de leur terre. Mais ce qu’il n’avait pas vu c’est qu’une des conditions nécéssaire mais pas suffisante du capitalisme a été la colonisation particulièrement meurtrière et dépossédant de nombreuses vies de tout. Alain Bihr a détaillé cette lugubre histoire dans son livre Le premier âge du capitalisme. Tome 1. Mais la répression nécessaire à la machine se fait également à d’autres moments durant des révoltes, des manifestations ou quand un peuple veut reprendre ses terres dont il a été expulsé. J’ai utilisé l’image de l’épée plus haut ce qui est de circonstance quand je fais référence au peuple palestinien. En effet, je ne peux que penser à cette phrase de Kanafani dans une interview de 1970, lorsque le journaliste lui demande pourquoi ne pas négocier avec Israel : "That is [a] kind of a conversation between the sword and the neck (C’est une sorte de discussion entre l’épée et le cou)» . C’est une machine répressive quand elle ne peut négocier notre consentement. On a vu mieux comme politique démocratique !
Épreuve de force
Le capitalisme lorsqu’il ne passe pas par la répression et la violence directes se légitime par un régime de force. Ainsi, la sélection, la distribution des inégalités et la définition des grandeurs dépendent d'épreuves de forces. Si celles-ci respectent les contraintes de justification alors elles deviennent légitimes et l'attribution de grandeur est considéré comme juste. Une société peut se définir par la nature de l'épreuve et sur les conflits portant sur sa légitimité. Elle est lié étroitement à la critique car celle-ci va porter sur le caractère légitime de l’épreuve (pp. 76-79).
On retrouve la distribution des énoncés selon un rapport de force chez Foucault. La critique va avoir ce pouvoir d'affecter l'épreuve qui pourra soit être dans la justification soit le changement d'épreuves. La négociation s'incarne là à travers les énoncés de ceux qui justifie la légitimité de l'épreuve et ceux qui la critique. C'est la critique qui a le pouvoir d'affecter l'épreuve car c'est celle-ci qui va basculer dans un autre agencement d'énonciation. Mais les propositions, les mots des phrases vont passer un seuil de justification et non plus de critique. C'est un diagramme de la négociation
Dans ce cadre Luc Boltanski et Eve Chiapello distinguent deux types de critiques (pp. 80-81) :
- Réformistes : consiste à corriger l'épreuve pour qu'elle soit plus juste. En terme de négociation on s'accorde à ce qui permet de garder l’agencement.. La problématique est alors la limite à ne pas dépasser pour que l'agencement actuel se maintienne. C'est la logique de l'avant dernier.
- Radicale : critique l'épreuve, associé aux révolutionnaires peut aboutir à un changement d'épreuve. Se fait au nom de principes venant d'autres cités. Vient de l’extérieur. Cette critique est dans une logique de changement de seuil donc d’agencement. C'est la logique du dernier.
Les différentes formes historiques des critiques du capitalisme
Si les critiques naissent de "sources d’indignations », il est nécessaire pour en faire une critique articulée, un "appui théorique" et une "rhétorique argumentative pour donner de la voix et traduire la souffrance individuelle en des termes faisant référence au bien commun »(p. 85). Il y a donc deux niveaux (pp. 85-86) :
- Primaires : émotionnels, indignatons etc.
- Secondaires : réflexifs et théoriques qui lient et soutiennent la lutte supposant des liens entre situations historiques qu'ils subissent et valeurs universels. Lorsque les auteurices parlent de désarmements de la critique, il s'agit de ce ce second niveau. Le 1er niveau demeure.
La critique est aussi une machine discursive où des désirs individuels à son entrée vont être transformées en intérêts et bien communs à sa sortie. Les 2 niveaux primaire et secondaire font penser au processus primaire et secondaire de la psychanalyse. une machine qui transformerait les processus primaires (donc affect, ça, pulsion, corps, désirs, principe de plaisir) en processus secondaires (ajourner la pulsion, tourner vers le social et le culturel etc) Critique et capitalisme sont deux machines se ressemblant qui transforment désirs individuels et primaires en collectif et secondaires. La différence est que la machine capitaliste travaille pour la jouissance (toujours plus). La machine critique du capitalisme est en quelque sorte sa correction, son patch, sa version non buguée par la jouissance et tournée vers la préservation des fonctions vitales et sociales
Il y a 4 formes de critiques du capitalisme qui n'ont pas radicalement changé depuis le début car malgré les changement de formes, sa "nature" (iels reprennent l'expression de Heilbroner, nous pourrions dire que cette nature c'est la jouissance) demeure inchangé. Iels les rangent 2 grands groupes : la critique artiste et la critique sociale.
Critique artiste
Prenant source dans le mode de vie bohème, elle porte sur le fait que le capitalisme fait perdre le sens, le beau, la liberté à cause d'une moralité bourgeoise normative et la standardisation de la marchandise. Rejette une morale du travail qui nuit à la liberté de créer. Repose sur les oppositions entre attachement et détachement, stabilité et mobilité. Le bourgeois attaché à ces terres soucieux de la conservation des biens, possédant les usines, pris dans le but de reproduire, augmenter la production. De l'autre coté se dessine le modèle du dandy, de l'intellectuel, de l'artiste libres de toutes attaches (p. 88). Cette critique regroupe les deux suivantes :
- Capitalisme source de désenchantement et d'inauthenticité des objets, des personnes (p. 86) etc.
- Capitalisme source d'oppression contre la liberté, la créativité contre la discipline, la surveillance contre la force dominante du marché "force impersonnelle qui fixe les prix" contre les formes de subordinations que peuvent représenter le salariat par exemple (p. 86). On peut déjà voir là les motifs du 3ème esprit du capitalisme qu’on abordera par la suite.
Cette critique touche plutôt à l'excitation et au plaisir. donc attaque le capitalisme comme capacité à produire du désir
Critique sociale
Provenant du socialisme puis du marxisme. Elle combat l'exploitation par les plus riches des plus pauvres. S’appuie sur la morale d’une inspiration chrétienne. Elle rejette parfois violemment l'individualisme, l'immoralisme ou un neutralisme moral des critiques artistes. Elle dénonce le capitalisme sur ces 2 travers :
- Le capitalisme comme source de misère et d'inégalité d'une plus grande ampleur qu'autrefois
- Le capitalisme comme source d'opportunisme et d'égoïsme détruisant les liens sociaux en favorisant les intérêts particuliers au détriments de la solidarité.
C'est la critique sociale qui attaque le plus le capitalisme sur son incapacité à produire un bien commun, elle attaque directement sa capacité à produire une société juste.
Du fait de la quasi impossibilité à les tenir ensemble de façon cohérente, une critique va favoriser un axe plutôt que les autres. Les critiques contre l’inauthenticité peuvent être accompagnées d'une nostalgie des sociétés traditionnelles, pour leur dimension communautaire. La critique contre la misère et l'oppression dans une société riche s'appuie sur des valeurs de liberté et d'égalité associées à la montée de la bourgeoisie et montée du capitalisme (François Furet qui montre que les valeurs bourgeoises sont un puissant levier pour la critique de la bourgeoisie. p. 87)
Ces critiques n'étant pas directement compatibles (c’est à dire non contradictoire) ne peuvent se retrouver associées ensemble par des conjectures historiques souvent qu’au prix de malentendu, d’incohérence ou de tension (p. 89). La critique artiste est une contestation radicale des valeurs de bases du capitalisme car s’oppose à la standardisation, l’industrialisation, la rationalisation. Elle suppose donc une sortie du capitalisme. La critique sociale cherche avant tout à réduire inégalités et la misère ciblant par là les intérêts individuels qui les causent. S'ils existe des solutions radicales, ça ne suppose pas pour autant un rejet total de l'industrialisation. Chacune tendant soit vers une critique radicale soit vers une critique réformiste. Elles possèdent chacune une version moderniste et un versant anti moderniste (pp. 90-91).
Nous sommes bien dans le corpus critique dans les énoncés de Foucault où ce qui le définit ce n’est l’homogénéité mais les hétérogénéité interne. Il s’agit d’établir les règles de variations, de transformations et de passages au sein de cet ensemble.
Conclusion
A partir de là si vous n’avez pas l’habitude des concepts de Deleuze & Guattari vous risquez de ne pas comprendre grand chose . Je vous invite alors à consulter l’article où je synthétise quelques concepts de leur crus. Sur le plan du langage nous pouvons résumer les choses ainsi : La transformation de limites (résistance par la critique) en seuils. Un énoncé critique se transforme alors en énoncé de justification. C’est le mot d’ordre capitaliste comme phénomène de langage qui permet cela. Il joue sur la variabilité interne des énoncés de critiques pour déplacer et adapter ses seuils de transformations. Le mot d’ordre capitaliste est une injonction jouissante à produire toujours plus de monnaie. Il prend la forme d’axiomatiques et d’un certain formalisme mathématique mais ne fonctionnant que par les contradictions logiques. Or l’axiomatique et la consistance logique sont définit justement par l’absence de contradictions. Comme les axiomes de ce mot d’ordre n’en sont pas, il faut alors parler de pseudo-axiomes qui ne gardent de l’axiomatique que sa fonction d'abstraction. La machine abstraite pseudo-axiomatique capitaliste, c’est du non spécifié, non formé qui s'appliquent comme universel (marché unique) sur toutes les différentes formes. Ce qui la différentie de la machine abstraite (ou diagramme) c'est qu'elle ferme sur des coordonné. Elle fixe, distribue et spécifie. Elle se veut applicative et opératoire. Elle cherche une stabilité en enlevant et en rajoutant des pseudo-axiomes pour ne peut aller dans la ligne de fuite. Elle ouvre et ferme ses bornes pour continuer d'opérer sa jouissance du toujours plus. Mais elle est immanente aux autres machines. En faisant cela elle ne peut empêcher qu'il y a du décodage, du flux qui lui échappe. Car elle ne peut réussir que sur ce qui est dénombrable. Or le monde est une multitude indénombrable. C'est un combat de code : quand une limite vient décoder des lignes sociales via des critiques, la machine capitaliste les surcodent et change les énoncés mais avec les mêmes termes. Sauf que dès qu'il y surcodage, il y a des décodages. Le capitalisme ne cesse de s'adapter pour empêcher les fuites. Le livre présente le fait que la capitalisme va trop vite pour la critique. C'est vrai dans le sens où la forme que prend le régime d'épreuve demande un codage mais c'est faux dans le sens où la machine capitaliste ne fait que déplacer les limites pour empêcher les fuites qui sont premières. Distinguer des formes de critiques codées d'autres éléments non formés et décodés est complexe. Les pseudo-axiomes agissent sur une négociation : les termes des demandes-critiques-revendications sont repris au dépassement d'un seuil créant un nouvel agencement et deviennent les termes de l'offres-justifications-motivations-engagements. Avec les mêmes mots, phrases, propositions des énoncés de demandes deviennent des énoncés d'offres. Il y a un agencement d'énonciation portant sur la désirabilité qui devient la base d'une nouvel agencement de pouvoir : "vous l'avez désirez maintenant obéissez à ce désir" mais ce désir est agencé d'une autre manière : servir cette fois le mot d’ordre capitaliste. Agencé ainsi les désirs deviennent des désirs pseudo-axiomatisés. Enfin si une machine abstraite est mutante et multiple, décodée, déterritorialisée, la machine capitaliste ne fait que changer, augmenter sa dimension en une direction simple : toujours plus. On pourrait dire que la machine abstraite c’est un toujours multiples comme toujours différents et autres. La machine capitaliste de son coté est un toujours plus en nombre (mais un nombre abstrait donc sans faim/fin). Attention il n'y a de désir que agencé. Les désirs sont dans les agencements, dans les machines concrètes (les dispositifs chez Foucault), réalisés. La machine abstraite en est une condition de possibilité immanente, coextensive et coexistante.
Dans Le nouvel esprit du capitalisme, on comprend que la critique peut se faire devancé dans les nouveaux dispositifs du capitalisme qui demande alors à la critique de rattraper ce temps de retard en s’adaptant à une nouvelle forme de son adversaire. Mais si on suit Deleuze & Guattari, quoiqu’il arrive il y aura toujours des lignes de fuite que la machine capitaliste va tenter de fermer par la répression par exemple. Vu le recours à la répression régulière et constante notamment ces dernières années et un peu partout dans le monde on peut se demander si la capacité à récupérer la critique n’as pas justement atteint un point critique du fait de lignes de fuites obligeant à passer par le fascisme.
Mais avant d’en arriver là (du moins en occident) le capitalisme s’est constitué à partir des années 70-90 un nouvel esprit, un 3ème qui répond aux revendications de sens dans le travail et d’autonomie de mai 68. Cet esprit qui va instaurer l’ère du néo-management, du coaching et d’un capitalisme des affects répond aux revendication de la critique artiste. Nous verrons cela dans le prochain article.