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Billet de blog 7 juin 2024

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Qu'est-ce que le genre ?

Si les personnes réactionnaires ont peur de « l’idéologie du genre », ce n’est pas seulement parce qu'elles sont mal renseignées : c’est aussi parce qu’elles sentent que quelque chose d’important se joue dans la mise en question des notions de « masculin » et de « féminin » : un mouvement qui va peut-être modifier en profondeur les structures de la société.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Trois remarques préliminaires

1. Ayant d’abord écrit un texte relativement long, je l’ai considérablement raccourci. Je publie ici les deux versions, en commençant par la plus courte.

2. Je ne suis pas un spécialiste des questions liées au genre, et je prie à l’avance les personnes qui sont en train de me lire de pardonner mes éventuelles erreurs et approximations. Ma seule excuse, c’est que ces questions sont trop importantes pour rester le privilège d’experts. Elles doivent faire l’objet de débats publics où tout le monde peut s’exprimer.

3. Mon billet n’a pas la prétention d’être exhaustif. Par exemple, il ne parle pas de la nécessaire articulation des combats contre la domination masculine et l’homophobie et la transphobie avec d’autres combats tout aussi légitimes (comme l’antiracisme ou l’anticapitalisme). J’avais abordé ce sujet dans un autre billet : https://blogs.mediapart.fr/j-grau/blog/050317/que-choisir-la-lutte-des-classes-ou-l-antiracisme

Version courte de l’article

Genre et sexe biologique

Que faut-il entendre par « genre » ? En général, ce mot renvoie à une division de l’humanité ou d’un groupe humain en deux catégories (« hommes » et « femmes ») dont les caractéristiques sont déterminées par la culture d’une société, bien qu’on les présente souvent comme « naturelles ». Ces caractéristiques servent non seulement à distinguer les hommes des femmes, mais aussi des pratiques, des manières de penser et de parler, des choses matérielles, censées être typiquement « masculines » ou « féminines »... Ainsi défini, comme construction sociale et culturelle, le genre apparaît comme variable : suivant les époques, les sociétés ou les catégories sociales, telle activité (professionnelle ou domestique), telle manière de parler ou de s’habiller seront tantôt qualifiées de « féminines », tantôt de « masculines ». C’est ainsi que la cuisine est considérée comme une activité « féminine » lorsqu’elle reste cantonnée dans le cadre familial, alors qu’elle devient comme par magie très  « masculine » dans le domaine de la haute gastronomie.

À la différence du genre, le sexe biologique est une catégorie naturelle, qui permet de distinguer les hommes des femmes indépendamment des époques ou des sociétés.

On peut ajouter à cette différence entre sexe et genre une autre distinction : celle qui peut exister entre le genre et le sexe attribués par la société à un individu et son identité personnelle de genre, la manière dont il se perçoit dans son expérience intime. Lorsque le décalage entre les deux choses est particulièrement important, un individu peut se définir comme transgenre. Alors qu’il est considéré par la société comme une femme, il peut se percevoir comme un homme et demander à être traité comme tel, et vice-versa. Mais des personnes transgenres peuvent aussi être non-binaires, et refuser d’être rangées dans les catégories « homme », « femme » – voire, pour certaines, dans un genre quel qu’il soit.

Le « sexe biologique » est déjà culturel

Revenons maintenant à la distinction entre le genre (culturel par définition) et le sexe (biologique). Bien qu’elle semble raisonnable, elle n’est pas sans poser problème. On peut en effet, comme la philosophe Judith Butler, estimer qu’il n’y a pas une différence naturelle qui préexiste à la division culturelle entre les genres. Dans cette perspective, le sexe est lui aussi une construction sociale et culturelle, tout comme la séparation entre l’hétérosexualité (obligatoire) et l’homosexualité (condamnée). Les discours sur le sexe sont imprégnés dès le départ d’un préjugé fondateur, suivant lequel il y a dès le départ une division de l’humanité entre deux catégories bien distinctes. C’est au nom de ce préjugé, par exemple, qu’on a longtemps décidé arbitrairement du sexe des personnes intersexes, c’est-à-dire dont les organes génitaux ne sont pas clairement définis à la naissance. L’idée d’un sexe biologique qui serait purement naturel et préexisterait au genre est donc illusoire. Elle est aussi un obstacle à une remise en question radicale d’un ordre social structuré par la domination masculine et l’homophobie.

Tout est-il culturel ?

Est-ce à dire que la culture patriarcale et hétérosexuelle imprègne tellement les discours (y compris les théories scientifiques) qu’il soit impossible de dire quoi que ce soit de sérieux sur les différences biologiques entre les hommes et les femmes ? On peut en douter. D’ailleurs, ce sont souvent des découvertes scientifiques (en biologie, primatologie, éthologie…) qui ont mis en question les représentations machistes et homophobes que l’on se faisait des hommes et des femmes – et, plus généralement, des mâles et des femelles.

Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on affirme que certaines caractéristiques biologiques des hommes et des femmes ont une influence sur leurs comportements respectifs qu’on justifie ces comportements. Certaines observations, par exemple, semblent indiquer que les garçons sont naturellement moins intéressés par les bébés que les filles. Mais cela n’implique aucunement qu’il soit juste de laisser aux femmes la charge de s’occuper des enfants en bas âge pendant que les hommes vaquent à des occupations qu’ils considèrent comme plus passionnantes. On peut même penser qu’une meilleure éducation (des garçons, notamment) permettrait une répartition plus équitable des tâches domestiques. Même en admettant que les femmes et les hommes aient des tendances naturelles un peu différentes, ces tendances ne sont pas des instincts rigides qui détermineraient les comportements et ne pourraient pas être corrigés par l’éducation ni l’instauration de nouvelles normes collectives.

Enfin, il est permis de penser qu’il y a chez l’être humain des tendances naturelles qui peuvent être mobilisées pour mettre en question la domination masculine. La compassion, tendance souvent considérée comme « féminine », est naturellement présente chez les hommes, mais elle est souvent étouffée en eux par une éducation qui vise à les transformer en des êtres froids et dominateurs, sans pitié pour les personnes qu’ils asservissent. Revaloriser une certaine forme de compassion permettrait peut-être de mettre fin à cette fabrication malsaine de la masculinité. Inversement, les femmes ont peut-être intérêt à suivre le conseil de la philosophe Elsa Dorlin, à savoir désapprendre à ne pas se battre. Il y a chez tout être vivant une tendance naturelle à protéger son corps contre des agressions extérieures. La domination masculine repose en partie sur une neutralisation de cette tendance chez les femmes. Pour mettre fin à cette oppression, il s’agirait donc d’inventer une culture où la féminité n’implique pas la docilité ni la passivité.

Entrelacement de la nature et de la culture

Il ne semble donc pas si absurde, finalement, que la manière des hommes et des femmes ne soient pas uniquement déterminée par la culture. Il semble bien qu’il y ait des caractéristiques naturelles chez tous les êtres humains, mais aussi des différences biologiques plus ou moins marquées entre les hommes et les femmes. Cela dit, Judith Butler a sans doute raison d’affirmer qu’il n’est pas possible de retourner à un mythique état naturel, pré-patriarcal, où seules les différences biologiques entre les sexes existaient. La culture imprègne profondément notre vie, depuis notre naissance, à tel point qu’il serait sans doute vain de chercher chez l’être humain quelque chose qui serait purement naturel. Mais, inversement, des processus naturels sont omniprésents dans la socialisation et l’apprentissage d’une culture. Cela vaut aussi pour la construction du genre par l’éducation. Qu’ils le fassent consciemment ou non, les adultes ont tendance à récompenser les enfants lorsque ceux-ci ont un comportement ou une apparence extérieure conforme au genre qu’on leur attribue. Inversement, ils se montrent désagréables envers les enfants qui ne se comportent pas comme ils devraient étant donné le genre auquel ils sont censés appartenir. Or, c’est naturellement que les animaux – dont l’être humain fait partie – cherchent le plaisir et fuient la douleur. Il y a donc bien un enracinement du genre dans des processus naturels, à la manière dont une greffe – lorsqu’elle réussit – produit des liens étroits entre un organisme et l’organe qu’on a implanté en lui artificiellement. Cependant, la fabrication de la masculinité et de la féminité n’en comporte pas moins un côté culturel, voire un travail long et pénible.

Genre et domination

On vient de voir que l’éducation peut parvenir à greffer durablement un certain genre à des individus. Ces derniers sont alors cisgenres : au contraire des transgenres, ils acceptent le sexe et le genre que la société leur a attribués, leur identité de genre coïncide plus ou moins avec le genre social. Il est donc très difficile de mettre en question le genre et les stéréotypes de genre, car toutes ces constructions culturelles paraissent dans une large mesure « naturelles ». Mais cela ne veut pas dire que les cisgenres soient parfaitement à l’aise dans leur genre, car la division de la société en deux genres est presque toujours liée à une forme de domination masculine.

La domination masculine prend des formes très variées en fonction des sociétés, des cultures et des époques. Mais presque toutes les sociétés étudiées par les anthropologues sont structurées par elle. L’égalité est l’exception, et la domination la règle. Mais le fait qu’il y ait des exceptions peut nous motiver à combattre les structures de domination qui sont implantées dans les institutions, dans les esprits et dans les corps. Ce combat passe notamment par une mise en lumière du caractère artificiel, et en grande partie nocif, de la division de l’humanité en deux genres distincts. La manière dont on définit ce qui est « masculin » et ce qui est « féminin » varie considérablement suivant les sociétés et les périodes historiques, mais ces définitions ont presque toujours quelque chose en commun : le masculin est associé à ce qui donne du pouvoir et du prestige, alors que le féminin est relativement dévalorisé. C’est ainsi que les hommes s’accaparent les métiers les plus valorisés socialement (en termes d’argent, de pouvoir et de prestige) et laissent aux femmes les tâches qu’ils jugent ingrates (tels les métiers du « care »). Et il n’est pas rare que la définition du « masculin » et du « féminin » évolue rapidement quand une activité naguère très féminine se trouve valorisée par la société, ou quand un métier très masculin se féminise en même temps qu’il se dévalorise.

Libérons-nous toustes !

Nous avons donc toutes et tous intérêt à réfléchir au genre – non seulement dans un but théorique, par curiosité – mais pour nous affranchir des rapports de domination qu’il implique. Cela vaut bien entendu pour les femmes, les transgenres, les gays et les lesbiennes, ou encore les intersexes, car toutes ces personnes souffrent d’une organisation de la société profondément machiste, binaire, homophobe et transgenre. Même les hommes cisgenres et hétérosexuels, malgré les privilèges dont ils jouissent, peuvent avoir intérêt à essayer de se libérer de la masculinité telle qu’elle est définie aujourd’hui. Les dominants sont prisonniers du système de domination qui les avantage. Ils doivent en effet s’interdire au moins trop choses :

- s’adonner à des activités jugées indignes d’eux (trop « féminines »), même si ces activités les attirent ;

- avoir d’authentiques relations amicales ou amoureuses avec des personnes qu’ils sont censés mépriser (les femmes, les gays, les transgenres….) ;

- contester trop radicalement la domination qu’ils subissent de la part d’autres hommes.

Encore une fois, même les personnes cisgenres ne peuvent pas être parfaitement à l’aise avec un système social qui rangent dans les individus dans des catégories étriquées et punit ceux qui s’efforcent de mener une vie plus libre et épanouissante.

Version longue

Introduction

Pourquoi la mise en cause des stéréotypes de genre terrifie-t-elle le Syndicat de la Famille (ex-Manif pour Tous) ? Est-ce parce qu’il est mal renseigné sur ce sujet ? Oui, probablement. Mais il se peut aussi qu’il sente que quelque chose d’important est en train de se jouer – non seulement à l’université ou à l’école, mais dans toute la société. Des questions portant sur la définition du mot « genre » ou sur le rapport entre genre et domination ont cessé d’être purement théoriques, si tant est qu’elles l’aient jamais été. Tout le monde a intérêt à y réfléchir : non seulement les personnes transgenres ou non hétérosexuelles, mais encore les femmes, et même tous les hommes – y compris ceux qui sont hétérosexuels et cisgenres. Si nous avons intérêt à réfléchir à ces questions, c’est que la division de l’humanité en deux genres (masculin et féminin) joue encore un rôle très important dans l’organisation des sociétés. Cela vaut au niveau de l’État, des métiers, des entreprises, mais aussi dans les relations les plus intimes que chaque être humain entretient avec ses semblables et avec lui-même. Et une réflexion sur le genre est d’autant plus passionnante que la structuration des sociétés et des individus par l’opposition féminin/masculin est sans doute en train d’être bouleversée. Quelle que soit notre attitude à l’égard de cette transformation (adhésion enthousiaste, curiosité, perplexité, critique, rejet viscéral….), elle ne saurait être de l’indifférence.

Genre et sexe biologique

Avant de nous demander ce que peut nous apporter, concrètement, une réflexion sur le genre, tâchons de définir ce mot. Comme on va le voir, cette entreprise n’est pas aisée, et elle donne lieu à des débats à la fois théoriques et politiques. Selon une première définition, le mot « genre » renvoie à un couple de catégories socialement et culturellement construites – le masculin et féminin – par lesquelles on caractérise les membres d’une société, mais aussi des activités, des manières d’être et de penser, des désirs, des façons de parler et de mouvoir son corps, des styles vestimentaires, des objets de la vie quotidienne… Toujours selon cette même définition, il faudrait bien distinguer le genre du sexe biologique, qui serait donné naturellement et ne serait pas un produit de la culture, d’une idéologie ni d’une organisation sociale.

Il faut également distinguer entre le genre imposé à un individu dès la naissance, en général en fonction de critères anatomiques, et l’identité personnelle de genre, la manière dont cet individu se définit et se perçoit lui-même. Pour la plupart des gens, semble-t-il, cette identité personnelle correspond à peu près au genre qu’on leur a attribué. On dit alors qu’ils sont « cisgenres ». Mais il existe aussi – et elles sont de plus en plus visibles – des personnes qui refusent le genre qui leur a été imposé. Elles peuvent se percevoir comme hommes alors qu’elles sont officiellement considérées comme des femmes, ou inversement. Elles peuvent aussi être « non binaires », c’est-à-dire refuser d’être cataloguée comme « femmes » ou comme « hommes », soit parce qu’elles se perçoivent comme appartenant à un autre genre, soit parce qu’elles ne s’identifient à aucun genre.

Mais revenons à la définition du genre, comme catégorie sociale et culturelle, par opposition au sexe biologique. Cette définition est la plus ancienne. Elle émerge entre les années 1950 et 1970, notamment avec les travaux de la sociologue Anne Oakley1. C’est aussi la plus facilement acceptable en apparence. Tout le monde peut s’accorder pour dire qu’il y a des différences biologiques entre un homme et une femme cisgenres. Contrairement au premier, par exemple, la seconde a un utérus et des glandes mammaires qui lui permettent de porter en elle un enfant et d’allaiter. Tout le monde peut également constater, sans faire de recherches approfondies en histoire, en sociologie ou en anthropologie, que la définition du « masculin » et du « féminin » peut varier considérablement suivant les époques ou les sociétés, ou même à l’intérieur d’une société. Il fut un temps, pas si lointain, où il était interdit ou mal vu, pour des femmes européennes, de porter des habits typiquement « masculins » comme un pantalon ou d’avoir des pratiques « masculines » comme fumer ou jouer au football. Mais les variations culturelles peuvent aussi exister à l’intérieur d’une même société et d’une même époque. C’est ainsi, par exemple, que la cuisine reste encore une activité très « féminine » dans le cercle familial, alors qu’elle est au contraire extrêmement « masculine » dans les grands restaurants. Les chefs étoilés sont rarement des cheffes. De manière générale, comme on le verra un peu plus loin, toutes les sociétés et les époques ne valorisent pas forcément les mêmes choses, mais elles ont généralement tendance à considérer comme « masculines » les activités qui apportent le plus de pouvoir ou de prestige, et à dévaloriser au contraire les activités « féminines ».

Tout cela est relativement consensuel. Je fais le pari que même des membres du Syndicat de la Famille pourraient l’admettre en partie. Seulement cette définition du genre pose au moins deux problèmes. D’abord, les discours sur le « sexe biologique » sont toujours plus ou moins imprégnés d’une certaine culture, y compris lorsqu’ils sont le fait de scientifiques. On peut donc se demander s’il y a une réelle différence entre le genre et le sexe : tout n’est-il pas, de part en part, culturel ? Ensuite, même si on maintient qu’il y a une différence entre nature et culture, donc entre sexe et genre, on doit bien constater que les deux choses sont étroitement entremêlées, si bien qu’il est très difficile de faire la part des choses. Voyons cela un peu plus précisément.

Le « sexe biologique » est déjà culturel

La philosophe Judith Butler n’est sans doute pas la première à avoir contesté la différence entre le genre et le prétendu « sexe biologique », mais son influence sur cette question a été très grande, notamment du fait du succès de Trouble dans le genre (1990 – traduit en français en 2005). Si j’ai bien compris ce livre difficile, dont on trouvera deux extraits en annexe, Butler estime qu’il serait vain de vouloir retrouver une sorte d’état de nature pré-patriarcal, un état originel où n’existait pas encore une bipartition de l’humanité en deux genres bien distincts2. La culture est toujours là, dès le départ, et elle imprègne les discours sur le « sexe biologique ». C’est notamment le cas pour les intersexes, ces personnes dont les organes génitaux ne sont pas clairement définis à la naissance, et à qui la société impose d’entrer dans une catégorie bien distincte : homme ou femme, il faut choisir. Le sexe biologique est donc d’emblée culturel, il résulte d’un discours porteur d’une loi, et qui a des effets très concrets sur les corps.

Judith Butler conteste, plus généralement la distinction nature/culture, qui sous-tend la distinction classique entre sexe et genre. Cette distinction, selon la philosophe, a toujours pour fonction de naturaliser un ordre social et sexuel arbitraire, c’est-à-dire de « justifier » cet ordre au nom d’un prétendu fondement « naturel ». Elle est d’autant plus contestable qu’elle est liée à une hiérarchie des genres. La nature est du côté du féminin. Elle est assimilée à la passivité, à la matière que la culture (masculine) va informer, doter d’une signification. En somme, la distinction classique entre sexe et genre, loin de servir à critiquer la culture sexiste et hétéronormative qui nous imprègne depuis notre enfance, ne fait que renforcer cette culture.

Tout est-il culturel ?

Il y a quelque chose de difficilement contestable dans ces analyses de Butler, à savoir que les discours qui se tiennent dans une société sont imprégnés des préjugés culturels de cette société, notamment pour ce qui concerne des valeurs aussi fondamentales (dans la culture occidentale) que la nature et la culture. Et cela vaut aussi pour les scientifiques (médecins, biologistes, éthologues, anthropologues….), qui sont parfois plus attachés encore à leurs préjugés que les simples profanes.

Cependant, cela signifie-t-il qu’il faille totalement renoncer à la distinction sexe (biologique)/genre (culturel), voire considérer qu’il n’y a rien de naturel dans les différences entre hommes et femmes cisgenres ? Je ne suis pas sûr que Butler réponde affirmativement à cette question, et il se peut que sa pensée ait été caricaturée par des lecteurs ou des lectrices ayant mal compris son propos. Néanmoins, ce qu’elle écrit pourrait assez facilement être interprété dans ce sens, comme en témoigne la fin du premier extrait que j’ai mis en annexe. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il y a au moins un point discutable dans son livre : Butler ne semble pas envisager qu’il soit possible aux sciences de la nature de produire un savoir sur les différences entre hommes et femmes (ou mâles et femelles) qui ne soit pas déterminé par une conception masculiniste et hétéronormée du rapport nature/culture. Car si nous savons que les discours sur le sexe biologique sont porteurs de préjugés souvent discutables, parfois carrément faux, c’est en grande partie parce que des scientifiques audacieux ou audacieuses (des femmes ont joué un rôle important dans cette histoire) ont fait des découvertes qui ont révolutionné notre manière de voir les rapports entre les genres et entre les sexes, que ce soit dans le monde humain ou dans d’autres espèces. Et ces discours novateurs ont montré que la nature est loin d’être une matière qui recevrait passivement des significations imposées par la culture. La nature est active, surprenante, contraire bien souvent à ce qu’on attendait d’elle. Et cela vaut notamment pour les femelles, comme ces oiselles dont on pensait qu’elles étaient purement monogames, jusqu’à ce qu’on découvre qu’elles avaient des relations sexuelles avec plusieurs partenaires : le mâle avec lequel elles partagent leur vie n’est pas forcément le père biologique des oisillons dont il s’occupe avec dévouement.

Plus « choquantes » encore, y compris pour la plupart des éthologues et des primatologues, furent les premières études approfondies sur les bonobos sauvages, ces grands singes qui sont les plus proches de nous d’un point de vue génétique, avec les chimpanzés. Ces observations ont réfuté un préjugé fortement enraciné dans le monde scientifique, selon lequel la domination masculine serait une loi universelle du monde animal : contrairement aux chimpanzés, où la domination masculine est constante, les bonobos vivent généralement dans des sociétés matriarcales. Depuis, d’autres études ont montré qu’il existe une très grande variété parmi les espèces d’animaux sociaux, et que la domination masculine est loin d’être une loi sans exception. Sur toutes ces questions, je recommande cette émission passionnante, ou le livre de Frans De Waal Différents – Le genre vu par un primatologue (éditions Les Liens qui Libèrent). Si on en revient maintenant à l’espèce humaine, on peut prendre l’exemple du clitoris. Cet organe méprisé et mal étudié entre le milieu du 19ème siècle et les années 1960 à cause d’une idéologie misogyne, nataliste et hostile à la masturbation, puis à cause de l’influence de Freud, a été par la suite redécouvert par la science. Là encore, les progrès scientifiques, après une phase de régression, ont contribué à modifier les vieux discours sur les genres masculin et féminin, et ce grâce à une approche naturaliste. (Source : ici)

Mais la science n’est pas la seule source de nos connaissances sur la nature. Longtemps avant que des scientifiques n’étudient l’empathie et les mécanismes neuronaux qui la rendent possible chez les mammifères, on savait qu’il existe chez l’être humain une tendance naturelle à s’identifier à ses semblables, et plus généralement aux êtres vivants doués de sensibilité. On savait en particulier que cette empathie peut prendre la forme de la pitié (ou, pour employer un terme moins connoté péjorativement de nos jours : de la compassion), c’est-à-dire une répugnance à voir souffrir un autre vivant. Si je parle de ce sentiment, c’est parce qu’il est combattu par une certaine culture viriliste et aristocratique, particulièrement perceptible chez Nietzsche. Pour être un homme, un vrai, il faut savoir étouffer en soi la pitié, de manière à rendre supportable pour soi-même la domination, nécessairement douloureuse, qu’on exerce sur les catégories jugées inférieures (les femmes, notamment). Le refoulement partiel de la compassion est une condition nécessaire de la domination masculine3. Rejetée par les hommes, la compassion devient alors une caractéristique typiquement féminine (d’où l’expression méprisante « pitié de femme », employée par Spinoza dans son Éthique).

En somme, il semble légitime de maintenir une distinction entre le genre – comme construction naturelle et sociale – et les dispositions naturelles de l’être humain. Il y a même, dans certains cas – comme celui de la compassion – une opposition entre la construction du genre et certaines tendances naturelles.

Par ailleurs, tenir compte des différences biologiques existant entre les hommes et les femmes cisgenres, ce n’est pas nécessairement naturaliser la domination masculine. Comme l’écrit Frans de Waal : « Tout ce que nous faisons reflète des interactions entre gènes et environnement. La biologie n’étant qu’un des deux éléments de l’équation, le changement est toujours possible. Il est rare qu’un comportement humain soit totalement préprogrammé. J’ai beau être biologiste, je crois fermement au pouvoir de la culture. Je sais pour l’avoir vécu que les relations entre les genres varient selon les pays. Elles sont fonction de l’éducation, de la pression sociale, de la coutume et de l’exemple, mais au sein d’un certain cadre. Même les quelques paramètres de genre qui résistent au changement et paraissent inaltérables ne sont pas une excuse pour priver un genre des droits et des chances dont bénéficie un autre. »

Illustrons cette idée par quelques exemples. Frans de Waal affirme, avec quelques arguments intéressants à l’appui, que les garçons sont naturellement moins intéressés que les filles par les bébés. En admettant que cette hypothèse soit vraie, cela n’implique pas que la différence entre filles et garçons ne puisse pas être atténuée, peut-être même supprimée, par une forme de culture beaucoup plus égalitaire que la nôtre. On pourrait, notamment, éduquer autrement les garçons, de manière à ce qu’ils deviennent par la suite des pères dévoués. D’autre part, on ne saurait justifier par une différence naturelle, qu’elle soit réelle ou prétendue, le fait que les femmes s’occupent davantage que les hommes des enfants en bas âge. De la même manière, ce n’est pas parce qu’il y a – en général – une nette supériorité des hommes cisgenres en termes de force musculaire que cela leur donne le droit d’utiliser cette force pour perpétuer leur domination. Les violences quotidiennes subies par les femmes sont non seulement injustes, contraires à la raison, mais elles heurtent une tendance naturelle de chaque être vivant : le désir de se défendre contre toute agression extérieure.

Cet exemple nous amène à une nouvelle idée importante : la compassion n’est pas la seule tendance qui pourrait servir à lutter contre la domination masculine. Si les femmes –comme toutes les personnes opprimées en général – peuvent trouver la force de s’insurger, c’est en grande partie parce qu’elles ont naturellement en elles le désir de mettre fin à la violence qu’elles subissent. Comme l’explique la philosophie Elsa Dorlin, il s’agit moins pour les femmes d’apprendre à se battre contre leurs agresseurs que de désapprendre à ne pas se battre.4 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/elsa-dorlin-se-defendre-7519594 (À partir de la minute 32) Là encore, une tendance naturelle peut être mobilisée pour modifier les rapports sociaux de genre.

Entrelacement de la nature et de la culture

Finalement, il semble bien que la définition classique du genre ait une certaine légitimité. Il n’en reste pas moins que Judith Butler a raison de dire que la culture est toujours déjà là, dès la naissance d’un individu, dès les débuts de l’humanité, et qu’il serait vain de fantasmer un passé où le sexe biologique n’avait pas encore été recouvert par le genre. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a seulement du genre et que la dimension biologique soit inexistante. En réalité, il y a toujours une combinaison complexe entre les deux, un subtil entrelacement de la nature et de la culture.

La culture, c’est un ensemble de caractéristiques qui sont durablement présentes dans un individu ou dans un groupe suite à un apprentissage et non parce qu’elles sont inscrites dès les départ dans l’ADN. Cet apprentissage peut être lui-même le fruit d’un travail, c’est-à-dire d’une activité conscience et volontaire, orientée vers un but. Dans ce cas, l’apprentissage a clairement un caractère culturel, dans la mesure où le travail nécessite généralement des techniques (savoir-faire acquis par un apprentissage), ainsi que l’habitude, acquise par la socialisation, de lutter contre sa paresse naturelle. Mais l’apprentissage peut aussi se faire plus naturellement, par une imitation spontanée des adultes. Et il a d’autant plus de chances de réussir qu’il est lié à un certain plaisir : plaisir d’être approuvé par le groupe auquel on fait partie, plaisir de devenir plus puissant par l’acquisition d’une habileté, plaisir d’assouvir sa curiosité… Or, le plaisir et la douleur sont en grande partie liés à l’organisation naturelle de notre système nerveux.

Le genre devient ainsi « naturel » au sens où il semble naturel : les habitudes, ces automatismes acquis, ressemblent fort à des automatismes instinctifs. Mais ce processus par lequel le genre devient quasi naturel peut aussi s’entendre comme la greffe d’une certaine forme de culture sur un organisme naturel. Et le greffon a d’autant plus de chances de rester durablement dans l’organisme qu’il y est profondément enraciné. Ce n’est pas seulement la répétition de gestes et de discours qui produit, mécaniquement, l’incorporation du genre. Ce sont aussi des expériences d’intenses plaisirs – dus à des récompenses, ou à une concordance entre l’apprentissage et certaines tendances naturelles – ou au contraire d’intenses souffrances – dues aux punitions que l’on subit lorsqu’on a du mal à se conformer au genre imposé par la société.

Pour illustrer cette idée de greffe du genre, je prendrai trois exemples. J’emprunte le premier aux travaux de la biologiste Anne Fausto-Serling, dont j’ai une connaissance sommaire grâce à Genre et Féminisme, un petit livre écrit sous la direction de Martine Fournier, et publié aux éditions Sciences Humaines dans la collection Les mots pour comprendre : « Au final, l’identité sexuelle est un feuilleté, résultant des interactions entre le biologique et le culturel. La biologiste fait ainsi l’hypothèse que la préférence féminine pour le rose n’est ni un fait de nature ni un fait de culture. Les regards encourageants, voire admiratifs, que portent les adultes sur une petite fille habillée en rose, par exemple, seraient pour elles sources de gratifications (« comme cela te va bien ! »). Ces gratifications seraient traduites dans son cerveau par la production de dopamine, neurotransmetteur intervenant dans la sensation de plaisir, production qui, à son tour, encouragerait une préférence pour la couleur rose. »

Le deuxième exemple est emprunté à Frans de Waal. Dans Différents – Le genre vu par un primatologue, il s’efforce de montrer que les petites filles sont naturellement plus portées que les garçons à s’occuper d’un bébé – qu’il soit réel ou symbolique. Il s’appuie sur des observations effectuées sur des êtres humains, mais également sur son savoir de primatologue : chez les grands singes, il n’est pas rare de voir de jeunes femelles s’intéresser aux bébés, mais aussi prendre un bout de bois ou un autre objet qu’elles vont materner à la manière dont les petites filles jouent à la poupée. Mais cela signifie-t-il qu’il y a un instinct maternel chez les êtres humains et les grands singes ? Rien n’est moins sûr. Comme le disait l’une de mes collègues, professeur de SVT (sciences de la vie et de la terre), ce comportement peut s’expliquer par une socialisation, y compris chez les singes. C’est d’ailleurs ce qu’admet de Waal lui-même, qui utilise le terme d’ « auto-socialisation ». En effet, cette socialisation n’est pas nécessairement imposée par les adultes : elle peut s’effectuer d’une manière plus ou moins naturelle, par identification au parent de même sexe. Mais il est probable qu’elle implique aussi une intervention active du groupe, même si elle ne prend pas la forme de discours chez les singes. De Waal donne ainsi l’exemple d’un chimpanzé mâle qui a suscité une vive réprobation de ses congénères de même genre parce qu’il élevait une petite orpheline à la manière dont pouvait le faire une femelle.

Le dernier exemple est, là encore emprunté au livre de Frans de Waal : c’est celui de l’organisation sociale des bonobos. Comment se fait-il que ces singes, si proches génétiquement des chimpanzés (et des êtres humains), vivent généralement dans des sociétés matriarcales, alors que les mâles dominent chez les chimpanzés ? Se pourrait-il que des particularités génétiques jouent un rôle dans cette différence d’organisation sociale ? C’est possible, mais il faudrait se garder d’en exagérer l’importance. Les mâles bonobos ne naissent pas soumis, ils n’acceptent pas la domination matriarcale par une sorte d’instinct. Tout comme les femelles, ils ont des tendances violentes. Seulement, ces dernières sont en grande partie désamorcées par un usage fréquent de la sexualité. Bien mieux que les êtres humains, nos cousins et cousines bonobos ont su mettre en pratique le slogan : « Faites l’amour, pas la guerre. » Par ailleurs, les femelles arrivent à s’imposer face à leurs congénères masculins parce qu’elles sont extrêmement solidaires entre elles – grâce, entre autres, à de fréquents rapports sexuels (les bonobos se fichent complètement de ces normes hétérosexuelles qui nous empoisonnent l’existence). La domination, qu’elle soit féminine ou masculine (chez les chimpanzés ou les êtres humains), n’est pas quelque chose de donné une fois pour toutes, comme un instinct naturel : elle est construite par des actes répétés au moyen desquels le groupe dominant assure sa cohésion interne et empêche le ou les groupes dominés d’avoir trop de pouvoir à son goût.

Genre et domination

On l’aura compris, la division de l’humanité en deux genres bien distincts est étroitement liée à la domination masculine. Cette dernière n’est pas tout à fait universelle (les hommes cisgenres ne sont pas toujours aussi machistes que les chimpanzés), mais elle est tout de même, et de loin, le cas le plus fréquent. D’après l’anthropologue Christophe Darmangeat, on n’a jamais eu la preuve de l’existence d’un matriarcat au sens strict, c’est-à-dire de sociétés où les femmes auraient dominé les hommes.  En revanche, les formes de domination varient énormément suivant les sociétés, y compris en intensité : entre l’oppression la plus brutale et une quasi égalité entre hommes et femmes, il y a une multitude de configurations possibles. La domination masculine est cependant la règle, et l’égalité l’exception. Mais cette exception nous prouve qu’il n’y a pas de fatalité en la matière. Il est possible – comme cela se fait depuis des décennies, grâce notamment aux luttes féministes – de travailler à une atténuation de la domination masculine, voire à sa disparition. Or, dans cette tâche, il pourrait être très utile, voire indispensable, de continuer à mettre en question les différences de genre.

Comme l’explique Darmangeat, la division de l’humanité en deux genres est une constante, et elle est toujours liée à une division du travail social. Pour connaître, au moins partiellement, les origines de la domination masculine, on peut faire l’hypothèse que les hommes se sont arrogé la fabrication et l’utilisation des armes létales, ce qui leur a ensuite permis d’exercer une domination politique, en transposant à l’intérieur même de la société une violence réservée d’abord à la guerre et à la chasse. Même si cette hypothèse n’explique pas tout, elle est assez plausible, quand on sait l’importance qu’a joué jusqu’à présent la guerre dans la fabrication du genre masculin. La guerre, notamment depuis les boucheries du 21ème siècle, n’est certes plus autant valorisée que par le passé, mais elle est toujours présente – au moins à titre de métaphore, dans les domaines où la domination s’exerce aujourd’hui : l’économie et la politique. Il s’agit toujours d’établir des « stratégies » pour « conquérir » des parts de marché ou une fraction de l’électorat. Par ailleurs, la violence des armes n’est pas qu’une simple métaphore, même dans nos sociétés pacifiées : en dernier recours, elle peut être utilisée pour arrêter ou punir les rebelles politiques et les personnes considérées comme délinquantes, y compris celles qui sont contraintes d’enfreindre la loi parce qu’elles sont dans la misère.

Si l’on devait donner une définition stable de ce qu’est un homme – au sens culturel du terme – que pourrait-on dire ? Pas grand-chose, peut-être, à part que c’est un être dominateur, avec ce que cela implique de violence, de froideur et de manipulation. Les femmes, bien sûr, peuvent être également dominatrices. Il est même raisonnable de penser que le désir de dominer – chez les hommes comme les femmes – n’a pas seulement une origine culturelle. Il provient probablement d’un sentiment naturel : la peur de manquer (de nourriture, d’affection, de plaisir sexuel, de respect…). Cette peur explique, au moins en partie, pourquoi des individus cherchent à exercer un contrôle permanent, en s’octroyant des privilèges prétendument naturels. Mais même en admettant que tout être humain ait la tentation de dominer autrui, il n’en reste pas moins que la masculinité, en tant que genre socialement et culturellement construit, est presque toujours associé à la domination, tout comme la subordination est associée à la féminité. Bien entendu, la masculinité ne se réduit jamais à la domination. Les activités dites « masculines » dans une certaine culture peuvent être paisibles, voire en partie solitaires : art, mathématiques, méditation philosophique... Seulement, si ces activités sont caractérisées comme masculines, c’est parce qu’elles offrent aux hommes des richesses, de la puissance et du prestige – du moins dans un certain contexte. Car la valeur de ces activités peut changer avec le temps au gré des modes, des fluctuations économiques, politiques et culturelles. Telle activité qui était neutre ou féminine peut devenir masculine, et vice-versa. Les mathématiques, au début du 19ème siècle pouvaient être enseignées à des jeunes filles de bonne famille, telle la brillante Ada Lovelace, que l’on considère aujourd’hui comme une pionnière de l’informatique. Mais lorsque la société anglaise comprit qu’il y avait des liens étroits entre les mathématiques et des activités hautement lucratives, on cessa de considérer ces sciences comme neutres : désormais, elles seraient typiquement masculines, donc interdites aux femmes, même de bonnes familles.

Des évolutions semblables ont eu lieu pour le cinéma ou l’informatique. Inversement, des activités plutôt considérées comme masculines se sont dévalorisées et, du coup, féminisées. La justice et l’enseignement, en France, pourraient être de bons exemples de cette évolution. On le voit donc, il n’est pas évident de trouver quelque chose qui, dans la division sociale du travail, soit durablement féminin ou durablement masculin. La seule constante, c’est sans doute le fait que les hommes essaient – et parviennent dans une large mesure – à occuper des positions dominantes à tous les niveaux : dans la famille, les entreprises, le monde politique, l’État…

Cette volonté de domination – ou cette nécessité de se montrer dominant pour ne pas être rejeté par ses pairs – explique sans doute le fait que les métiers dits du « care », ou soin aux personnes, soient si féminins. Quand on est un dominant, comme on l’a vu plus haut, on doit dans une large mesure étouffer sa compassion naturelle et se montrer souvent distant, froid, inflexible. On peut sans doute, de temps en temps, faire preuve d’un peu de « bonté » ou de « générosité » envers les personnes qu’on dirige : ces dernières se soumettent plus facilement si elles ont des liens affectifs envers leurs supérieurs. Mais les dominants (y compris les femmes ont dû s’approprier les codes masculins pour occuper une position hiérarchique élevée) ne doivent pas être trop dévoués : ils n’agissent pas d’abord pour le bien-être d’autrui, mais pour leurs ambitions personnelles et leur fidélité au codequasi-guerrier qu’on leur a inculqué.

Libérons-nous toustes !

Pour finir, j’aimerais expliquer pourquoi tout le monde a à gagner à mettre en question les différences de genre. C’est assez évident pour les femmes, qu’elles soient cis- ou transgenres, dans la mesure où elles souffrent toutes plus ou moins de la domination masculine. Il est probable que ce soit aussi le cas pour les hommes transgenres, dans la mesure où leur existence même est un scandale pour toutes les personnes qui défendent le système machiste qui est le nôtre. En effet, même si ce n’est pas leur but, les personnes transgenres révèlent le caractère construit du genre, elles ébranlent la prétendue évidence naturelle de la distinction entre féminin et masculin. D’où cette panique morale que leur visibilité accrue produit chez les réactionnaires, mais aussi, sans doute, chez des personnes qui se considèrent comme progressistes mais qui trouvent que là, tout de même, ça va trop loin.

Mais qu’en est-il des mâles cisgenres dans mon genre ? Pourquoi voudraient-ils contester la manière dont les genres sont définis aujourd’hui ? N’ont-ils pas tout à gagner à maintenir un système de domination qui leur offre d’indéniables avantages en termes de pouvoir, de richesses et de prestige ? Eh ! bien non, je ne le pense pas. Le fait d’être cisgenre ne signifie pas qu’on est entièrement à l’aise avec le genre imposé par la famille et la société. Il peut très bien se faire, par exemple, qu’un homme attiré par une activité « féminine » s’autocensure, de peur qu’on le soupçonne d’être efféminé ou « pédé » (l’homosexualité masculine étant souvent associée, dans l’imaginaire hétérosexuel, à une forme de féminité). Quand j’étais au collège, j’ai fait partie d’une chorale pendant un an. Mis à part moi, il n’y avait que des filles. L’année suivante, je n’ai pas continué cette expérience car j’avais trop peur que d’autres garçons découvrent que je m’adonnais à une activité « féminine ». D’une manière pas vraiment symétrique, une femme a de bonnes raisons d’hésiter avant de rejoindre un groupe majoritairement masculin afin de pratiquer une activité qu’elle aime : elle sait qu’elle risque fort de subir des violences sexistes ou/et sexuelles.

Revenons aux hommes cisgenres. S’ils ont intérêt à s’attaquer à la domination masculine, c’est aussi parce qu’ils sont eux aussi dominés par ce système de domination. Non seulement ils doivent se conformer à un certain code viril qui ne leur convient pas nécessairement, mais ils doivent se soumettre – comme dans n’importe quel système hiérarchique – à des supérieurs. Dans une société structurée par la domination masculine, les hommes dominent les femmes, mais ils sont à leur tour dominés par d’autres hommes. Par amour de la liberté, ils devraient donc rejeter la domination masculine, comme toutes les autres formes de domination : racisme, capitalisme, étatisme, impérialisme, validisme, etc.

Pour finir, comme je l’ai suggéré plus haut, les rapports de domination introduisent entre les êtres humains de la froideur, de la distance, de la violence, et beaucoup d’hypocrisie. Les avantages que la domination procurent (pouvoir, richesses, prestige) ont un prix très élevé. Pour les obtenir, un homme cisgenre doit sacrifier la possibilité de nouer avec d’autres êtres humains (notamment les femmes, les gays et les transgenres) des relations authentiques d’amour ou d’amitié.

Voilà pourquoi nous avons toutes et tous à gagner à mettre en question les rapports sociaux de genre. Pour ce faire, nous pouvons suivre la voie indiquée par Judith Butler, à savoir partir du pouvoir établi pour le subvertir, à la manière dont les travestis révèlent par leur déguisement que tout dans le genre est affaire de déguisement : les « vrais » hommes et les « vraies » femmes ne jouent pas moins un rôle que les personnes qui les imitent. Mais nous pouvons aussi, comme j’ai tenté de le montrer, nous appuyer sur des tendances naturelles (telles la compassion ou le désir de protéger son corps) pour nous rebeller contre une organisation sociale qui engendre tant de souffrances.

Reste à savoir à quoi pourrait ressembler une société où la domination masculine, l’homophobie et la transphobie auraient disparu. Y aurait-il encore deux genres, masculin et féminin, ou une multiplicité de genres, ou encore une disparition totale du genre ? Et s’il reste encore un genre masculin et un genre féminin, comment pourrait-on les définir sans retomber dans les vieux schémas patriarcaux ? Peut-être est-il encore trop tôt pour que l’on puisse ne serait-ce qu’esquisser une réponse à toutes ces questions.

Annexe : extraits de Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l'identité de Judith Butler (éditions de La Découverte)

« Le genre : les « ruines circulaires » du débat actuel

Peut-on dire des personnes qu’elles ont « un » genre ? Ou faut-il parler du genre comme d’un attribut essentiel, ce qu’est une personne, comme l’implique la question « de quel genre es-tu ? » ? Lorsque des théoriciennes féministes affirment que le genre est l’interprétation culturelle du sexe ou que le genre est culturellement construit, on peut se demander comment se fait cette construction et quel en est le mécanisme. Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d’agir et la possibilité de toute transformation ? L’idée de « construction » implique-t-elle que certaines lois produisent des différences de genre le long des axes universels de la différence sexuelle ? Comment et où se fait la construction du genre ? Comment comprendre l’idée d’une construction sans constructeur. e humain. e ? Dans certaines analyses, l’idée que le genre est construit implique un certain déterminisme quant aux significations de genre inscrites dans des corps anatomiquement différenciés, par quoi ces corps sont compris comme les contenants passifs d’une loi culturelle inexorable. Lorsque ladite « culture » « construisant » le genre est appréhendée dans les termes d’une telle loi ou d’un ensemble de lois, alors le genre paraît aussi déterminé et fixe qu’il l’était dans l’idée de la biologie comme destin. Dans ce cas, le destin, ce n’est pas la biologie, mais la culture.

Par ailleurs, Simone de Beauvoir suggère dans Le Deuxième Sexe que l’« on ne naît pas femme », mais qu’« on le devient ». Pour Beauvoir, le genre est « construit », mais sous-jacent à sa formulation, il y a un agent, un cogito, qui prend ou s’approprie ce genre et qui pourrait, en principe, endosser un tout autre genre. Le genre est-il aussi variable et un acte aussi volontaire que l’analyse de Beauvoir semble le suggérer ? Peut-on dans ce cas réduire la « construction » à une forme de choix ? Beauvoir affirme clairement que l’on « devient » une femme, mais toujours sous la contrainte, l’obligation culturelle d’en devenir une. Il est tout aussi clair que cette contrainte ne vient pas du « sexe ». Dans son analyse, rien ne garantit que « celle » qui devient une femme soit nécessairement de sexe féminin. Si « le corps […] est une situation », comme le dit Beauvoir, il n’est pas possible de recourir à un corps sans l’interpréter, sans que ce corps soit toujours déjà pris dans des significations culturelles ; c’est pourquoi le sexe ne saurait relever d’une facticité anatomique prédiscursive. En effet, on montrera que le sexe est, par définition, du genre de part en part »

Extrait du chapitre 2 (p. 115) : Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle

« […] Certaines théoriciennes féministes se sont approprié l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, y compris la distinction problématique entre la nature et la culture, pour arrimer et éclairer la distinction sexe/genre : c’est la position qui commence par postuler une femelle naturelle ou biologique avant d’envisager sa transformation en une « femme » socialement subordonnée ; un postulat qui implique que le « sexe » est ici à la nature ou au « cru » ce que le genre est à la culture ou au « cuit ». Si le cadre théorique proposé par Lévi-Strauss était pertinent, il devrait être possible de suivre à la trace les transformations du sexe en genre en localisant dans les cultures ce mécanisme invariable, les règles d’échange de la parenté, qui accomplissent cette transformation avec une relative régularité. De ce point de vue, le « sexe » précède la loi en ce qu’il est culturellement et politiquement indéterminé, puisqu’il fournit pour ainsi dire les « matières premières » à la culture et n’a de sens qu’une fois soumis aux règles de la parenté.

Le concept même de sexe-en-tant-que-matière [sex-as-matter], du sexe-en-tant-qu’-instrument-de-signification-culturelle [sex-as-instrument-of-cultural-signification] est cependant une formation discursive qui sert de fondement naturalisé à la distinction nature/culture ainsi qu’aux stratégies de domination qu’entérine pareille distinction. La relation binaire entre la culture et la nature comporte une dimension hiérarchique par laquelle la culture est libre d’« imposer » un sens à la nature et donc de faire de cette dernière un « Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion, préservant l’idéalité du signifiant et la structure de la signification sur le modèle de la domination.

Des anthropologues, Marilyn Strathern et Carol P. MacCormack, ont montré comment le langage de la nature/culture tend à représenter la nature comme si elle était femelle et avait besoin d’être subordonnée à une culture invariablement représentée comme mâle, active et abstraite »

1 Ma source, sur ce point, est Genre et féminisme, un petit livre écrit sous la direction de Martine Fournier, et paru aux éditions Sciences Humaines dans la collection Les mots pour comprendre.

2 Cette bipartition, selon Butler, est très liée à une loi culturelle séparant l’hétérosexualité (sexualité « normale », valorisée) de l’homosexualité (interdite), ces deux formes de sexualité étant en réalité créées par cette séparation culturelle.

3 Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’il suffise de valoriser la compassion dans ses discours pour être favorable à l’émancipation féminine, comme le montre l’exemple de Rousseau.

4 Cela ne signifie pas que la tendance naturelle à l’autodéfense ne puisse pas être cultivée à l’aide de techniques de combat, tel le jiu-jitsu pratiqué par un certain nombre de militantes féministes au début du 20ème siècle. Elsa Dorlin en parle d’ailleurs, notamment dans cette interview accordée à l’excellent site (payant) Hors-Série.

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