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Billet de blog 3 juin 2023

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Est-95-3. Le mythe du transport structurant facilitant l'accès aux emplois de Roissy

En 1993, paraît un article au titre éloquent :"Les effets structurants du transport : mythe politique, mystification scientifique", de J.M. Offner. Il s'interroge sur la persistance du mythe, malgré d'abondantes preuves pour le démentir. 30 ans après, le CD 95, en prétendant améliorer les transports pour "sauver" l'Est-95 de la pénurie d'emplois et du chômage, accrédite encore cette fable.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans l’article précédent de ce blog intitulé "Une offre de transport lourd qui ignore la demande locale de desserte", j’ai présenté et longuement analysé un ensemble de cartes qui illustre la demande de transports existante dans l’Est-95, exprimée par les déplacements domicile-travail des 5 principales villes du territoire, représentant une population de 190 000 habitants : Sarcelles, Garges-lès-Gonesse, Gonesse, Goussainville et Villiers-le-Bel. Ci-après (Figure 1), un tableau établit plusieurs caractéristiques des flux d’actifs observés dans ces communes en 2016, date qui offre le grand avantage de bénéficier d’un traitement statistique partiel de l’Institut Paris Région (IPR) [1]. Mon analyse porte sur les pratiques de transport de 65 000 travailleurs résidents, avec les tracés des flux, les lieux de départ et de destination et le nombre de personnes concernées. Un échantillon qui couvre 72 % de la population active du territoire de l’Est-95, composé de 25 communes.

Illustration 1
Figure 1 © J. Lorthiois

On nous objectera peut-être que les chiffres présentés ici ne couvrent pas l’ensemble des déplacements (en particulier ceux qui sont "choisis" par les usagers : commerces, équipements, culture et loisirs, services publics…), mais ils représentent la quasi-totalité des flux aux heures de pointe - notamment à l'Heure de Pointe du Matin (HPM) - dont l'importance sert ensuite à déterminer la dimension capacitaire de l’offre de transport à prévoir. En conséquence, nous pouvons affirmer que notre analyse couvre bien l'essentiel de la demande de transport existante, basée sur les pratiques de déplacements domicile-travail des populations locales ayant un emploi.

Nous présentons à nouveau ici (Figures 2 à 6) les 5 cartes mises à la suite, allant du Sud vers le Nord et de l'Ouest vers l'Est. Leur observation est plus démonstrative qu’un long discours. Le tracé de la ligne 17 Nord (en pointillés sur les cartes), sa destination vers le pôle de Roissy, l’emplacement (représenté par une étoile) de la gare du Triangle de Gonesse en plein champ, loin des zones urbanisées (en grisé sur le fond de plan), tout concourt à rendre l’OFFRE constituée par la ligne 17 Nord complètement décalée par rapport à la DEMANDE réelle des usagers, exprimée par la direction et la taille des flèches des différents flux de déplacements. Mais… on peut déjà imaginer la réponse des dysménageurs (un vrac où nous mettons pêle-mêle tous ceux qui méconnaissent les besoins des populations du territoire et qui en sont restés aux promesses d’emplois du préfet Lachaize de 1970 [2] : maires de toutes couleurs politiques, députés et sénateurs, élus départementaux et régionaux, SGP, MGP, GPA [3], services de l’État, etc…) Nous passons sur les remarques déjà formulées maintes et maintes fois qui restreignent fortement l'usage des transports en commun pour aller travailler à Roissy : 80% d'emplois "postés" (répartis sur 24 h, donc en partie hors heures ouvrables), facilités de stationnement offertes par les entreprises, véhicules souvent exigés par les employeurs, etc)... L’argument-massue qu’on nous oppose : « Les actifs locaux ne vont pas travailler à Roissy, parce qu’il n’y a pas de transports en commun directs pour y aller ! »

Illustration 2
Figure 2 © J. Lorthiois
Illustration 3
Figure 3 © J. Lorthiois
Illustration 4
Figure 4 © J. Lorthiois
Illustration 5
Figure 5 © J. Lorthiois
Illustration 6
Figure 6 © J. Lorthiois

Pour répondre à cette objection, nous disposons d'une solution imparable : effectuer la même analyse de l’autre côté de la frontière départementale, en Seine-Saint-Denis, en choisissant des localités pourvues d’une gare du RER B, en cœur de ville, desservant directement le pôle de Roissy. Afin de comparer l'impact effectif d'un transport lourd "direct" sur le nombre de travailleurs exerçant leur activité sur la plateforme aéroportuaire. Cette fois-ci, compte tenu de la taille des communes, il en suffit de trois pour couvrir un échantillon similaire à celui de l’Est-95, avec un score un peu plus élevé de 196 000 habitants : Aulnay-sous-Bois, Blanc-Mesnil et Sevran (voir tableau Figure 7).

Illustration 7
Figure 7 © J. Lorthiois

On trouvera ci-après les cartes des Bassins de main-d’œuvre des communes d’Aulnay-sous-Bois et de Blanc-Mesnil (Figures 8 et 9). La carte de Sevran sera intégrée ultérieurement dans cet article. Attention toutefois à ne pas se laisser piéger par d’importantes valeurs absolues d’actifs travaillant à Roissy en ce qui concerne la ville d’Aulnay-sous-Bois : avec 87 000 habitants, elle est près de 3 fois plus grosse que celle de Gonesse (26 000) ou de Villiers-le-Bel (28 500). C’est donc le pourcentage de travailleurs à Roissy - rapporté au total des actifs occupés - qu’il convient de prendre en compte ici.

Illustration 8
Figure 8 © J. Lorthiois
Illustration 9
Figure 9 © J. Lorthiois

Car la comparaison est accablante, comme on peut l’observer sur le graphique ci-dessous (Figure 10), qui montre une extraordinaire similitude de comportement entre les actifs des deux territoires, alors que l'un bénéficie d'une liaison directe avec Roissy (échantillon de Seine-Saint-Denis, en rouge), tandis que l'autre souffre d'une prétendue pénurie de transports structurants (échantillon de l'Est-95, en bleu). Dans le département 93, l'analyse des lieux de destination domicile-travail des résidents des villes étudiées est éloquente : la proportion de travailleurs exerçant leur activité sur la plate-forme aéroportuaire est encore plus faible que celle observée dans le Val d’Oise : 5,1% !! Notons par ailleurs le rôle essentiel de la commune de résidence des actifs (25 et 24%), qui représente - sauf exception (Garges-lès-Gonesse) – le premier lieu de destination des travailleurs locaux et qui ne réclame aucun transport dit "structurant" ! Rajoutons également à ces flux ceux que j'appelle "internes" [4]  - c'est-à dire entre communes de proximité - qui se montent environ à 8% des déplacements domicile-travail. En conséquence l’offre la plus urgente à prévoir, n’est absolument pas un transport lourd traversant l’Est-95 en direction de Roissy, mais bien davantage celle d’une amélioration des transports en commun qui fassent du cabotage au sein des villes et accessoirement entre elles. 

Illustration 10
Figure 10 © J. Lorthiois

Une fois encore, les dysménageurs confondent deux demandes antinomiques : ils offrent des transports de transit, alors que les populations ont besoin de transports de desserte ! Nous remettons ici l'encadré précisant ce distinguo, déjà présenté dans d'autres articles de ce blog.

Illustration 11
Figure 10 © J. Lorthiois

C’est d’ailleurs ce que nous avons constaté pour le Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) n° 20 qui devait préfigurer un hypothétique « barreau de Gonesse » reliant le gare d'Arnouville /Gonesse /Villiers-le-Bel sur le RER D dans le Val d’Oise à la gare du Parc International des Expositions (PIEX) à Villepinte sur le RER B. Alors que cette liaison devait assurer une fonction de TRANSIT entre le 95 et le 93, afin de rejoindre l’aéroport de Roissy, on se rend compte qu’elle est utilisée en fonction de DESSERTE aux deux extrémités, tandis que le bus est vide dans sa traversée du Triangle de Gonesse, censée pourtant abolir la frontière entre les deux départements et faciliter l'accès à Roissy des Val d'Oisiens en activité. Se reporter à la carte ci-dessous (Figure 11) et au texte qui la commente dans un autre article de ce blog. On voit clairement sur la carte ci-dessous que la distance (donc la durée du trajet) avec la gare du PIEX située sur le RER B rend très peu attractive une telle liaison pour les Gonessiens. Constatons que nous n'avons aucune évaluation de ce BHNS, pourtant inauguré en 2016, notamment en ce qui concerne le nombre de passagers utilisateurs, au regard de la fréquentation escomptée au départ.

Illustration 12
Figure 11 © Ile-de-France Mobilités

Ainsi, ceux qui croient à la fable de « l’effet structurant des transports » dénoncée par Jean-Marc Offner [4] en sont pour leurs frais. L’ensemble de tous ces constats démontre la justesse de l'argument que j'avais déjà développé dans un article paru en 2010 dans le revue Territoires [5], à savoir la vanité de faire correspondre l'offre d’emplois et la demande des travailleurs, en ce qui concerne le pôle de Roissy. En effet, depuis l’implantation de l’aéroport, on observe une constante imperturbable :  le décalage entre la NATURE DES EMPLOIS localisés à Roissy et celle des emplois occupés par les populations résidentes de l’Est-95. Les postes de travail implantés sur la plateforme couvrent une palette extrêmement étroite de métiers par rapport au « champ des possibles ». On répertorie environ 10 000 métiers sur le territoire national, ceux de l’aéroport en comptent de 300 à 500 selon les sources, soit au mieux 5% de l’éventail. Rien d’étonnant dans ces conditions que la main-d’œuvre puisse bouder l’utilisation d’une radiale existante (RER B, pourtant dans le bon sens Centre-Périphérie), compte tenu du caractère non prioritaire de la liaison avec Roissy. Avec le CDG Express en construction et le projet de ligne 17 Nord, l’aéroport représenterait une regrettable exception dans le ciel européen : pas moins de 3 transports lourds le reliant à la capitale ! Quelle gabegie de fonds publics !

Le graphique ci-dessous (Figure 12 ) montre cette ultra-spécialisation du pôle de Roissy, qui ne pourra jamais jouer un rôle de « pôle d’emploi » structurant pour le territoire alentours. On constate en effet sur ce graphique la très faible importance des deux extrémités de la hiérarchie des familles professionnelles en ce qui concerne le Cœur de Pôle de Roissy : d’un côté la pénurie de ce qu’on appelle les « emplois supérieurs » (Conception-recherche, Prestations intellectuelles, mais aussi dans une moindre mesure Culture) ; de l’autre, l’indigence des emplois de proximité qui possèdent deux énormes avantages : embaucher localement et être positionnés sur des filières professionnelles correspondant aux qualifications des populations résidentes : éducation-formation, sanitaire et social, services de proximité, emplois publics… Par ailleurs, nous consacrerons un article spécifique à l’analyse de l'aire d'attraction de l'aéroport de Roissy que j’ai qualifié de « pôle hydroponique »[5] (par analogie aux plantes « hors sol ») et au gigantisme de ce que j'appelle un "bassin d'activités" [6] (par opposition à un bassin d'emploi), s’étendant de façon diffuse sur 2000 communes impossibles à desservir par un transport linéaire, dont une centaine de localités dans le Val d’Oise, mais aussi 300… dans l’Oise.

Illustration 13
Figure 12 © J. Lorthiois

En conclusion, au vu de l'ensemble des éléments présentés plus haut, nous avons clairement démontré que le facteur « transport » n’est pas du tout déterminant pour favoriser l’accès à l’emploi de Roissy des populations locales de l'Est-95. Pourtant, les dysménageurs persistent et signent : un projet porté par le Conseil départemental 95 de mise en place de 3 nouveaux Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) fait actuellement l'objet d'une concertation publique. Une fois de plus il est proposé 3 axes de TRANSIT traversant en Est-Ouest le territoire, alors que nous avons amplement insisté sur les besoins de DESSERTE des populations en transports légers, au CŒUR DES VILLES (et non à leur périphérie) !

[1] Source Institut Paris Région, https://www.institutparisregion.fr/cartographies-interactives-cartovi.

[2] En 1970, le préfet Lachaize avait rédigé un rapport qui promettait 70 000 emplois à la mise en service de l'aéroport en 1974, qui a permis de lever toutes les oppositions d'élus à l'implantation de Roissy. Un an plus tard, au recensement de 1975, on comptabilisait péniblement 15 800 postes, dont la plupart d'ailleurs étaient délocalisés d'Orly.

[3] Définitions :  SGP, Société du Grand Paris ; MGP, Métropole du Grand Paris ; GPA, Grand Paris Aménagement.

[4] Jean-Marc Offner, "Les effets structurants du transport : mythe politique, mystification scientifique", in l'Espace géographique, 1993.

 [5] J. Lorthiois, "Roissy, un mirage Blanc", in Territoires, juin-juillet 2010.

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