Que l’expression vienne de Jean-Pierre Chevènement (il aurait déclaré que les musulmans devraient se montrer plus discrets dans l’espace public) n’a rien d’étonnant. L’ancien ministre de l’intérieur appartient à une tradition « républicaine nationaliste », ce qui est un oxymore en effet. Mais l’important est qu’il exprime ce qu’une bonne partie de l’opinion pense de manière ouverte, reprise aussi bien par les dirigeants de la droite que par ceux d’une gauche à la Valls.
Essayons de comprendre cette opinion forte en France mais avant tout rappelons rapidement ce qu’est le burkini. Ce vêtement de bain a été inventé en 2004 par l’australienne d’origine libanaise Aheda Zaneti pour remplacer le hidjad (qui n’est pas le burka, lequel masque le visage) pour des raisons de confort aurait-elle déclaré dans les médias. Pourquoi donc le burkini serait-il plus choquant que le hidjad alors qu’il n’en est que sa mise en forme balnéaire ? Est-ce parce qu’en inscrivant cette tenue de bain dans le domaine de la mode et de la publicité on la modernisait en quelque sorte, on lui donnait plus de visibilité, dans le même temps où elle renvoie à une tradition pour nous des plus rétrograde ? Ceux qui –et il y en a des juristes et des philosophes- exigent que le burkini soit interdit sur les plages ne l’exigent pas concernant la rue pour le hidjad- Où est la différence ? Si on admet que pour des raisons d’instruction publique on peut interdire à l’école les signes ostentatoires de signes religieux, quel est le statut de la plage ? Est-elle plus publique que la rue ou plus privée ? Ces questions restent posées. En attendant, cet été aura dévoilé que la plage a un statut que la république n’a pas suffisamment pensé ce à quoi vont s’atteler allègrement les candidats à l’élection présidentielle.
On pourrait me demander ce qui m’autorise à parler de « tradition rétrograde ». Chaque culture ne possède-t-elle pas son système de normes et de valeurs ? De quel droit peut-on considérer qu’une culture est supérieure à l’autre ? N’est-ce pas le travers dans lequel tombe la culture occidentale et particulièrement en France. On aurait oublié Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » !
Je ne pense pas du tout qu’il existe des cultures supérieures à d’autres. Chaque culture à sa manière reflète l’Humanité. (Edouard Glissant parlait « des humanités » et non comme moi de l’Humanité. Il ne supportait pas ce qu’il appelait mon « universalisme »). Toutefois, à l’intérieur de chaque culture peuvent exister des éléments qu’on peut soumettre à la critique. Je suis tout à fait opposé à toute identité de nature « culturaliste » et je n’hésite pas à critiquer ce que notre culture antillaise peut avoir de négatif.
Cela étant précisé, revenons au Burkini. Je dois avouer que je supporte mal les femmes voilées, pour des raisons de principe (ce qui renvoie au statut qu’on donne à la femme), pour des raisons esthétiques, pour des raisons personnelles liées à mon enfance -mais de grâce, laissons Freud de côté. (Je vous renvoie à un article précédent publié dans Médiapart : Le nègre, le voile et L. Rossignol). Un de mes amis m’a déclaré l’autre jour que puisque les autorités iraniennes obligeaient les hôtesses françaises à porter le voile lorsqu’elles débarquaient dans un aéroport iranien la justice voudrait qu’on interdise aux hôtesses iraniennes de porter le voile quand elles arrivaient à Orly. Il a été étonné que je sois contre une telle proposition. La France n’est pas l’Iran et elle n’interdit pas le port du voile (sauf le Burka) dans l’espace public. Le jidhad n’est pas interdit dans l’espace public. La justice n’est pas subordonnée aux humeurs de l’opinion et ne relève pas d’on ne sait quelle loi du talion. Dans un tel cas, la France n’a pas à trahir ses principes.
Or, c’est ce qu’elle fait en ce moment concernant le burkini. De même que je n’apprécie guère les femmes voilées, je peux comprendre que leur vue sur les plages choque une bonne partie des Français. C’est normal et cela relève du débat public qui doit traverser la société civile et non d’on ne sait quelle répression. La libération des femmes a été assimilée sur les plages de France à la diminution progressive de la surface du tissu enveloppant leurs corps. Le bikini a été une révolution en ce domaine suivi maintenant par le monokini. Il reste à parier qu’on en viendra bientôt, si cela n’est pas déjà, au simple cache sexe le plus démuni possible. Telle est la libération des femmes vue de France. On peut apprécier mais on pourrait toutefois se demander pourquoi une femme en monokini serait-elle plus « libérée » qu’une femme en bikini. Quand j’étais enfant, les femmes âgées se baignaient à la mer en robe mais à la rivière les femmes lavaient le linge seins nus. Delacroix a imaginé la république guidant le peuple en une femme avec un sein dénudé. Tatuffe aurait dit : « cachez-moi ce sein », les Femen : « mettez-la en monokini » et la très catholique Cristine Boutrin : « déguisez la en none ».
En vérité, tous ces bouts de tissu censés recouvrir le coprs de la femme sur les plages restent tout de même attachés à la mode que pilote les classes dominantes ce qui produit une inégalité. Les femmes dont le corps ne correspond pas aux canons de la mode en raison de leurs rondeurs ne peuvent porter le bikini. La seule solution à laquelle je pourrais adhérer est le port du zérokini –si on peut s’exprimer ainsi- Tous nus, serait le symbole de l’égalité même. Mais même dans ce cas, je demeure dubitatif quand je pense que Lévi-Strauss déclarait que l’homme n’est jamais nu. Les femmes pourraient toujours manifester une différence par la coiffure ou par des tatouages sur le corps. De ce fait, Tous nus ou zérokini pourrait-il régler bien des comportements névrotiques qui nous taraudent, nous les humains mâles ?. Un ami marseillais me disait que ce qu’il ne supporte pas c’est que le mari des femmes en burkini peuvent admirer les seins de sa femme en monokini et lui il ne peut le faire pour les femmes burkinées, ce qui serait à ses dires inégalitaire d’un strict point de vue républicain. « Ne l’écoute pas me déclara vivement sa femme, il passe son temps à observer les femmes en burkini car cela suscite son imgination érotique». L’autre jour, sur la plage de Sainte-Anne en Guadeloupe, une religieuse était assise sur un tronc de cocotier, entourée de femmes en bikini et certaines métropolitaines en monokini (il n’y a pas encore de burkini sur nos plages) Elle semblait heureuse et respirait profondément les vents alizés. Un bref instant je l’ai imaginée en monokini. J’ai chassé bien sûr tout de suite cette idée inconvenante de mon esprit. Mais cela m’ a fait penser à l’un des amis originaire du Burkina Faso dont l’obsession est de séduire de jeunes religieuses. Toute cette problématique de seins vêtus et de seins dénudés (soulevée par ce type de polémique dont seuls les français ont le secret et la passion, du moins depuis l’affaire Dreyffus) me donne le tourniquet et commence à inquiter ma compagne. L’autre jour, contrairement à ses habitudes, elle s’est présentée au lit avec une chemise quelque peu déchirée (en guise de contestation sociale ?) et d’un pantalon. C’est comme si toute cette dialectique de voilement et de dévoilement du corps de la femme n’obéissait pas seulement à des logiques de pouvoir mais aussi à des pulsions sexuelles inonscientes qui relèvent de l’interprétation psychanalytique et que voile l’obsession en France du burkini, ce qui intrigue tant les étrangers. Reste à parier que bientôt on verra apparaître des femmes en burkini dans les films pornos. Mais loin de moi l’idée que les femmes se mettent en burkini pour mieux provoquer les hommes.
Ainsi donc, quelles que soient les raisons qui peuvent pousser à détester le burkini, il est inadmissible, du point de vue de la laïcité et des valeurs républicaines, qu’on puisse interdire à des femmes de se baigner dans les habits qu’elles ont choisis. Elles ont tout à fait le droit de se vêtir selon leurs conceptions religieuses, même si celles-ci ne sont pas les nôtres ou que nous soyons, comme moi, des athées. En conséquence, d’un simple point de vue républicain (la république est avant tout un Etat de droit) les décisions administratives visant à interdire le burkini prises par les maires de France sont tout à fait inadmissibles car elle contredisent la loi républicaine sur le port des vêtements dans l’espace public car le hidjad n’étant pas interdit dans la rue, sa transcription en tenue de bain ne peut l’être à la plage. Reste à comprendre maintenant les raisons profondes de tels agissements.
Les raisons avancées ne tiennent pas debout. La première, est que le port du Burkini peut troubler l’ordre public. Pourquoi ? Ces femmes n’agressent personne et tolèrent même le port du monokini chez d’autres. Et si elles sont agressées en raison de leur tenue il faut s’en prendre aux agresseurs et non à elles qui sont victimes. Pensons à ces femmes, au début du port du monokini, ces femmes qui se faisaient agresser ou insulter. Deuxièmement, on affirme qu’elles expriment un lien avec le terrorisme. Où est la preuve ? Ont-elles fait l’éloge du terrorisme ? Beaucoup de ces femmes interrogées affirment condamner les attentats. La troisième est que le burkini a un sens symbolique, celui d’une radicalisation islamiste. C’est possible. Mais l’idéologie néolibérale produit aussi en France des subjectivités déjantées, nihilistes, ouvertes au terrorisme. Enfin, la république peut-elle interdire la croyance en un intégrisme religieux ? Si on le pense, autant arrêter ces femmes voilées dans la rue, pourquoi attendre qu’elles soient sur les plages ? Toutes ces raisons avancées ne sont que des ratiocinations visant à masquer les vrais motifs de l’interdiction et qui relèvent presque d’une sorte d’impensé collectif et qui s’exprime surtout dans des prises de positions qu’on qualifie de « symboliques » comme ce fut le cas pour la « déchéance de nationalité ». Quel est cet impensé ?
Nul ne l’exprime mieux que Jean-Pierre Chevènement. D’un côté il laisse entendre que le droit ne peut interdire le port du burkini mais de l’autre il affirme que les Musulmans devraient se faire plus discrets dans l’espace public. De même que Valls déclare que la loi ne peut interdire le burkini mais qu’il soutient les maires l’interdisant. On aura tout entendu de ce premier ministre ! Remarquons que Chevènement ne parle pas des « islamistes » mais des musulmans. Pourquoi ne précise-t-il pas que les chrétiens et les Juifs devraient eux-aussi se montrer plus discrets dans l’espace public ? Il y a là une distinction antirépublicaine qui est faite entre citoyens français et qui contredit l’article 1 de la Constitution. Qu’est-ce donc que cela peut bien signifier ?
La contradiction ou ce qu’on pourrait appeler désormais sinon l’oxymore mais du moins le « paradoxe chevèvementiste » mérite une interprétation. Celui qui a été choisi pour diriger la Fondation de l’Islam de France parce que « grand républicain » ne fait qu’exprimer sans le savoir les contradictions qui ont toujours taraudé le républicanisme français. D’un côté on affirme « nos valeurs » républicaines, « liberté, égalité, fraternité » et autres principes républicains tout à fait estimables et, de l’autre, on a du mal à penser une identité vraiment républicaine car on est tenté par une identité de nature nationaliste laquelle a du mal avec la diversité et nourrit une haine de la différence comme si toute une ontologie de l’identité en France avait du mal à penser un Humanisme de la diversité pour reprendre le titre d’un livre d’Alain Renaut. On comprend mieux qu’une telle contradiction chez des républicains déclarés puisse produire une « identité malheureuse » dont Alain Finklierkraut est le pathétique représentant. En réalité, comme l’a montré Blandine Kriegel dans Philosophie de la république, la pensée républicaine a toujours été minoritaire en France. Toute l’histoire en témoigne. A cela il faut ajouter les aventures impérialistes constantes. Jules Ferry, autre « grand républicain » a transformé l’instruction publique de Condorcet en éducation nationale. Il fut aussi un grand colonialiste.
Le problème théorique que je ne peux développer amplement dans le cade restreint de ce billet, est que l’identité républicaine est toujours difficile, il relève d’un certain volontarisme et de la rationalité du droit. Une identité de nature nationaliste paraît donc plus « naturelle ». Chaque fois que la France traverse une crise grave, l’identité républicaine est menacée et l’identité nationaliste refait surface. Ce fut le cas de Vichy, cette honte de la France. Aujourd’hui en témoignent la montée du FN et le fait que toute la droite Sarkozy le premier de même que Valls, courent tous sur le terrain de Marine Le Pen. Mais le phénomène est mondial. Quand l’identité politique se délite, naturellement monte le populisme qui pose une âme ou essence du peuple qui ne peut affirmer son unité qu’en produisant un ennemi. Le Musulman joue ce rôle d’ennemi en France et tel est le sens de l’impensé dont je parle. Face au glissement vers l’extrême-droite de la droite et d’une gauche quelque peu à la masse, la France file un mauvais cocon. Elle est une nouvelle fois à un tournant de son histoire. La question de l’identité va miner les élections futures et la question sociale sera mise de côté. Le mythe de « l’âme de la France » qui apparaît au XIX° siècle et que l’on croyait d’un autre âge (Joseph de Maistre, Barrès) refait surface avec tous les dangers fascisants possibles. A cette époque, le Juif était l’ennemi, aujourd’hui c’est le Musulman. Face à la crise économique, à la persistance du chômage et aux attentats, l’émotion gagne irrésistiblement l’opinion. Les politiques l’utilisent pour les élections. Aucune grande voix authentiquement républicaine ne s’élève et le Président de la République n’a pas grand-chose à dire. Un vrai Français est plutôt blanc et judéo-chrétien. Les autres ? Ils peuvent bien rester français surtout pour ceux qui sont nés Français mais à condition d’être le moins visibles possible. Ainsi est née la catégorie de « Français discrets ». Avec une telle distinction, on fait le jeu de Daech. L’histoire n’arrêtera jamais donc de nous surprendre !
On pourrait me rétorquer : comment pouvez-vous trouver insupportable l’image de la femme que renvoie le burkini, être contre la montée du radicalisme musulman dans les pays arabes, en France aussi et être contre l’interdiction du Burkini ? A cela je réponds : le droit n’est jamais le prolongement d’une émotion collective ni même celui d’on ne sait quelle « âme d’un peuple ». La république est un Etat de droit. Le peuple comme communauté de citoyens est un peuple « réfléchi » et on ne nait pas citoyen, on le devient. Le droit a aussi une fonction instructive et transforme l’identité culturelle en promouvant une culture démocratique. Il faut d’un côté tolérer toutes les opinions ou croyances –tel est le sens profond de la laïcité- et de l’autre instruire dans le but d’ « instituer » le citoyen afin qu’il sache faire un usage public de sa raison pour se prémunir contre toute radicalisation et reconnaître l’égalité des hommes et des femmes. La république, parce qu’elle est fondamentalement généreuse et a toujours une visée universaliste et humaniste, doit d’abord savoir accueillir. Telle est son optimisme. Mais celui-ci doit se dépouiller de tout caractère impérialiste qui a toujours marqué l’universalisme français ayant oublié Montaigne. Ce n’est que si la république reconnaît sa diversité ethnique ou culturelle qu’elle pourra éduquer correctement tous les Français, quelle que soit leur origine, dans un projet d’identité politique commune qui n’exclut pas les antagonismes mais leur permet au contraire de s’opposr positivement. Il ne faudrait donc pas confondre intégration républicaine et assimilation culturelle. Une identité politique républicaine commune ne devrait pas s’opposer à une diversité culturelle sauf si des éléments d’une culture remet en cause l’identité républicaine. Et sur cela la république doit être ferme. Il ne s’agit donc pas là de « culturalisme ». Ceux des Français qui confondent intégration républicaine et assimilation culturelle font preuve de culturalisme dans le même temps où ils dénoncent tout culturalisme. L’identité républicaine ne se réduit pas à une seule identité culturelle, fût-elle majoritaire, mais elle tolère des visions du Bien différentes.
On peut trouver cela très abstrait. L’idée même de contrat social est abstraite, depuis Hobbes, car la réalité de la nation comme collectif inscrit dans l’histoire est celle gouvernée par les émotions et les passions. C’est vrai. Mais c’est une bonne abstraction car la république est une idée vers laquelle on doit toujours tendre. Cependant, il faut aussi tenir compte de la réalité c’est-à-dire de l’effectivité historique. Hegel a essayé de dépasser cette contradiction avec sa théorie du désir de reconnaissance. On peut simplement s’inspirer de Hegel sans être hégélien et penser que sans cette dialectique de la reconnaissance qui unit l’Etat dans sa rationalité et la nation dans sa réalité laquelle est un accroissement de la diversité culturelle, les crispations identitaires, de toutes parts risquent de conduire dangereusement à des conflits ethniques. Si la nation est aussi histoire, la France a évolué de façon irréversible et sa réalité collective est celle d’une grande diversité culturelle. Telle est sa réalité historique aujourd’hui qu’elle doit assumer. Elle se créolise en quelque sorte. Mais n’est-ce pas une chance ? Les jeunes pourront donner sens à cette créolisation notamment dans le domaine esthétique. L’histoire ne fait pas marche arrière. Ainsi, le récit national doit intégrer tous les aspects de l’histoire de France, celle de l’esclavage et de la colonisation qui font partie de son histoire nationale car il faudra comprendre pourquoi la république en France a toujours été si fragile, les deux premières républiques ayant été éphémères et les deux suivantes s’étant puissamment investies dans d’horribles aventures coloniales où l’homme et ses droits furent broyés « et la fureur de l’homme écrasé commme la grappe dans la vigne » ainsi que l’écrivit Saint Jonh Perse dans Annabase. Quant à la cinquème, les Guadeloupéens de ma génération ont du mal à oublier les massacres de Mai 1967 à Pointe-à-Pitre. Il ne s’agit pas là de « repentance » ni même de « réparations » comme l’exigent des Français issus des pays colonisés mais de « reconnaissance collective », en une sorte de nouvelle Fédération et d’une meilleure interprétation de l’histoire, purgée de cet impensé que nous avons dénoncé et que dévoile la polémique concernant le burkini. C’est peut-être la seule catharsis possible sinon le tragique risque d’investir un réel pas du tout esthétique. Soyons honnêtes : la France n’est pas menacée par on ne sait quelle tentative de Califat et que représenteraient symboliquement quelques femmes se baignant en burkini. Elle est assezsolide pour cela. Mais son ventre mou est la question identitaire qui, si elle est mal résolue, conduira s’il y a d’autres attentats à des guerres ethniques, à des tentations fascistes et on ne sait à quelle nouvelle Saint-Barthélemy, qui feront tragiquement le bonheur de Daech.