Les décisions politiques entremêlent beaucoup d’acteurs aux positions diverses. Bien sur la politique, « cet art subtil à obtenir les votes des pauvres et l’argent des riches, en promettant aux uns de les protéger des autres et réciproquement [1]» laisse une marge à toutes les manœuvres. Mais cette crise gouvernementale est bien le reflet du fait que l’élite économique et en conséquence aussi l’élite politique du pays se divise profondément. D’autant plus que ce n’est qu’une étape dans la crise. Celle-ci va se prolonger. On ne voit pas en quoi un nouveau gouvernement aura plus de marge de manœuvre, on ne voit pas en quoi des élections législatives, de plus impossibles avant l’été, ne donneraient pas plus ou moins la même Assemblée nationale, et on ne voit pas en quoi une élection présidentielle donnerait un résultat très différent. Pour garder les pieds sur terre, rappel des résultats du 1er tour des dernières élections législatives du 30 Juin 2024 : à côté des 16 millions d’abstentions, il y a eu 32 millions votants dont : Extrême droite 11 millions, Droite 11 millions, Gauche 10 millions dont 9 pour le NFP. Actuellement les luttes entre milliardaires rythment les élections dans tous les pays occidentaux : Trump et Harris aussi avaient leurs milliardaires. Voir : l’élection de Trump avant tout une manifestation de la crise du capitalisme.
L’échec des leaders du capitalisme mondialisé, Biden, Macron, Scholz etc. est patent: échec à dominer la crise climatique comme l’a montré l’impasse de la COP29 le mois dernier à Bakou, échec à assurer la protection sociale comme le montrent les remises en cause des systèmes de santé, échec à assurer la justice et l’égalité sociale comme le révèlent les revenus des millionnaires (3 millions par mois pour Carlos Tavares chez Stellantis) et encore plus ceux des milliardaires, 54 milliards de $ pour Elon Musk, échecs à assurer la paix… Face à cette faillite, une fraction des capitalistes perçoit la nécessité de promouvoir un discours antisystème, contre « l’état profond », même s’ils participent eux aussi de ce système. Les milliardaires se battent entre eux. Entre autre par les formations politiques qu’ils promeuvent. C’est l’offensive « illibérale » à l’œuvre dans le monde, de Trump aux États-Unis à Orban en Hongrie, en passant par Modi en Inde, Mileï en Argentine, comme dans de nombreux pays européens, au pouvoir ou dans l’opposition. En Russie Poutine est le leader d’une fraction d’oligarques, pour l’instant victorieuse, contre la fraction représentée par Khodorkovski réfugié à Londres. En France Marine Le Pen fait tomber Barnier.
UNE SITUATION PROPICE À LA GAUCHE ?
Peter Turchin, professeur aux États-Unis et en Grande Bretagne, tenant d’une histoire basée sur les sciences (et le Big data), la cliodynamique, avait usant de cette analyse, anticipé les victoires de Trump. Il affirme aujourd’hui que « La concurrence et la conflictualité intra-élites forment le facteur le plus crucial, un indicateur fiable de l’imminence d’une crise ». En conséquence le titre de son livre tout récent, déjà cité, exprime ses nouvelles prévisions et s’appelle « Le chaos qui vient » où il précise « Nous voilà (aux États-Unis) aujourd’hui dans une troisième situation révolutionnaire ». Ceci fait écho à Lénine, autre expert dans ce domaine, qui en 1915 dans « La Faillite de la IIe Internationale » pointait comme premier critère d’une « situation révolutionnaire : 1. Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du sommet, crise de la politique de la classe dominante ». En revanche les deux autres indices de Lénine pour caractériser une situation révolutionnaire sont pour l’instant encore absents aujourd’hui : « 2. Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3. Accentuation de l’activité des masses. »
En France dernièrement ni la Nupes, ni le NFP n’ont donné lieu à de réelles « activité des masses ». Les réunions locales lorsqu’elles ont lieu sont des agrégations de représentants d’organisations différentes, incapables d’animer un débat politique un peu conséquent et très peu en prise avec « les masses ». Bien sur les luttes sociales sont permanentes, mais elles sont diverses et éclatées. Si on s’en tient aux quatre mouvements principaux qui ont émaillé les quinquennats Macron : les gilets jaunes de 2018/2019, le mouvement des retraites du premier semestre 2023, les émeutes des banlieues de juin 2023, les manifestations des agriculteurs de 2024, les organisations de gauche n’y ont eu qu’un rôle mineur, et ces luttes sont restées disjointes. Les appels à la convergence des luttes seraient aujourd’hui hors sol. Comme la perspective de porter la gauche au pouvoir dans l’immédiat : on a vu plus haut l’état des lieux ! Ne pas se faire d’illusions devrait être conforté par l’observation des pays occidentaux similaires où la tendance n’est pas non plus à l’extension des forces de gauche.
QUE DEVRAIT FAIRE LA GAUCHE ?
Tout en participant aux diverses luttes en cours et à venir, la gauche devrait nous faire réaliser à tous que la chute de Barnier n’est qu’une des péripéties de la manifestation politique de la crise à venir du capitalisme. Prévenir que cette crise va s’aggraver et risque d’avoir des terribles conséquences. Qu’elle ne sera surmontée que par le dépassement du capitalisme. Que pour cela il nous faut nous unir avec les pays du Sud, aussi bien lors des COP sur le climat où le conflit Nord / Sud est de plus en plus accentué, que dans la défense de la Palestine. Il nous faut stigmatiser la politique criminelle israélienne comme la quintessence de l’impasse où mène le refus des pays capitalistes occidentaux de prendre en compte les intérêts de la planète tout entière. Il faut dans cette perspective faire du soutien à l’immigration, trait d’union avec le Sud, la cause emblématique des luttes ouvrières, et non la mettre sous le tapis comme lors de la préparation des lois anti-immigrés ces derniers temps. Il faut conjointement au soutien à la Palestine soutenir les travailleurs d’Ukraine en montrant que la gauche, contrairement au pouvoir, ne fait pas dans le « deux poids deux mesures », ce qui permet en même temps d’affirmer le projet démocratique qu’elle porte, loin des politiques à la Poutine ou à la Trump. Avant de prétendre diriger le pays, la priorité est de mener la lutte idéologique pour un projet communiste réinventé[2]. Les crises politiques en donnent l’occasion.
[1] Oscar Ameringer, socialiste américain (1870-1943) cité par Peter Turchin : « Le chaos qui vient », Le Cherche midi, 2024.
[2] Éric Le Lann « Communisme, un chemin pour l’avenir », Éditions Manifeste ! 2024.
Jacques Lancier : « Réinventer le communisme, un communisme démocratique, écologique, européen, internationaliste », Amazon 2018.