Bien que la loi anti-immigration votée en janvier 2024 ait été annoncée depuis plus d’un an, bien que de nombreux livres, études et documents[1] aient été publiés à cette occasion, la gauche n’a pas étudié, n’a pas travaillé, et n’a pas prêté attention à la question. Elle a eu comme position « moins on parle de l’immigration mieux c’est », « ce serait faire le jeu du RN que d’en parler ». Moyennant quoi en un an, de mai 2023 à mai 2024, l’immigration est passée de la 12ème à la 2ème place dans les préoccupations des électeurs, derrière le pouvoir d’achat selon l’enquête annuelle de l’IFOP. La gauche incompétente a été incapable de répliquer de façon convaincante aux mensonges de l’extrême droite lors de la campagne des européennes, alors même qu’on savait depuis longtemps que cette dernière allait, après son succès dans le vote de la loi anti-immigration, en faire un referendum contre l’immigration, comme elle va le faire encore pour les législatives de juin. Voir Loi immigration : la gauche gagne, le RN pavoise, cherchons l’erreur !
Unir la gauche dans le Front populaire pour gagner des sièges c'est bien. Mais pour unir les travailleurs ce qui devrait être l'objectif, il faut aller contrer les idées portées par les droites principalement sur l'immigration. Or la gauche a laissé les candidats d’extrême droite étaler leurs positions appuyées sur des contrevérités, comme le cout des immigrés, des vérités biaisées, comme la part des étrangers dans la délinquance, des généralisations abusives… voir La campagne éclaire (un peu) le choix. La gauche n’a critiqué l’extrême droite que d’un point de vue moral, défendant les immigrés comme victimes, par exemple des noyades en méditerranée, mais pas comme une composante à part entière des classes populaires en France, à hauteur de 20%. Elle n’a pas pointé qu’une attaque contre les immigrés est avant tout une attaque contre l’ensemble des ouvriers et des employés. Ceux que tous saluaient pourtant il y a peu lors des confinements. Parmi eux les immigrés constituent une bonne part de ces « premières lignes » !
Positiver l’immigration
La gauche défend les immigrés comme victimes mais ne célèbre pas les luttes des immigrés comme défendant les intérêts de tous. Pourtant, avec un taux de fécondité tombé en France à 1,69, en dessous du renouvellement des générations, même d’un point de vue nationaliste, auquel cette gauche cède si souvent, les immigrés sont et seront une nécessité pour payer les retraites, comme ils sont déjà une nécessité pour assurer les besoins des « secteurs en tension ».
La gauche toujours sur la défensive, n’aura à aucun moment développé une vue positive de l’immigration qui, avec la seconde génération, constitue 40% des classes populaires en France. Elle n’aura pas joué un rôle de coordination pour unir les différentes composantes de l’immigration, laissant les comités de sans-papiers composés surtout de personnes originaires d’Afrique noire, bien seuls, même pas soutenus par les autres composantes de l’immigration, algérienne, marocaine, turque etc. Or seul un vrai point de vue de gauche en France est à même de contribuer à l’unité des différentes composantes de la classe ouvrière, y compris les différentes composantes de l’immigration.
Ce manque d’offensive contre le discours anti immigré de l’extrême droite se reflète symboliquement dans l’abandon total de la revendication « droit de vote pour les immigrés étrangers ». Ceux-ci sont 4 millions, parmi eux, 3 millions d’ouvriers et d’employés en âge de voter. Ainsi 20% du peuple est privé du droit de vote. Notons au passage que cela relativise les élections comme instrument de lutte pour les travailleurs. Tant que 20% de ces derniers n’auront pas le droit de vote…
Convergence avec les pays du Sud
Cette gauche ne rappelle pas cette évidence que pour que l’immigration subie cesse, à la fois parce qu’elle est un drame pour les migrants et parfois réellement une source de difficulté pour ceux qui les accueillent, la seule solution est celle d’une convergence des conditions de vie au Sud et au Nord. Tant que la disparité sera de l’ordre de 1 pour 20, (environ 150 € de revenu mensuel au Sud pour 3000€ au Nord nous dit Thomas Piketty[2]), la pression migratoire existera. Cette disparité est un reste de l’impérialisme contre lequel se débattent encore les pays du Sud. Or les luttes des immigrés ici sont un pont avec celles des pays du Sud. C’est pourquoi les classes populaires en France ont intérêt à faire des luttes des travailleurs immigrés une partie intégrante de leurs propres luttes. La solidarité avec les travailleurs immigrés n’est pas essentiellement dans leur intérêt, mais dans l’intérêt de tous.
L’alternative à cette stratégie de convergence entre travailleurs du Nord et du Sud, est celle que dessine l’extrême droite, à la fois dans son attaque contre l’immigration et son soutien à la politique de l’état d’Israël : construire des murs qui ne seront jamais assez hauts, avec la certitude qu’ils seront franchis un jour. C’est la fuite en avant de défense de l’intérêt des colons, des privilégiés blancs isolés, se croyant protégés dans leur forteresse, mais engagés dans une lutte interminable, toujours plus meurtrière, sans issue, et vouée à l’échec avec les pays du Sud.
Défendre la résistance d’Ukraine
De la même façon qu’elle n’a pas su résister à la division des classes populaires à propos de l’immigration, une partie de la gauche commet la même erreur par rapport à l’Ukraine : elle divise les classes populaires entre celles qui soutiennent la Palestine et celles qui soutiennent l’Ukraine. Sous prétexte que la droite soutient l’Ukraine ainsi que, avec l’extrême droite, Israël, une partie de la gauche se croit obligée, mais également avec l’extrême droite ! de ne pas soutenir la résistance de l’Ukraine. Elle a boycotté par exemple le discours du président ukrainien Volodymyr Zelenski à l’Assemblée nationale le 7 juin dernier.
Or de même que les immigrés font partie de notre lutte, les Ukrainiens aussi se battent pour nous : pas tant parce que Poutine après l’Afghanistan, la Tchétchénie, la Géorgie, la Syrie, l’Ukraine etc. pourrait nous agresser, (quoique…), mais parce que la lutte des Ukrainiens, comme celle des palestiniens, indique au monde, et en particulier à tous les candidats à l’impérialisme, que les peuples ne veulent pas se laisser dominer. Dans leur lutte ils obtiennent le soutien de l’ensemble du monde, et qu’ils seront donc victorieux. Dommage que là non plus la gauche ne soit pas au rendez-vous du soutien à TOUTES les luttes de libération. Dans les études sur les préoccupations des Français, l’Ukraine est toujours devant Gaza, ce qui s’explique ne serait-ce que par la proximité. Ne pas lier les deux luttes, faire du « deux poids deux mesures » au détriment des Ukrainiens, empêche paradoxalement d’élargir le soutien à la Palestine au-delà du cercle de convaincus.
Mener le combat des idées
Le plus grave n’est pas l’échec électoral de la gauche mais le fait qu’il a eu lieu sans véritable combat pour être solidaire des travailleurs immigrés. La constitution de l’unité du peuple au delà des candidatures uniques du Front populaire, ne se fera pas sans la compréhension de la nature réelle des échecs précédents. Elle ne se fera pas sans poser la composante immigrée comme pierre de touche de cette union, car c’est la meilleure expression d’une politique de classe au service des travailleurs, et sans soutenir toutes les luttes de résistance, Ukraine, Palestine, Kanaky car c’est la meilleure expression d’une politique anti impérialiste d’alliance avec le Sud. Hors de cette base toutes les tentatives de rabibochage unitaire se révéleront à terme des impasses. Comme l’a été la Nupes. Comme le sera l’unité bricolée dans l’urgence (même si elle est tout de même souhaitable !) pour sauver quelques sièges fin juin. Elle ne compensera pas le combat des idées contre l’extrême droite. Si on veut éviter une dérive à l’israélienne de la société en France c’est en particulier vis-à-vis de l’immigration que ça se joue.
[1] Ceux entre autres d’Hervé Le Bras, François Héran, François Gemmene El-Mouhou Mouhoud, … le mien Jacques Lancier : « Étrangers, immigrés bienvenue, vous aussi êtes ici chez vous » l’Harmattan 2023.
[2] Thomas Piketty, « Le capitalisme du XXIème siècle » Le Seuil 2013.