Prudence bienvenue ! Positif aussi la solidarité avec le Sud. Dans l’ensemble, sans jeu de mot, c’est une initiative positive. Essayons donc la discussion. Le texte est ici.
Un repérage des occurrences est assez éclairant : l’écologie est citée 116 fois, le féminisme 79, ouvrier 12.
Caractéristique, alors que la première partie se veut contre le capitalisme[1] que le texte ne contient pas d’analyse de classe. Les classes ne sont évaluées ni en volume, ni en critères et seuils. « Les politiques capitalistes frappent d’abord les femmes, les habitant·es des quartiers populaires, les personnes racisé·es, les migrant·es, et les personnes en situation de handicap » P19. Certes ! mais avant tout elles frappent les prolétaires non ? Prolétaires qui comprennent entre autres les catégories citées. Ne faisant pas d’analyse de classe concrète, le texte en est réduit à répéter la propagande libérale habituelle. « le mouvement ouvrier organisé, autrefois moteur des grandes conquêtes sociales, a perdu une partie de sa puissance sous l’effet de la rétraction de l’industrie au profit des services, ainsi que des politiques néolibérales de précarisation et de mondialisation ». P47. Cette assertion parait doublement fausse : Suite justement à la mondialisation, jamais la classe ouvrière n’a été aussi importante, aussi bien en valeur absolue qu’en pourcentage de la population active dans le monde, près de 70%. Comme en France. Voir le billet les classes sociales dans le monde . Il est vrai qu’en France cette classe ouvrière est constituée de « l’ouvrier », cité 12 fois donc, et de « l’employé », cités 0 fois. Par contre « paysan », moins de 1% de la population active, est cité 13 fois. Il est vrai que les classes moyennes, citées 0 fois, qui constituent, surtout avec les cadres cités 0 fois eux aussi, 29% de la population active, ne sont pas évaluées non plus. Le fait qu’en gros la classe ouvrière est celle qui a des revenus qui vont jusqu’à 2500 € par mois, et la classe moyenne jusqu’à 10 000 € est une considération trop concrète pour ce texte. [2]
L’assertion citée est fausse aussi parce qu’en quoi « la rétraction de l’industrie au profit des services », réduit le nombre de prolétaires ? En quoi le prolétaire autrefois chauffeur dans une industrie, devenu chauffeur de l’entreprise prestataire de transport, donc employé d’une entreprise de services, cesserait d’être un prolétaire ? Sauf à répéter la propagande libérale qui tend à diviser la classe ouvrière et à gonfler les classes moyennes. Le prolétaire d’aujourd’hui peut être en tong derrière son écran à faire des clics ! Les auteurs du texte ne semblent connaitre que l’ouvrier en « bleu de chauffe » de la sidérurgie. Profil que Marx n’a jamais connu ! Si le profil du prolétaire évolue en permanence en système capitaliste, ce n’est pas pour autant qu’il disparait.
L’ensemble du texte s’en ressent. Ainsi les luttes écologistes sont détaillées P13, les luttes ouvrières non. L’immigration est abordée, non au niveau des luttes ouvrières comme elles le devraient, mais avec l’islamisme, ou plutôt la dénonciation de l’islamophobie. Même Marion Maréchal ne prétend pas que toute l’immigration est musulmane, 44% dit elle ! Le texte ne contient aucune critique de l’islam, ni même de l’islamisme politique qui fait tant de dégâts pour les travailleurs dans le monde. Pas un mot non plus contre le catholicisme et son éminent représentant, l’abbé Pierre, ni contre l’orthodoxie à l’œuvre dans l’agression de l’Ukraine…
L’IA rien ! Le texte répète beaucoup de généralités sur le capitalisme sans en analyser les spécificités d’aujourd’hui : Alors qu’était annoncée le même mois à Paris une conférence internationale sur l’IA, que des investissements énormes y sont consacrés, qu’elle va modifier nos vies par ses opportunités comme par ses dangers, qu’elle restructure le capitalisme, pas un mot. ? Rien non plus sur la dette, le terrorisme, le « moment » Trump, etc.
Le texte énumère les luttes dont il faudrait s’inspirer, dans l’ordre : Féministes lgbt, syndicales, écologistes, anti colonialiste, antivalidistes. Les luttes écologistes et féministes en particulier sont détaillées P31 etc., les luttes ouvrières non : lutte des sans-papiers, gilets jaunes, mouvement des banlieues, ne sont pas cités, ce sont pourtant, avec les retraites, parmi les luttes les plus importantes de ces dernières années.
Positions clivantes : S’il reste souvent dans les généralités le texte prend cependant parfois dans le détail des positions clivantes : ainsi l’abandon du nucléaire affirmé P15, semble être une condition d’adhésion. On peut pourtant considérer que le refus du nucléaire est le fait d’une fraction des classes moyennes pour laquelle le nucléaire est un danger plus direct que les autres formes d’énergie. L’arrêt du nucléaire risque de se faire, comme en Allemagne, au profit du charbon par exemple, ce qui est un danger plus grave mais surtout pour les ouvriers, ce que les classes moyennes non concernées vont négliger. De façon générale les classes moyennes vont sous-estimer que toute production (énergie ou autre) est dangereuse pour ceux qui sont en première ligne. Bien sur cette question fait écho au point précédent sur la position de classe, plutôt type classe moyenne que populaire. Le nucléaire devrait faire partie des questions à discuter, des contradictions secondaires.
L’Impérialisme : « États-Unis et les puissances occidentales conservent leur rôle dominant, d’autres impérialismes, comme ceux de la Russie en Ukraine ou de la Chine en Asie-Pacifique, se développent également » P35. Quel pays la Chine envahit elle ? au contraire elle a une partie de son territoire occupé, Taïwan, justement pas des troupes américaines. Pourquoi ne pas s’en tenir aux faits plutôt que répéter la propagande anti chinoise des médias ? De même écrire « L’indifférence des BRICS – hormis l’Afrique du Sud – à la cause palestinienne en est un exemple criant » est une contre vérité, comme le prouvent tous les votes des BRICS à l’ONU sur la question et où justement l’Afrique du Sud représente les BRICS au tribunal international pour condamner Israël ! C’est d’autant plus dommage que le texte, comme rarement à gauche, défend à la fois la Palestine et l’Ukraine, et qu’il dénonce à juste titre l’impérialisme français. Mais l’unité avec le Sud, où se trouve l’essentiel de la classe ouvrière, est aujourd’hui en France la pierre de touche d’une position de gauche.
Ce manifeste de 63 pages est trop long pour être aussi percutant qu’il le pourrait. Il répète à certains moments des généralités et à d’autres se perd dans des détails. C’est d’autant plus incompréhensible, qu’outre qu’il réclame une « Expression concise » P56, ce qu’il ne fait pas, il s’adresse à des gens un minimum informés puisque militants : « Nous sommes convaincus que des milliers de militant·es attendent l’émergence d’un tel projet et que des dizaines de milliers d’autres pourraient le rejoindre ». Phrase répétée 2 fois, P 1 et 62. La fin en particulier est une accumulation de bonnes intentions qui fait un peu « yaka », « faucon » et laisse dubitatif.
La démarche d’unité est louable, il restera à constater si les annonces d’ouverture et de discussion sont réelles et que les bornes que semblent mettre le texte à l’importance de la classe ouvrière et des pays du Sud peuvent être surmontées. Pratiquer unité et discussion en même temps, tout en étant nécessaire, est complexe : voir le billet Unité et radicalité.
[1] Le texte mentionne P12 « Depuis ses origines, le capitalisme … » il serait bon de préciser que ce dernier a 6,7 siècles, afin de rappeler que le capitalisme est daté, qu’il est né et qu’il aura une fin.
[2] Jacques Lancier, L’irruption des prolétaires, Éditions Manifeste ! 2022.