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Billet de blog 3 janvier 2022

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Comment se prendre les pieds dans un drapeau perché à cinquante mètres de haut ?

Je l'ai déjà dit : il n'y a pas plusieurs gauches mais une seule. L'autre gauche étant de droite. Et toi, camarade insoumis, quel chemin empruntes-tu ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les élections approchant, une bataille hégémonique se mène à gauche. J'ai essayé d'exposer il y a quelques semaines où se trouvait le point névralgique de cette bataille. Le clivage essentiel se situe sur le positionnement vis à vis du capitalisme néolibéral qui a tant étendu son emprise sur le moindre pan de nos vies que les négociations et les amendements de celui-ci ne sont plus possibles. Ainsi les partis politiques comme EELV ou le PS qui annoncent d'emblée leur soumission en se déclarant hostiles à une stratégie de rupture ne peuvent être porteurs d'un espoir réel. 

Le programme Avenir en commun, quant à lui, n'est pas non plus un programme qui annonce une rupture sèche avec le néolibéralisme, mais a pour lui l'avantage de nommer clairement celui-ci comme adversaire et de poser un certain nombre de décisions instaurant une rupture de fait avec la logique néolibérale selon laquelle la population est de plus en plus dépossédée de la chose politique censée être le domaine d'experts divers et variés mais ayant tous en bouche le mantra du "il n'y a pas d'alternative", le fameux TINA de Mme Thatcher. Donc, comme dit précédemment, l'Avenir en commun n'est pas une fin en soi mais peut servir de détonateur et ouvrir le champ des possibles pour des populations qui jusque là s'interdisaient de croire en la puissance de leur multitude, étant enchaînées par de multiples dominations qu'elles subissaient et subissent malheureusement encore. 

La bataille hégémonique ayant été gagnée par la classe dominante depuis fort longtemps, la tâche s'avère rude pour la France Insoumise. Surtout que les socio-démocrates entretiennent la confusion sur le concept de la "gauche" et sur son périmètre d'action. Une tribune salutaire a été publié dans ce sens de clarification par des universitaires membres du "Parlement populaire" (1). On peut y lire ceci :

"il faut s'arrêter sur le clivage principal qui divise la gauche, à savoir entre une gauche qui adhère au néolibéralisme [...] et une gauche décidée à rompre définitivement avec le néolibéralisme."

Tribune claire et lucide également quant aux tentatives de disqualification de la France Insoumise qui ne sauraient cesser à l'approche de l'élection présidentielle. 

C'est donc autour de ce clivage principal que se joue la bataille hégémonique qui est la seule à pouvoir apporter un espoir d'émancipation effective aux classes dominées et multidominées. Et cette bataille étant clairement asymétrique, le camp de l'émancipation se doit d'être en permanence clair en tenant bon sur ces principes essentiels. Faire sortir les gens de la caverne néolibérale n'est aucunement chose aisée car la moindre faille dans l'argumentation sera exploitée par la classe dominante pour dénigrer, calomnier et déclarer encore une fois tout le projet simplement irréalisable, voire dangereux pour les principaux intéressés eux-mêmes. 

La France Insoumise était déjà, depuis 2017,  plusieurs fois tombée soit dans des polémiques inutiles desquelles elle ne pouvait sortir qu'affaiblie vu la puissance de feu qu'il y avait en face, soit dans des stratégies floues qui faisaient voler en éclat une grande part des acquis de clarification précédents. Ainsi par exemple la désastreuse campagne des élections européennes lors desquelles on a pu apercevoir un catalogue des choses à ne pas faire :

- offrir des places éligibles à des caciques du PS comme Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann (qui ont d'ailleurs annoncé récemment soutenir M Montebourg dans sa "remontada" au goût d'un social-libéralisme de plus en plus droitier)

- mais surtout baser toute la campagne sur une mise en avant de la dénonciation de la politique de M Macron. Le slogan de la campagne, "Dites (Ma)non à Macron" avait un défaut de taille : il n'exprimait rien pour se distinguer des autres et ne comportait rien qui puisse mobiliser. En effet, tous les partis, sauf un, souhaitaient dire "non à Macron". Or pour faire déplacer les foules on sait bien qu'un slogan négatif dénonçant le pouvoir en place n'a pas la capacité mobilisatrice d'un slogan et d'une campagne emplies de positivité et de propositions révélant aux classes dominées leur potentiel de puissance et leur légitimité d'action. Même les collégiens savent qu'on ne gagne pas une élection de délégués de classe en clamant que Manu est méchant et incompétent surtout lorsque dix autres candidats clament la même chose. 

Cette année, la campagne présidentielle de la France Insoumise a été démarrée sur de toutes autres bases, de façon lucide et intransigeante quant à l'essentiel, ne cédant pas aux chantages de la primaire qui n'aurait fait qu'introduire de la confusion destructrice. Je me disais donc que cette fois-ci la dynamique et la détermination allaient nous mener loin. Mais parfois la confusion vient alors que personne ne l'attendait, presque sans avoir été provoquée.

Il suffit qu'un drapeau soit mal rangé pour qu'on se prenne les pieds dedans. 

Tout a commencé par ce que certains ont désigné comme étant une provocation de la part de M Macron. Celui-ci a en effet installé un drapeau de l'Union européenne sous l'Arc de triomphe. Et, comme il devait s'y attendre (et certainement l'attendre) une vague de protestations s'est soulevée. Ainsi Mme Pécresse a écrit sur son compte Twitter : "Je demande solennellement à Emmanuel Macron de rétablir notre drapeau tricolore à côté de celui de l’Europe sous l’arc de Triomphe."

Elle est là pleinement cohérente avec ses idées et ses propositions. Elle propose là, dans un élan nationaliste bourgeois de rajouter le drapeau français à côté de celui de l'Union européenne jouant ainsi parfaitement son rôle classique de mystification et de diversion au service du capital. En effet, elle ne propose pas de retirer le drapeau de l'Union européenne alors que cette dernière symbolise et exerce réellement une domination néolibérale avec ses traités allant toujours dans le sens de la défense et de la promotion du capitalisme le plus effréné. Cette institution qui pousse toujours dans le sens de moins de services publics est clairement une institution de l'ordre dominant. Et comme Mme Pécresse n'a rien à redire à cette politique sur le fond elle ne peut donc que feindre un patriotisme à coup de drapeaux qui ne coûte pas cher mais qui n'ambitionne en rien d'inverser les politiques menées par l'Union, bien au contraire. Son patriotisme n'est donc qu'une diversion tout comme l'est au fond celui de l'extrême droite.

On aurait pu s'attendre là à ce que les représentants de la France Insoumise jouent juste en profitant de cette nouvelle occasion pour dénoncer la manipulation de M Macron au service de l'Union européenne et de sa doctrine néolibérale ainsi que celles de la droite et de l'extrême droite au service des mêmes intérêts avec leur rôle de diversionnaires et de paravents au service du capital. Or, il en a été décidé autrement. 

M Léaument, le responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon, a décidé de répondre à Mme Pécresse en postant ce message :

"Perso je préfèrerais qu’on enlève cette horreur et qu’on remette le drapeau de la patrie." 

Avec un petit drapeau tricolore au cas où on n'aurait pas compris de quelle patrie il s'agit. Voici pourquoi cette phrase pose un gros problème :

Cette phrase peut être lue de deux façons. Elle peut être lue par des gens qui adhèrent à la vision que l'Union européenne est telle que décrite plus haut, une officine néolibérale. Donc "horreur". Toujours est-il qu'il faudrait expliquer ce que vient faire le concept de patrie dans nos rangs à ce moment de la campagne. Mais le problème est que cette phrase n'est comprise ainsi que par des gens déjà convaincus par cette définition de l'Union européenne. Qu'en est-il des autres? M Léaument étant un fin politicien et communicant, il sait très bien comment cette prise de position de la "patrie" contre l'Europe peut être interprétée. Ou plutôt comment elle va l'être!  Lexicalement parlant, sa phrase attaque Mme Pécresse sur sa droite. D'ailleurs en la proposant sans le nom de son auteur à n'importe quel militant de la France Insoumise, dont je suis, il serait facile de l'attribuer avant tout au camp d'en face. 

Or, si on revient à l'essentiel, pointé comme tel par la tribune évoquée plus haut et à laquelle j'adhère complètement, le clivage essentiel étant notre positionnement face au néolibéralisme, ce message nuit à la clarté qu'on cherche à établir. Dans la bataille hégémonique dans laquelle nous sommes engagés, le souci permanent doit être celui de la conscientisation de la domination qu'exerce le capital sur le moindre pan de nos vies, sur l'identification claire du problème. Nos adversaires, eux, font tout l'inverse : ils créent des diversions permanentes dans l'unique but de laisser intacte la domination capitaliste. Ils inventent des boucs émissaires parmi les migrants, les chômeurs, les pauvres, les fonctionnaires etc. et brandissent l'amour du drapeau comme étant la solution miraculeuse censée nous débarrasser de tous ceux qui nous pourrissent la vie. Or, nous savons bien que nulle part au monde, aucun drapeau n'a rien changé sans un réel contenu politique derrière. 

Nous sommes dans une situation où tant de gens placent leurs derniers espoirs dans l'Avenir en commun, et notre responsabilité est grande. Le tweet de M Léaument étant court il y avait la place de rajouter le mot "néolibérale" après "horreur". Ça aurait atténué cette confusion entre l'essentiel et une histoire de drapeaux. Là, il n'y a même pas ça pour s'y accrocher. 

(Mal)heureusement, M Léaument était invité le lendemain sur LCI et a pu s'expliquer. Mais son explication souffre de biais importants. Au lieu de quitter ce terrain de confusion il y retourne. Il explique donc que sa (notre?) conception du drapeau français et du patriotisme n'a rien à voir avec celle de M Zemmour par exemple. Il évoque donc la Révolution de 1789, la constitution de 1793 et "l'apparition des mots patriote et nation". Il lie ainsi le drapeau tricolore et terme "patriote" à la gauche arguant que la constitution de 1793 était favorable aux étrangers. En effet, y figure la phrase selon laquelle

"Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard (...), est admis à l'exercice des droits de citoyen français."

Mais cet entêtement de M Léaument est teinté d'anachronisme et manque de rigueur. Ces explications historiques sont-elles complètes et surtout sont-elles pertinentes aujourd'hui? La situation actuelle permet-elle ce genre de raisonnements?  Tentons d'y répondre.

Tout d'abord ce choix de patriotisme par les jacobins fut inscrit dans une stratégie visant à asseoir leur pouvoir et préserver et étendre les acquis de la Révolution. Tout cela dans un contexte de guerre civile et de menaces d'invasions étrangères. Alors pour aller dans le sens de l'honnêteté intellectuelle il serait bon de poursuivre le déroulé historique jusqu'au bout, pour exposer jusqu'où cette stratégie patriotique est-elle allée. Notamment vis à vis des étrangers. Voici ce qu'en dit Gérard Noiriel : 

"La nation des patriotes avait remplacé la nation des propriétaires que défendaient les libéraux. [...] Ceux qui refusèrent d'y adhérer [...] furent immédiatement présentés comme des traîtres à la nation[...] La figure centrale du traître, ce fut évidemment l'étranger vivant sur notre territoire, préparant dans l'ombre de mauvais coups pour détruire la nation. «Je me méfie indistinctement de tous les étrangers dont le visage est couvert du masque du patriotisme et qui s'efforcent de paraître plus républicains et plus énergiques que nous» affirma Robespierre qui ajouta : «Ils sont les agents de puissances étrangères.» Anacharsis Cloots, qui avait été proclamé citoyen français par l'Assemblée législative le 26 août 1792, fut condamné à mort et exécuté le 24 mars à l'instigation de Robespierre." (2)

A propos d'Anacharsis Cloots et du réquisitoire de Robespierre, Daniel Bensaïd écrit :

"[...]Robespierre prononça contre lui un réquisitoire plein de fiel et de venin. Ignoble discours! A lire tout entier dans les écoles, à clouer au pilori de toutes les âneries nationalistes" (3)

Ce patriotisme fut également dirigé contre les féministes :

"En octobre 1793, les clubs de femmes furent interdits car on leur reprocha d'être dépourvues des qualités viriles qui faisaient le bon patriote. Accusée d'avoir mis en péril, par ses écrits, la souvernaité du peuple, Olympe de Gouges [...] fut elle aussi condamnée à mort." (4)

Bien sûr, tout cela constituait un reniement de la Constitution de 1793 et ce au nom de la patrie en danger. 

Nous voyons donc que les interprétations de M Léaument sont  partielles et partiellement décontextualisées. Mais il y a aussi et surtout cet absolu refus de prendre en compte l'état du rapport de forces actuel et notre position au sein de celui-ci. En effet, nous ne sommes pas dans la position de Robespierre. Nous n'avons pas encore pris le pouvoir. La Révolution n'a pas eu lieu. 

Et M Léaument propose de commencer par la fin dans un contexte qui n'a rien à voir avec celui de l'époque et où la lutte hégémonique essentielle serait d'abord dans le rétablissement de la souveraineté sur le travail et la production. Une lutte contre le capital. Notre contexte est celui où ces symboles sont appropriés par ceux qui jouent le jeu de la diversion. Tout ceci représente une stratégie dans laquelle on met la fin au début, les moyens anachroniques au-dessus des fins actuelles qui sont celles de l'émancipation vis à vis du capitalisme néolibéral. 

Brandir des symboles dispense de développer des idées structurées et surtout de la bataille de leur imposition au sein du débat public. Et surtout, leur brandissement brouille cette bataille d'idées. Cette stratégie ignore que nous n'avons pas le pouvoir symbolique de nomination. En cas de prise de pouvoir et de soutien populaire massif nous pourrons user de celui-ci mais dans l'état actuel des choses nous ne faisons que valider en creux le langage de diversion des dominants. 

Ce que nous pouvons actuellement faire de mieux avec cette notion de "patriotisme", c'est dénoncer son instrumentalisation à des fins de diversion et de manipulation au service du capital et la désignation des divers boucs émissaires comme une supercherie intellectuelle, en plus d'être une ignominie crasse. 

Le pire dans toute cette affaire est que cette stratégie de France Insoumise semble réfléchie. En effet, M Léaument n'était pas le seul à s'être illustré. M Lachaud, député, y est allé lui aussi de son indignation rajoutant dans la confusion identitaire. Il a écrit ceci :

"Qu'un drapeau européen remplace le drapeau français sous l'Arc de Triomphe est une faute. Le soldat inconnu n'est pas mort pour Bruxelles."

Vous avez raison M Lachaud. Il est mort pour des intérêts financiers et militaristes. La gauche et la clarté politique ne vous disent pas merci. 

Tant de raccourcis pour paraître plus patriote que des idiots utiles du capital. 

Si je me permets d'écrire tout ceci, c'est que je désire la victoire de l'Avenir en commun au moins autant que vous, chers MM Léaument et Lachaud. 

Gagner la bataille pour transformer la société exige une lucidité et une rigueur tout le long du chemin. Une fois que nous aurons instauré une société basée sur l'égalité effective de toutes et de tous, sur la souveraineté de chacun sur son travail et sur tous les pans de sa vie, alors vous pourrez proposer de débattre de drapeaux. Qu'il soient tricolores ou avec douze étoiles peu m'importera. Mais l'étoile, s'il en faut bien une... qu'elle soit rouge.

1 - Structure réunissant 200 personnalités issues pour la moitié d'entre elles du mouvement France insoumise et œuvrant à l'actualisation et à la diffusion du programme Avenir en commun. La tribune en question a été signée par : Eric Berr, Hendrik Davi, Cédric Durand, Karin Fischer, Razmig Keucheyan, Stefano Palombarini et Arnaud Saint-Martin. 

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/primaire-de-toute-la-gauche-une-fausse-bonne-idee-20211223_BJC35N7PHVBJJMIHSJCPS3KJH4/

2 - Gérard Noiriel, "Une histoire populaire de la France - de la guerre de Cent Ans à nos jours", éditions Agone, 2019 (c'est moi qui souligne)

3 - Daniel Bensaïd, "Moi, la Révolution. Remembrances d'une bicentenaire indigne", Gallimard, 1989

4 - Gérard Noiriel, op. cit.

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