Ces derniers jours au sein de l'Education Nationale sont à l'image des précédents, mais aussi à celle du reste de la société. Les sentiments d'impuissance, de frustration, de peur et de colère se succèdent les uns aux autres, s'engendrant mutuellement et s'abattant au final sur des cibles choisies par d'autres que nous. Nous, enseignants, faisons parti des cibles disponibles sur le marché des ressentiments fabriqué et entretenu par le capitalisme néolibéral. Qu'y pouvons-nous?
Essayons, le temps d'un billet, d'observer les mécanismes en jeu pour ensuite essayer de trouver une sortie de cette spirale d'impuissance.
Observons quelques instants un moment concret dans la fabrication d'un mythe néolibéral et de la négation du réel vécu par les acteurs, ici enseignants.
La Cour des comptes vient de rendre un rapport sur les absences des enseignants et leur remplacement. Bien entendu, entre l'option du recrutement des remplaçants et celle de l'augmentation de la charge de travail des enseignants déjà en poste, elle n'a pas hésité longtemps. Peu importe que les solutions qu'elle préconise s'avèrent absurdes d'un point de vue pédagogique. Quand on sait que même le ministère de l'éducation n'accorde souvent aucune importance à la cohérence pédagogique de ses propositions(1) on ne peut être étonné qu'une institution faite pour compter s'en désintéresse.
Ce rapport a également permis à l'éditorialiste(2) de s'attirer les foudres des enseignants sur les réseaux sociaux après une séquence où il a affirmé que les enseignants ne travaillent que lorsqu'ils sont devant leurs élèves. Il a ainsi comparé le temps de travail d'un salarié étant aux 35 heures à celui des enseignants. Cela donnait une jolie infographie sur laquelle on pouvait lire : "Rappel 35 h = 1607 h/an; Professeur des écoles = 972h/an; Agrégé = 540 h/an".
L'absurdité des propositions de la Cour des comptes et celle de l'éditorialiste s'additionnent et se justifient mutuellement. Mais révèlent aussi des interstices par où l'on pourrait déceler l'idéologie à l'œuvre si on s'en donnait la peine. En effet, la Cour des comptes compte très bien. C'est lorsqu'elle passe aux contes que ça se gâte. Elle écrit que les enseignants sont moins souvent absents pour maladie que le reste des salariés. Mais que les deux tiers de leurs absences sont dues à des missions ordinaires : formations, réunions, commissions, surveillance d'examens etc. Absences qui sont donc prévisibles et pour lesquelles on se dit que le remplacement devrait être facile à organiser. Sauf qu'il n'y a pas assez de remplaçants. Et comme la Cour compte dans le sens des économies à réaliser et pas des investissements à effectuer elle bascule dans le domaine des contes. C'est là qu'elle suggère des absurdités pédagogiques : les absents prépareront une vidéo de leur cours que les élèves visionneront pendant leur absence; ou encore, les enseignants restants prendront en charge la classe.
C'est là qu'on retrouve l'importance de l'éditorialiste qui grave inlassablement dans les esprits le fait que les enseignants ne travaillent pas assez. Ainsi, l'enseignant absent n'aura aucune excuse pour ne pas préparer sa vidéo d'une heure, lui qui ne travaille que 18 heures par semaine. Les enseignants qui prendront la classe au pied levé n'auront aucune excuse non plus puisqu'un cours, ça ne se prépare pas, ça se transmet. Et l'éditorialiste en sait quelque chose : il a déjà enseigné lui aussi!
Si on applique ce raisonnement à d'autres secteurs d'activités, on se rend rapidement compte de l'absurdité de celui-ci. Essayons :
Pourquoi les journalistes ne travaillent qu'une ou deux heures par jour maximum? Pourquoi tout le monde admire Usain Bolt alors qu'il n'a jamais travaillé plus de 10 secondes d'affilée? Qui remplace M Macron lorsqu'il est en déplacement ou au dîner? Qui remplace les écrivains lorsqu'ils sont à la télévision? Qui remplace M Blanquer lorsqu'il écrit son livre? Pourquoi les experts médiatiques (économistes, sociologues, médecins...) ne sont-ils jamais sur leur lieu de travail? Pourquoi les éditorialistes n'ont-ils pas un vrai travail?
Nous voyons bien que ces questions sont absurdes (à l'exception, peut être, de la dernière). Pourtant, à travers l'exemple du temps de travail des enseignants, nous devons constater que cette absurdité a une incidence sur le réel : les mesures qui seront prises le seront pour résoudre les problèmes soulevés par ces raisonnements absurdes. Et soumettront les enseignants à un fonctionnement absurde, épuisant, maltraitant et tout simplement insupportable.
Tout ceci n'est aucunement une surprise ou une nouveauté. Il s'agit du fonctionnement ordinaire du néolibéralisme arrivé à un stade avancé : celui où il n'a même plus besoin d'arguments se conformant à un réel autre que celui sorti de sa propre théorie fantasmagorique. En effet, après plusieurs décennies à entendre quotidiennement que les fonctionnaires ne travaillent pas (d'après les néolibéraux de droite) ou pas assez (selon les néolibéraux se disant de gauche), chaque membre de la société est censé avoir intégré ce jugement comme un fait incontestable. Y compris les premiers concernés : ceux qui vivent un réel autre que celui conté par le néolibéralisme et ses affidés. Pour s'en rendre compte il suffit d'observer le phénomène dit de "la culpabilité du cartable dominical" : chaque enseignant qui aperçoit, un dimanche, son cartable intact depuis le vendredi soir, ressent immédiatement un sentiment de culpabilité de ne pas avoir travaillé "du week-end". Certains s'y mettront donc à des heures improbables le dimanche, d'autres en parleront le lendemain à leurs collègues en cherchant des paroles réconfortantes et déculpabilisantes. Alors lorsque tombent des verdicts, des lois, des décrets, détricotant toujours davantage le statut des enseignants, imposant toujours davantage de tâches (y compris lorsqu'elles n'ont aucun intérêt pédagogique, voire même lorsqu'elles nuisent à l'intérêt objectif des élèves) et réduisant toujours davantage leur rôle d'experts, non seulement l'opinion publique n'est pas encline à se ranger de leur côté, mais une large part du monde enseignant elle-même est d'office prête à "négocier" et à faire des sacrifices. Car se dit-on, "on n'est pas si mal lotis". A force de se considérer comme pas mal lotis on se rapproche inexorablement de ceux qui le sont. Le rôle des syndicats "pragmatiques" qui se posent en interlocuteurs privilégiés du gouvernement est ici tout à fait néfaste.
Nous savons ce que souhaite le capitalisme néolibéral. Et nous savons que ce n'est pas le bien commun. S'il y a des profits potentiels dans le champ éducatif il ne se privera pas d'aller les chercher. Pour le capital l'éducation n'est pas une exception mais un domaine dont il peut tirer profit et ce à plusieurs niveaux. Un profit monétaire mais aussi un profit idéologique et utilitaire. L'éducation peut et doit transmettre une certaine vision du monde et ne surtout pas transmettre des choses inutiles et de surcroit nocives pour la société capitaliste. La structure des classes se doit d'être invisibilisée, les rapports de domination naturalisés. A quoi bon donc outiller intellectuellement de futures générations de manutentionnaires? Les enfermer dans une vision plate du monde en ne leur fournissant que le strict nécessaire au bon fonctionnement futur de l'employé qu'ils deviendront. (3)
Ainsi, les institutions et la sphère médiatico-politique œuvrent de concert à la fabrication d'un imaginaire. Et à l'intégration de cet imaginaire par la population dans sa quasi-totalité. Les fonctionnaires en général et les enseignants en particulier sont selon cet imaginaire devenus une charge avant toute autre chose dans l'inconscient collectif. Et une charge c'est avant tout une chose pénible et passive. Son unique but est de peser. Et bien, les enseignants pèsent. Ne se meuvent pas. Ils pèsent.
Tout comme pèsent les chômeurs. En ne cherchant pas à travailler et en fraudant ils ont la belle vie grâce aux prestations sociales. Evidemment, l'absurdité du raisonnement qui leur fait porter la responsabilité du mauvais état des finances publiques apparait clairement à quiconque compare les chiffres des fraudes : fraude aux prestations sociales et évasion fiscale (sans même prendre en compte les exonérations fiscales légales).
L'idée est de questionner maintenant l'impuissance des arguments opposés à tout ce qui détruit notre société. Une impuissance que nous nous devons d'admettre en voyant que les trois quarts des électeurs potentiels de la future élection présidentielle s'apprêtent à voter pour un-e candidat-e nous promettant encore de l'austérité néolibérale. Preuve que beaucoup ne s'autorisent pas à penser en dehors des mythes même s'ils sont de plus en plus conscients que ne rien faire nous mène tout droit à la catastrophe, ne serait-ce qu'écologique. Prenons quelques exemples de ces mythes que nous avons tous intégrés pour apercevoir notre soumission à ceux-ci ainsi que le caractère inapproprié de nos arguments de défense :
Lorsque M Blanquer affirme que les bénéficiaires de l'allocation de rentrée scolaire trichent en achetant des écrans plats il se place comme le continuateur de cet imaginaire et son discours est en même temps validée par ce même discours. Nous avons là un exemple de discours auto-validant et auto-engendrant. En effet, lorsque le journaliste Rémy Buisine lui oppose les données réelles, des études de la CAF, qui montrent que l'allocation sert surtout à l'achat des fournitures scolaires, M Blanquer réfute ces études et maintient sa version des faits selon laquelle il y aurait des abus, des écrans plats et que ce serait "une évidence". Le fameux toutlemondelesait. Et en effet! C'est vrai. Toutlemondelesait car c'est ce qu'on lui raconte depuis 30 ans : les pauvres profitent du système social pour se la couler douce. Mais les arguments du journaliste valident en creux la thèse selon laquelle les pauvres seraient fautifs si toutefois ils s'autorisaient à acheter des écrans plats. Puisqu'un pauvre se doit de vivre pauvrement et nous sommes prêts à contrôler sa consommation et ses dépenses et le cas échéant l'accuser de ne pas savoir vivre correctement, c'est à dire ainsi que nous l'imaginons grâce au mythe néolibéral que nous avons intégré. Nous ne considérons pas les bénéficiaires des prestations sociales comme des égaux ni lesdites prestations comme un droit. Il y a comme un air de charité dans notre vision de celles-ci. Nous ne considérons pas l'argent de ces prestations comme étant collectif mais comme étant la propriété des classes aisées (celles qui paient l'impôt pour aller vite, mais en oubliant justement que les plus pauvres paient énormément d'impôts aussi).
Lorsque M Zemmour ou d'autres reprennent la "théorie" du grand remplacement, que vaut le réel que leur opposent les gens de gauche qui croient démonter cette fumisterie à coup de statistiques prouvant que le taux d'immigration n'augmente pas? Ce réel ne vaut rien car "on peut faire dire aux chiffres ce qu'on veut" et puis, en dernière instance toutlemondelesait ce qu'il en est vraiment. N'est-ce pas à ce moulin-là que Franz-Olivier Giesbert apporte de l'eau en expliquant ne pas entendre parler français sur la Canebière? (4) Mais ce réel que la gauche oppose à ces propagateurs de "bon sens" et autres contributeurs du toutlemondelesait est surtout inoffensif et s'avère en dernière instance être un soutien des thèses de l'extrême droite. En montrant que l'immigration n'augmente pas dans le monde réel on valide l'idée selon laquelle l'immigration est un problème : si on adopte la position selon laquelle l'immigration n'est pas un problème parce qu'elle est faible on valide son corollaire qui dit qu'elle le deviendrait si elle augmentait. Là aussi, c'est l'imaginaire inconscientisé qui joue : l'étranger fait peur, surtout s'il est musulman.
Lorsque les enseignants répètent inlassablement que leur temps de travail réel n'a rien à voir avec leur présence en classe, que vaut ce discours face à la Cour, à l'éditorialiste ou au ministre? Ils ont beau expliciter ce qu'est une préparation de cours, une correction, une formation perpétuelle... Tout cela ne pèse par grand chose par rapport à plusieurs décennies de discours sur l'immobilisme, le niveau qui baisse, le corporatisme etc. Leurs discours ne pèseront jamais autant qu'eux-mêmes puisque toulemondelesait qu'ils ne travaillent pas assez.
Nous pourrions multiplier les exemples de ces mythes intégrés à l'infini : la méritocratie, le ruissellement, la prise de risque etc. Tous ces mythes font partie de ce que le capitalisme néolibéral a réussi à imposer au plus profond de nous-mêmes.
Il arrive ainsi à fabriquer de toutes pièces un imaginaire et à le faire intégrer à la population de façon à ce que les gens se méfient même de leur propre réel lorsqu'il contredit la version officielle.
C'est cet imaginaire si bien intégré qui engendre notre propre impuissance.
Un premier travail à faire, en vue de retrouver de la puissance politique et collective (l'un ne va pas sans l'autre) serait donc de conscientiser notre soumission à ces mythes et à cette réalité parallèle dans laquelle les suspects sont toujours les classes laborieuses et jamais les détenteurs du capital. Ce serait d'analyser nos arguments à l'aune de cette prise de conscience. Et ce travail doit être fait avec les concernés et non pas pour eux, comme le précisait sans cesse Paulo Freire.
Ainsi les enseignants cesseront peut être de souligner les aspects positifs d'un quinquennat qui a détruit le code du travail avec les lois El Komry et qui a engendré Macron. Car ce qui compte n'est pas telle ou telle personne, telle ou telle mesure particulière, mais bien la politique structurellement néolibérale qui engendre toujours davantage d'impuissance dans les rangs des opprimés. Que Najat Vallaud Belkacem ait été une bonne ministre de l'éducation (ce qui est un avis mais pas le mien) n'est en aucun cas entendable pour un salarié qui a vu ses conditions de travail se dégrader et sa capacité d'agir réduite. (5) Cette façon de considérer les choses a un nom. C'est celui de corporatisme.
C'est donc seulement une fois que nous aurons rendu cette soumission aux mythes néolibéraux consciente que nous pourrons user des arguments qui s'en détachent de façon assumée. Et qu'on cessera de vouloir amender le capitalisme qui n'a qu'un seul horizon : ses profits et notre soumission collective à ses mythes et désirs. Que les syndicats n'auront plus comme objectif principal leur statut d'interlocuteurs avec ceux qui nous écrasent et ne passeront plus leur temps à négocier ce qui n'est pas négociable.
C'est seulement alors qu'on pourra gagner en puissance, devenir offensifs et cesser de simplement défendre des acquis que d'autres ont obtenu en agissant collectivement et politiquement.
En continuant de subir et de croire aux mythes qui nous sont servis nous nous transformons inexorablement en monstres prêts à accepter le pire. Le pire d'hier est déjà là. Des tentes sont lacérés et des gens meurent à nos portes. Les plus pauvres meurent 13 ans avant les plus riches. La planète est détraquée. Des manifestants sont éborgnés, mutilés ou simplement tués. Des lycéens sont agenouillés. On doit attendre le pire de demain où celui-ci suffira pour nous réveiller?
Et il faut cesser de s'attaquer aux symptômes mais bien aux causes structurelles de notre impuissance collective. Si cela avait été un problème de casting il aurait été facile à résoudre. Sarkozy, puis Hollande et maintenant Macron : que des incompétents? Ils font pourtant tous les trois la même politique. La différence n'est qu'en degrés d'application. Si on avait réussi à identifier le problème comme venant, non pas de Sarkozy l'excité ou de Hollande le mou, mais bien du système capitaliste qui nous mène aveuglément vers ses propres profits et accessoirement à notre perte on n'en serait peut être pas là. Aujourd'hui encore on y a droit : "Macron et Blanquer démission". Mais si c'est pour avoir encore un clone néolibéral, nous ne risquons pas d'en finir avec nos appels à la démission d'untel ou d'une autre.
Cesser aussi de considérer Bolloré comme le principal problème. Le problème est qu'il a les moyens de soumettre la machine médiatique pour promouvoir des idées qui s'attaquent à des cibles autres que lui et ses semblables.
Nous devons nous attaquer à la structure qui rend tout cela possible : les mythes, les écarts de richesses, la possession de la quasi totalité par quelques uns. Ces quelques uns qui finissent donc même par posséder nos sentiments, nos jugements en faisant des leurs les nôtres. Retrouver notre propre capacité de juger est un premier pas vers l'émancipation.
1 - Un jour il faudra quand même expliquer aux non-initiés ce qu'est par exemple une évaluation nationale.
2 - Le nom de Pascal Perri ainsi que celui de la chaîne où il exècre (non, il n'y a pas de faute de frappe) n'est d'aucune importance car il n'est qu'un produit et un outil de la structure médiatique et n'est ni meilleur ni pire que ses confrères. Il n'a aucune importance en soi mais en ce qu'il représente. D'ailleurs, n'importe quel Calvi ferait au moins aussi bien que lui.
3 - En quoi la lecture est une question politique :
https://blogs.mediapart.fr/jadran-svrdlin/blog/160920/lecture-merite-et-autres-diversions
4 - Et c'est le même moulin qu'inonde ce membre du Printemps républicain qui s'offusquera certainement d'être accusé de faire le jeu de l'extrême droite. Désolé cher lecteur pour la brutalité de ce lien qui n'a pas prévenu de son arrivée.
5 - Sa réforme PPCR, si vantée par de nombreux syndicats, a tout de même réussi à introduire de façon systématique la validation (et souvent la correction à la baisse) de l'appréciation des inspecteurs sur les enseignants par l'inspecteur d'académie (le DASEN), alors que ce dernier n'aura jamais vu le moindre de ces enseignants en classe. Cela ne l'empêche pas d'être celui qui juge en dernière instance un travail dont il ne sait quasiment rien. Jugement pour lequel il ne fournit bien sûr aucune explication.