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Billet de blog 18 mars 2024

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À l'école du capital et de tri social

Après quelques mois de diversions à coups de changements de ministres, de bataille lexicale déguisée en bataille pédagogique et même la réapparition du mythe de « la jambe gauche de la macronie », le collège unique vient enfin d'être achevé. Face à la construction de l'école au service du capital un seul besoin : la lutte !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une pierre de plus, et d'importance, vient d'être posée dans la construction de l'école produisant à la chaîne la main d'œuvre dont les entreprises ont besoin et répondant à la perfection aux besoins de la classe capitaliste. 

Gabriel Attal avait annoncé avec son "Choc des savoirs" la mise en place des groupes de niveau pour l'enseignement du français et des mathématiques au collège. Après la parenthèse Oudéa-Castéra, qui est de toute évidence très légèrement en avance par rapport à ce que l'opinion publique peut endurer au niveau du mépris et de séparatisme de classe (mais pas assez pour devoir abandonner toutes ses fonctions ministérielles), on nous a servi Mme Belloubet en insistant sur son pedigree "de gauche". Elle-même en a joué, en faisant semblant de défier M. Attal et son idée de groupes de niveau, préférant employer l'expression "groupes de besoins". 

Sur le terrain pédagogique ces deux termes ne sont pas du tout équivalents et représentent des choix très différents. Alors, lorsque le texte publié au Journal Officiel évoque des groupes en fonction des besoins il nous faut regarder la réalité de plus près. Et une fois qu'on s'y penche on se rend compte que le choix d'abandonner l'expression "groupes de niveau" est fait uniquement pour mieux cacher leur mise en place dans la réalité. Il n'y a donc aucune raison de se réjouir ni de diluer nos colères. Pour comprendre comment est-ce possible nous devons examiner le contenu réel des expressions employées ainsi qu'analyser les politiques gouvernementales au-delà de leur présentation par les différents ministres. 

Le clivage entre les deux expressions "groupes de niveau" / "groupes de besoins" était issu de deux conceptions différentes d'aborder l'organisation des enseignements. Pour les défenseurs des groupes de besoins il s'agissait d'un outil, parmi d'autres, qui pouvait aider à réduire les inégalités. En effet, si sur un point ou une compétence précise certains élèves se trouvaient en difficulté il s'agissait, sur un temps dédié, de tenter d'y remédier de façon à ce qu'ils puissent poursuivre les apprentissages avec le reste du groupe. Et c'est ce caractère ponctuel, tout comme leur raison d'être qui était la prévention du décrochage par rapport au groupe-classe qui faisaient des groupes de besoin un outil qu'on pouvait envisager, penser ou mettre en place. 

Les groupes de niveau, eux, représentent tout le contraire, à cause de leur caractère cloisonnant et définitif. Lorsqu'on emploie le terme "niveau" on rentre dans des considérations qui ont pour point de départ les attributs des personnes. Parler des niveaux des élèves c'est inévitablement porter un jugement et effectuer un classement des élèves. Assigner un élève à un niveau c'est user d'une logique de parcage là où identifier un besoin dans l'objectif d'éviter un décrochage c'est préférer une logique de tractage. 

Or, dans ce texte proposé par le gouvernement, malgré le choix des mots, de quoi s'agit-il en réalité ? Lorsqu'on lit dans l'article 4-1 de l'arrêté que ces groupes sont constitués, certes, "en fonction des besoins des élèves identifiés par les professeurs" mais avec la précision "sur tout l'horaire" alors on se rend compte de la supercherie. Il s'agit bien de groupes de niveau simplement renommés. 

En effet, le caractère ponctuel ainsi que la raison d'être des groupes de besoins tels qu'existant auparavant dans les débats pédagogiques disparaissent purement et simplement. Là où le maintien dans la classe de référence et la prévention des décrochages étaient des objectifs premiers on retrouve cette classe de référence comme une simple éventualité ponctuelle. Tout est complètement renversé par ce texte. En effet, la classe de référence pourra être reconstituée mais uniquement "par dérogation" et pour une période fractionnable allant de une à dix semaines dans l'année. 

Donc, ce texte, non seulement valide la fin du collège unique en créant à l'intérieur même de chaque collège une école à plusieurs vitesses. De plus, les groupes réduits ne sont pas du tout définis ni encadrés par des seuils précis. Figure juste la précision : "Les groupes d'élèves les plus en difficulté bénéficient d'effectifs réduits." Voilà une belle façon de parer au manque de moyens. Des groupes de 28 élèves comportent effectivement des "effectifs réduits" par rapport à ceux qui sont à 29. Il se peut que certains tentent d'expliquer cette absence de précision par une autonomie laissée aux équipes enseignantes quant à la constitution de groupes. Malheureusement, nous savons maintenant d'expérience que sans véritables moyens il n'est point de liberté. Pis, cela fait une charge de plus sur la conscience des enseignants qui n'en manque pourtant pas. 

Voilà comment on se retrouve donc avec un grand pas en avant vers une école d'assignation à résidence sociale. Et ce pas est en cohérence totale avec tous les autres. En prenant un peu de recul on peut observer les pièces du puzzle s'assembler et l'école publique se disloquer. 

Si on rajoute à cela les déclarations de Gabriel Attal sur la réduction du taux de réussite au brevet des collèges couplées au conditionnement de l'entrée au lycée à l'obtention de ce même brevet on se retrouve face à une politique d'économies de moyens. Le décret n° 2024-229 du 16 mars 2024 concernant la mise en place d'un cycle préparatoire à la classe de seconde précise que les élèves admis en seconde mais n'ayant pas obtenu le brevet des collèges pourront se tourner vers une de ces classes pour pouvoir intégrer, un an plus tard, le lycée où ils avaient été admis en premier lieu. Sauf que, là aussi, c'est par un manque de moyens qu'on construit l'abandon. Le décret précise qu'il y aurait "un ou plusieurs lycées" par département qui mettront en place ces classes préparatoires. Autant vous dire que c'est la population la plus pauvre qui n'aura point de moyens pour financer cette année supplémentaire loin du domicile et que les classes aisées y verront une occasion de corriger des erreurs de parcours. 

Ainsi, un collège à plusieurs vitesses débouchera sur un lycée qui sélectionnera grâce à la (non) réussite au brevet mais aussi au (non) repêchage. Si malgré tout certains se prendraient à rêver d'un destin de transfuge de classe, en fin de lycée Parcoursup sera toujours là pour effectuer un tri supplémentaire. Les transfuges de classe sont certes nécessaires au processus de justification du système méritocratique mais leur nombre doit être optimisé, c'est à dire bas. 

Si on rajoute par dessus tout cela la logique issue de la réforme de l'apprentissage tout comme celle des lycées professionnels on se retrouve devant une politique de mise à disposition d'une main d'œuvre docile et corvéable à souhait pour les entreprises. Bref, le pilotage de notre système éducatif tout entier par les besoins des entreprises ainsi que par les besoins de la classe capitaliste dans son ensemble se traduisant par une étanchéification des classes sociales dès le plus jeune âge peut-il mener à une société autre que disloquée ? 

Car en amont du collège, l'école primaire aussi est soumise à cette idéologie néfaste. Les nouveaux programmes qui devraient arriver bientôt mettront un clou supplémentaire dans le cercueil de la liberté pédagogique des professeurs de écoles. Méthodes imposées et pilotage par des évaluations nationales tout sauf scientifiquement cohérentes. La réduction des disciplines à des techniques. Une vision mécaniciste qui comporte un triple avantage : la prolétarisation des enseignants à travers leur dépossession du métier, une manne financière pour le secteur numérique et les entreprises de la EdTech ainsi que l'enfermement des élèves des classes populaires dans leurs déterminismes sociaux. 

Ainsi, par exemple, que la lecture soit considérée dorénavant uniquement comme décodage et fluence permet de rendre les apprentissages mesurables avec précision, les enseignements programmables sans le concours des professeurs et donc le nombre et la qualification de ceux-ci sensiblement réduits, et surtout cela permet de réduire les capacités de lecture des élèves issus des classes dominées au strict minimum. Tous les apprentissages culturels que les classes aisées transmettent à leurs enfants et qui les font sortir de ce rapport purement techniciste ou utilitariste, toutes les capacités d'inférence et de mise en réseau des connaissances entre elles resteront la propriété quasi exclusive de ces classes bourgeoises. 

En conséquence de tout ce qui vient d'être dit, on pourrait résumer la scolarité des élèves des classes laborieuses de façon suivante : ils passeront de plus en plus de temps à se préparer aux évaluations en bachotant des techniques à l'école primaire, puis cultiveront l'entre-soi forcé dans les années collège, en attendant de se faire éjecter de la suite des études à une étape plus ou moins lointaine par un des dispositifs de tri de plus en plus performants. 

Bref, comme tout le reste de notre système éducatif, le collège unique se meurt. Il en va de notre responsabilité de citoyens de nous opposer par tous les moyens à ce projet destructeur. Si toutefois ce terme de citoyen a encore un quelconque sens. 

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