Jadran Svrdlin

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Billet de blog 19 octobre 2020

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Les illusions culturelles

Depuis l'annonce du couvre-feu dans un grand nombre de villes, le monde de la culture est vent debout contre le président et le gouvernement. Mais quelle est la nature de leurs revendications et quelle est leur sens politique? Et plus généralement quelle est l'état de leur conscience politique?

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Dès l'annonce, par M Macron, de la mise en place du couvre-feu, une salve d'indignations et de revendications a surgi dans l'espace médiatique et culturel. Le "monde de la culture" s'insurge contre cette "mise en difficulté" ou "mise à mort" selon le degré  d'indignation ou d'inspiration de différents locuteurs. Ils réclament tous, à quelques exceptions près, des dérogations pour la culture. Que la culture reste une exception. On aime bien la souligner celle-là, surtout si elle est "à la française". Ainsi, des propositions fleurissent : un billet de théâtre ou de cinéma devrait faire office d'attestation de déplacement après 21 heures ; on devrait autoriser les séances de 20 heures... Jouer une pièce devient un "acte de résistance" pour certains. On a même pu voir des comédiens appeler les gens à poser un RTT pour pouvoir venir "résister" au théâtre 1. Tout en payant la place à 30 euros bien entendu. 

Deux types de réflexions me viennent à l'esprit en entendant toute cette phraséologie sur l'exception.

1 - Le sens politique du couvre-feu

Tout d'abord, on pourrait s'interroger sur le sens de ce couvre-feu de façon générale. Celui-ci est une décision, un choix politique et pas uniquement sanitaire. Politique car il est la conséquence d'autres choix politiques effectués auparavant. Si les masques étaient introuvables c'est lié au fait que nos usines de textile ont été fermées, délocalisées. Pour les tests c'est la même chose. Il fallait encourager les gens à partir en vacances cet été pour que l'économie reparte. Pour cette même raison il faut prétendre que les contaminations n'ont pas lieu dans les transports ni sur le lieu de travail mais bien dans la sphère privée. La culture et les loisirs ne sont que des variables d'ajustement, en plus d'être des instruments de contrôle de la population, mais on y vient. Or, les acteurs culturels ne s'adressent pas au gouvernement en ayant conscience de ce fait. Ils n'ont pas conscience non plus que le but du capitalisme est de faire du profit et pas d'éveiller les consciences ou d'accomplir des actes de résistance. 

Dire que la culture doit être une exception car elle est la nourriture spirituelle et qu'on en a besoin pour pouvoir nous épanouir pleinement est un lieu commun. Essayer de convaincre le gouvernement avec de telles incantations est une tentative tout à fait vaine.

2 - Le sens politique des revendications culturelles

Puis il y a la culture en elle-même. La question qu'on pose plus rarement est celle de quelle culture il s'agit aujourd'hui en France. Quel est l'état réel de la culture? De tout le champ culturel. 

Il y a quelques jours je posais à peu près la même question sur le journalisme . Les journalistes venaient de signer l'appel lancé par Charlie hebdo pour défendre la liberté d'expression. Dans cet appel ils identifiaient la liberté d'expression à la seule liberté de blasphémer. Or, l'état du champ médiatique et journalistique actuel ne nous permet pas vraiment de dire que la liberté d'expression est ce qui le caractérise le plus. Le fait que la presse et les médias en général soient tributaires du bon vouloir d'une poignée de milliardaires n'est pas sans conséquences. Qu'un journal puisse, par exemple, être éteint sur simple décision d'un grand patron de retirer ses investissements publicitaires de celui-ci n'est pas très favorable au maintien du mythe de la liberté d'expression. 

Ce combat unanime pour la liberté d'expression, en identifiant cette dernière à la seule liberté de blasphémer, invisibilise les atteintes systémiques à la liberté de la presse. On crée ainsi l'illusion que les ennemis de la liberté sont extérieurs à la société et qu'il ne peut y avoir quoi que ce soit à reprocher à la structure de la société elle-même. Que la survie de chaque composante du système médiatique soit dépendante des plus riches n'est même pas un sujet.

Et la culture? N'est-elle pas dans le même état? Brandissant les belles paroles sur l'émancipation, la liberté et la résistance tout en étant possédée, dans tous les sens de ce terme, par les gens les plus riches. Les maisons de disques, les studios de cinéma, les théâtres ne sont-ils pas la propriété d'un nombre très restreint de personnes? Quelle est la raison qui pousse une entreprise comme venteprivee.com à acheter le théâtre de Paris? Acte de résistance et éveil de consciences ou profit direct ou indirect? Je veux bien qu'on joue les naïfs, mais à un moment donné on se pose des questions plus en phase avec la réalité et les rapports de domination qui traversent notre société et le rôle que chacun y joue. 

Tout comme la presse, la culture représente un investissement sur lequel on attend des retours. Soit directement à travers la rentabilité soit indirects à travers plusieurs leviers : la culture est tout d'abord une niche fiscale, mais elle permet également un contrôle de la population. Que la crise sanitaire ait des effets néfastes sur le monde culturel est indéniable. Mais si des lieux de culture doivent couler ce seront d'abord les plus petits. Les indépendants, justement. Tout comme les librairies indépendantes ont disparu massivement depuis Amazon mais aussi depuis les hypermarchés. Ma ville de 46 000 habitants n'en compte plus aucune? Peu importe. Et si les théâtres, les cinémas, les salles de concerts et les labels indépendants disparaissent, nos élus s'insurgeront-ils? Dans les paroles oui, sans aucun doute. On a bien pu voir Bruno le Maire s'en prendre virulemment à Amazon. Et puis? Puis rien. Et si Amazon était une entreprise française cela aurait-il changé quelque chose à la problématique?

Les indignés culturels, ce qui est gênant dans vos réclamations c'est que vous quémandez la survie. Vous croyez être une exception mais l'êtes-vous vraiment? Les législations incitent les plus riches de subventionner ou plutôt d'investir dans la culture. Et ces subventions vous aident à poursuivre votre travail. Mais étant donné que c'est la classe des plus riches qui investit, ce sont eux qui effectuent les choix et font le tri. La subversion réelle a-t-elle sa place là-dedans? La culture, en tant qu'exception, est-elle située en dehors des lois du marché? N'est-elle pas, elle aussi, sous l'emprise du capitalisme?

Et la crise actuelle ne fera-t-elle qu'aggraver un mal qui est déjà là? Puisque vous représentez la nourriture spirituelle et l'éveil des consciences, votre rôle devrait-il se limiter au divertissement? A une promotion molle du vivre ensemble qui crée l'illusion que les rapports de domination et d'exploitation n'existent pas? 

Les plus gros survivront à cette crise. La culture existera encore. Mais sa concentration et la disparition des acteurs indépendants soumettront encore plus les restants aux desiderata des financeurs. L'exception que vous réclamez ne devrait-elle pas être exigée dans sa forme totale et réelle? Tout comme les journalistes devraient exiger la leur. Puis, tant qu'on y est, posons une dernière question : et si la société entière devenait une exception à la française? 

1 - Voir l'interview d'Ariane Ascaride :

https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-culture/ariane-ascaride

2 -  Ici : https://blogs.mediapart.fr/jadran-svrdlin/blog/300920/journalisme-liberte-sous-controle

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