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Billet de blog 21 janvier 2024

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Camarade Ruffin, où es-tu ?

Cher François, ta lettre à Raphaël Glucksmann, par ses côtés trop ambigus, renforce en moi tant de doutes que tu sèmes depuis quelque temps. Je t'écris moi aussi en toute sincérité pour essayer de te dire en quoi « la gauche radicale » est un pléonasme.

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Voilà plusieurs fois qu'ils te tendent la main.

J'ai lu ton interpellation de Raphaël Glucksmann que d'aucuns encensent. Tu as usé d'une énième main tendue pour tenter de clarifier les choses. Avec sincérité et sans agressivité tu démontres l'éloignement de la bourgeoisie de ce qui te tient à cœur : les gens. 

Mais cette lettre, par ses côtés trop ambigus, renforce en moi tant de doutes que tu sèmes depuis quelque temps, que je ne peux plus me résoudre à taire. 

Ce qui te caractérise le plus est certainement ton empathie et ta sincérité. Ton regard sur les gens ne trompe pas : tu n'es pas en train d'instrumentaliser des misères ou des drames dans un but politique. Au contraire : tu fais de la politique car tu es bouleversé par ces situations. Tout le contraire de la bourgeoisie donc. Le tort le plus important de celle-ci n'est peut-être pas tant d'être déconnectée comme on le lui reproche souvent. C'est plutôt son cynisme. On ne peut plus leur octroyer le bénéfice de la circonstance atténuante de l'ignorance. 

Le problème, cher camarade, est qu'au delà de cette différence, certes importante, tes propositions ne se différencient de celles de la "gauche bourgeoise" (que je préfère nommer droite par souci de clarté) qu'à la marge ou bien à la surface. 

Commençons par ce qui te sied le moins : la politique internationale. Là où Raphaël Glucksmann s'est illustré dès les débuts de sa vie médiatique en s'opposant au refus de la France de prendre part au conflit en Irak, ligne atlantiste qu'il n'a plus quitté depuis, tu prends rarement la parole sur ces sujets. Mais lorsque tu t'y risques on a l'impression que tu le fais pour donner des gages de respectabilité à cette même classe. Ainsi, lorsque le 12 novembre dernier, M. Gérard Larcher et Mme Yael Braun-Pivet organisent une marche contre l'antisémitisme, beaucoup à gauche refusent de s'y joindre. 

Ainsi, cette gauche qui refuse de défiler avec ces promoteurs avérés mais non assumés de l'antisémitisme tenait là une position tout a fait défendable et respectable. Je dirais même nécessaire. 

Or, tu as décidé de t'y joindre. Non pas à Paris mais à Strasbourg. Un choix curieux mais respectable également. Même si je le trouve regrettable.

Puis tu t'es fendu d'un texte sur ce que pourrait faire la France à Gaza. Tu y pointes les tergiversations regrettables de la politique française que tu qualifies de "zigzag". Or qu'y proposes-tu ? C'est là qu'on tombe sur un "en même temps" que ne renierait pas un Macron au top de sa forme. Tu précises d'emblée qu'il ne faut pas "copier les trains de sanctions pris contre la Russie". Puis tu évoques, entre autres, l'éventuelle cessation de la livraison d'armes et la suspension de l'accord d'association entre l'Union européenne et Israël (accord de libre échange). Or, ces deux mesures ne devraient-elles pas figurer au menu d'un programme de gauche ordinaire et pas uniquement en réaction à des crimes de guerre ? 

Pourquoi donc as-tu été préciser en ouverture de ton paragraphe sur les mesures que pourrait prendre la France qu'il ne peut s'agir des mêmes sanctions que contre la Russie, c'est-à-dire de la fin des échanges commerciaux ? Pourquoi ne proposer qu'une suspension de la vente d'armes et des accords de libre-échange ? Pourquoi diable proposer l'illumination de la Tour Eiffel aux couleurs de la Palestine comme La Mesure phare ? Celle qui en tant que "simple image, flottant au cœur de Paris, et ailleurs peut-être aussi [...] apaiserait un peu notre pays." Sérieusement?

Je crains que la réponse à tous ces pourquoi soit une volonté de donner des gages de non radicalité. Tout comme ta présence dans la manifestation à Strasbourg un dimanche alors que d'ordinaire tu as foot ce jour-là. Oui, on se souvient que le foot du dimanche t'avait empêché d'aller manifester contre l'islamophobie autrefois. A l'époque déjà, l'impression que tu cédais aux pressions de la bourgeoisie et à ses relents racistes et colonialistes était présente. La stratégie est ambiguë : donner des gages sans que ça se voit (trop) est un jeu compliqué. 

Ce mode de raisonnement me rappelle un autre de tes textes qui m'avait laissé un goût amer. Tu y rappelais ton engagement au sein d'associations tel Réseau Education Sans Frontières. Mais ce n'était que pour mieux préciser quelques lignes plus bas que les frontières sont nécessaires et que "notre pays doit pouvoir continuer à décider qui il accueille, et selon quels motifs (politiques, économiques, climatiques)".  Se sentir obligé de donner de tels gages de ce que la bourgeoisie appelle "sens des responsabilités" ou encore "pragmatisme", c'est adhérer et promouvoir le point de vue selon lequel l'immigration serait un problème. Voilà qui est quand même très regrettable pour un militant de gauche.

Mais revenons aux remarques faites à M. Glucksmann. 

Tu lui reproches de penser la politique et la gauche en élitiste déconnecté et d'agir "comme si les vingt dernières années n’avaient pas compté.[...] Comme si on repartait pour un tour, avec une « social-démocratie » à la papa, teintée d’écologie, vieille politique avec un nouveau visage." Je dirais même plus : continuer, après les 40 dernières années, après le tournant de la rigueur, après les privatisations sous Jospin, après le quinquennat Hollande, après DSK, après Valls, après Cahuzac, après la création de Macron lui-même, continuer à porter sa carte du PS est un signe d'incompatibilité avec le concept de la gauche. D'ailleurs, le plus gros problème de la NUPES n'est-il pas le fait que des organisations de droite l'aient intégrée? 

Je ne peux qu'acquiescer lorsque tu fais remarquer à M. Glucksmann qu'on ne peut pas faire comme si "les élections de 2017 et de 2022 n’avaient pas acté, dans les urnes, les ruptures à gauche." En effet, dans l'instauration du rapport de forces avec la classe dominante la clarté est de mise. Toute tergiversation fait perdre du chemin et de l'énergie face à un adversaire aux moyens de propagande autrement plus puissants que les nôtres. Or, ce qui te différencie de Glucksmann est son attachement à la démocratie représentative là où tu prônes plus de démocratie directe. Ta critique de la démocratie représentative est juste et nécessaire. Mais tes propositions ne nous emmènent que jusqu'en Suisse (que tu cites même en modèle!) avec ta promotion du Référendum d'initiative citoyenne. En termes de modèle pour la gauche permets moi d'être déçu. 

Bref, la sincérité et l'émotion qui se dégagent de tes paroles lorsque tu décris des situations de précarité et de misère engendrées par notre système économique n'ont d'égale que la tiédeur de tes propositions. Mais aux yeux du public, cette dernière est souvent comme écrasée par la radicalité de tes constats. Ton empathie qui dénote dans le paysage politique nous empêche souvent de voir la faiblesse ou l'inconséquence des solutions que tu proposes. 

Un discours que tu as prononcé il y a un peu plus d'un an est tout à fait parlant et permettra d'illustrer ce qui rend ton propos inoffensif. Tu as été invité, un an jour pour jour avant la manifestation strasbourgeoise, par le PDG de Schlumberger à prononcer un discours à l'occasion des 50 ans du site d'Abbeville. Souligner la fierté des travailleurs dans cette usine ainsi que les rapports apaisés et a priori humains qu'ils entretiennent avec la direction qui rendent possible cette même fierté ne devraient pas nous dispenser d'une analyse structurelle. 

Le fait qu'il y ait des endroits où "ça se passe bien" ne peut en aucun cas masquer le reste. Là où la structure des rapports de subordination engendre la violence plus ou moins douce de la domination. Tu le sais bien mieux que moi. La question qui vient immédiatement à l'esprit en t'écoutant est "Comment faire en sorte que l'exemple de cette usine soit généralisé?" Entendre ce genre de discours nous fait croire que ce serait possible dans les faits. Et tu ne cesses de prôner cette idée. Même lorsque tu produis une analyse sur un fait systémique comme par exemple dans cette vidéo où tu expliques comment entre 5% et 10% de la valeur ajoutée ont glissé du Travail vers le Capital, tu conclus en proposant à la gauche de... mieux répartir la valeur ajouté au sein des entreprises ! Pour te paraphraser je dirai : comme si l'évolution du rapport de forces au cours de ces 40 dernières années n'avait pas permis au Capital d'augmenter sa part et de réduire celle du Travail. Le fait que, justement, 5 à 10% de la valeur ajoutée ait glissé du travail vers le capital n'est pas un fait accidentel. Il s'agit d'une conséquence directe et nécessaire du développement du capitalisme.

Or, tout en décrivant parfaitement ses effets nécessaires, tu produis des incantations contre-nature. Voilà ton objectif : un capitalisme à visage humain. 

Sauf que.

Sauf que le capitalisme est un système qui n'a pas comme objectif premier le bien être des travailleurs. Ni la transition écologique non plus d'ailleurs. Ces choses ne font partie de ses objectifs seulement dans le cas où elles pourraient être utiles à la réalisation de l'objectif premier réel. Le seul qui vaille. Le profit. La croissance nécessaire qui y est corrélée découle des rapports de concurrence. Force est de constater que ton exemple de Schlumberger est en régression quantitative. Et je dirais même qualitative. Les logiques de concurrence détruisent depuis de nombreuses années un bon nombre d'entreprises avec les logiques de concentration issues de la division mondiale du travail. 

Grâce à cette même logique et aux gouvernants suivant les diktats néolibéraux les services publics deviennent des endroits où ce sens de travail, cette intelligence dont tu parles se perdent. Ne reste plus que la subordination à des indicateurs de rentabilité engendrant la souffrance au travail. Ton discours est beau et je le comprends. Mais je trouve qu'il n'est pas suffisant, voire même qu'il est à certains égards contreproductif. S'il suffisait de faire appel à la bonté, aux bonnes volontés, à l'humanisme pour changer la structure réelle du capitalisme il y a longtemps que ça se saurait.

S'il suffisait de démontrer qu'on peut allier des rapports humains et d'intelligence entre direction et salariés avec la bonne santé financière des entreprises pour que tout le monde s'y mette, cela aurait déjà été fait. Le fait est qu'aujourd'hui ce sont les rapports de subordination et de domination non seulement au sein des entreprises, mais au niveau des classes sociales qui broient les populations de par le monde et a fortiori en France. Tu essaies de montrer qu'une autre façon de fonctionner est possible. Certes, mais elle ne sera pas généralisée grâce aux bonnes volontés ni aux humanismes ni même aux intelligences des PDG. 

Comme dit précédemment, la marche réelle du monde va dans le sens inverse de celui que tu appelles de tes vœux. Les bonnes volontés ne suffisent pas. 

Dans le film "Reprise en main" de Gilles Perret on peut voir un groupe de salariés qui prennent possession et contrôle de leur entreprise. Avant cette reprise en main on voyait la direction licencier pour réduire ses coûts et ainsi essayer de rester concurrentielle. Or, comme le montre la dernière scène du film, une fois qu'on a pris le contrôle localement et instauré un contrôle ouvrier sur l'usine, on n'est pas rendus. La concurrence ne disparait pas pour autant et pour avoir des commandes il faut trouver un moyen de réduire les coûts tout de même. Il faut continuer de se plier aux exigences du marché.

Ce qui pourrait changer la donne et faire vivre cette intelligence des mains et des cerveaux dont tu parlais à Abbeville, redonner aux salariés un statut débarrassé des dominations qui nous broient, c'est un changement structurel. Un système qui confierait aux salariés le contrôle des entreprises. Un système de propriété d'usage des moyens de production débarrassé des actionnaires. Un système où la démocratie directe irait jusqu'à la délibération sur les contenus et les conditions de la production. Un système dans lequel ce n'est pas l'appât du gain financier qui guiderait toutes nos décisions. Un système où Schlumberger ne serait pas une exception ne peut advenir qu'avec la fin du Schlumberger actuel. Du moins celui que tu décris car en réalité il arrive à Schlumberger aussi de délocaliser et de licencier. 

Il faut institutionnaliser cette intelligence dont tu parles et persuader les PDG du caractère bénéfique de cette entreprise ne suffit pas. Les faits le montrent. Institutionnaliser cette intelligence cela veut dire l'inscrire dans les textes législatifs, dans la Constitution. Et cela ne s'obtient malheureusement pas en convainquant les PDG. Ceux qu'il faut convaincre sont les salariés eux-mêmes. Leur faire prendre conscience que c'est possible et que ça existe est donc nécessaire. Mais là où ton discours me dérange c'est la place et le rôle qui y sont laissés au PDG. Dans l'état actuel cela dépend certes de lui. Mais si nous voulons, comme tu le souhaites, pousser le curseur plus loin, vers une généralisation de cette intelligence, elle passe par son institutionnalisation. 

Et celle-ci ne pourra s'obtenir et être imposée que par un rapport de forces. Rapport de forces largement défavorable aujourd'hui. Qui permet à la classe dominante de fabriquer une nouvelle humanité qui intègre ces rapports de domination au point de ne même plus les apercevoir. Une humanité divisée en classes étanches. Les réformes à venir et passées du système scolaire participent à cette assignation à résidence sociale généralisée. Le système médiatique se donne pour objectif la fabrication  d'une humanité décérébrée incapable de remettre en cause quoi que ce soit et surtout pas la "main qui la nourrit". Alors que ceux qui nourrissent le monde sont les travailleurs, pas les investisseurs quels qu'ils soient. 

Pour que les membres des classes dominées cessent d'attendre et de faire appel aux bonnes volontés, elles doivent s'engager dans cette lutte. Le paradoxe est donc tel que pour que le modèle d'intelligence que tu décris à Abbeville puisse être généralisé, il est indispensable de détruire celui sur lequel il repose actuellement. Les forces du capital ne céderont que sous la pression d'un rapport de forces qui leur serait défavorable. Mais ce rapport de forces là montrerait par son existence même l'inutilité et même la nocivité du système économique capitaliste. Une fois rendus là, il serait inconséquent de s'en remettre aux bonnes volontés et aux intelligences individuelles qui sont tout l'inverse d'une institutionnalisation et une généralisation du respect des intelligences collectives. 

Laisser les clés aux mains du capital, même en rééquilibrant fortement la répartition de la valeur ajoutée, serait une mesure provisoire. Car la structure même du capital est telle qu'il doit en permanence être en expansion. Un investissement qui n'appelle pas une rémunération en retour s'appelle une subvention et sa généralisation signifie simplement la fin du capitalisme lui-même. Donc laisser le capitalisme en place, même affaibli et régulé plus ou moins fortement, c'est s'assurer de son hégémonie future. La seule inconnue serait la durée du répit et son caractère provisoire ne ferait aucun doute. 

La bienveillance de tel ou tel PDG est un hors sujet ici. Il y avait peut être des esclavagistes plus bienveillants que d'autres. Mais l'unique mesure qui a pu permettre l'émancipation des esclaves est la suppression de l'esclavage. L'émancipation des salariés ne pourra donc être l'œuvre que d'une sortie du capitalisme.  Il s'agit de mouvements structurels nécessaires que tu souhaites remplacer par des changements conjoncturels et contingents. 

Ce qui crée ce décalage entre la pertinence et l'acuité de tes descriptions des souffrances ordinaires causées par le système capitaliste c'est le fait que tu les présentes comme contingentes, ou les désires telles, causées par des décisions avides de quelques patrons ou actionnaires sans cœur, alors qu'il s'agit de conséquences structurellement déterminées du système de production capitaliste. Ce sont les endroits "où ça se passe bien" qui sont des exceptions et qui sont de plus en plus précaires, la concurrence étant implacable dans sa tendance à aligner par le bas. 

Tu as écrit à M. Glucksmann pour lui signifier que la gauche est plus à gauche que lui. Mais lorsque tu insinues que la "gauche radicale" aurait trop tendance à effrayer et que sa position désormais dominante à gauche l'obligerait à des compromis, y compris avec la gauche bourgeoise donc la droite, qu'est-ce sinon un discours "social-démocrate à la papa"? Celui d'une "gauche responsable", "de gouvernement" voire parfois même qualifiée de "républicaine" qui, en s'attribuant tous ces qualificatifs, tente de priver la gauche radicale de toute légitimité par un discours performatif ?

Ton adresse à Glucksmann, sous ses airs de radicalité, donne donc des gages de son absence sur le fond. D'ailleurs, la bourgeoisie ne s'y est pas trompée en saluant ton texte. Qu'une Natacha Polony, par exemple, trouve ton texte "admirable" n'est pas anodin. La bourgeoisie ne salue et ne tend la main qu'aux inoffensifs cher camarade. 

La gauche radicale n'effraie que les classes dominantes qu'elle entend déloger. Est-ce là un problème? 

La gauche radicale a imposé la rupture comme un sujet non seulement possible mais nécessaire. 

La gauche radicale n'est donc pas une gauche de compromis. Pas sur cet essentiel. 

La gauche radicale est de gauche.

La gauche est radicale. 

Et toi?

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