Accessoirement, ce reportage (que vous pouvez visionner ici) s'inscrit également dans une campagne de désinformation sur le temps et la qualité du travail des enseignants français au moment où ceux-ci subissent des attaques sans précédent de toutes parts. Le gouvernement, bien sûr, mais aussi toute une nuée de satellites apportant leur coups de massue à cette entreprise de destruction trop massive pour ne pas paraître mûrement réfléchie. Nous avons eu droit pour le moment à des coups bas des néolibéraux de service œuvrant sans relâche au dépérissement des services publics comme ces choses qui s'autoproclament "instituts" (au hasard citons les plus pugnaces que sont l'Ifrap et l'institut Montaigne). Un institut étant selon le Robert un "corps constitué de savants, d'artistes, d'écrivains" je me permets de leur dire qu'être savant ce n'est pas uniquement se mettre au service des puissants et traiter les plus pauvres que soi de privilégiés, de fainéants ou de profiteurs du système comme le fait si bien MM Verdier-Molinié, l'éminence méprisante de l'Ifrap.
Mais si j'écris donc ce texte c'est pour m'adresser à vous, journalistes du service public de France Télévisions, qui rejoignez cette meute peu recommandable pour quiconque porte ne serait-ce qu'un peu d'estime à cette chose nommée l'honnêteté intellectuelle.
En effet, ce n'est que le temps d'une seule phrase que j'ai pu croire visionner un reportage d'information. Dès la deuxième phrase tout s'est teinté en brun, en mode crachat manipulatoire indigne du service public d'information. Cette première phrase nous donne un fait : les enseignants débutants gagnent en Allemagne 6300 euros bruts. Et la deuxième nous annonce que dans ce reportage il s'agira surtout de démontrer en quoi les enseignants français ne méritent pas ce salaire-là, mais plutôt celui qui dépasse difficilement les 1500 euros nets.
Apprécions cet enchaînement :
Phrase 1 : "En Allemagne, le salaire moyen d'un professeur débutant est de 6300 euros bruts par mois."
Phrase 2 et sa pulvérisation de la déontologie journalistique : "Mais cela demande quelques contreparties."
Contreparties par rapport à qui? On comprend instantanément qu'il s'agit ici de faire comprendre aux téléspectateurs à quel point les enseignants français sont à côté de la plaque avec leur "pleurniche quotidienne" (© Yves Calvi) à propos de leurs salaires.
Voyons donc ces fameuses contreparties qui ont mû une équipe de journalistes méritants (oui, j'aime manier l'ironie plutôt que la manipulation du réel) jusqu'à les pousser à en faire un sujet. La phrase 3 annonce que "pour s'en rendre compte il n'y a qu'à suivre une journée de travail" d'une enseignante allemande. Or, la seule chose dont on se rendra compte est la déontologie foulée aux pieds par ces journalistes.
On apprend donc ensuite que l'enseignante en question (appelons-la par son prénom : Julia) arrive au travail une demi heure en avance. Pour pouvoir comparer deux choses, ici le métier des enseignants en France et en Allemagne, il me semble que la seule manière de faire est d'observer les deux choses en question. Or vous, journalistes, avez inventé ici un nouveau concept. Vous n'avez observé qu'un seul côté et pour l'autre vous vous êtes contentés de sous-entendre (ou simplement affirmer!) que tout était différent. Si vous vous étiez rendus dans un établissement français vous y auriez trouvé également des enseignants qui arrivent tôt. Certains avec bien plus d'une demi-heure d'avance. Vous nous dites que cette demi-heure "permet de peaufiner les cours de la journée, et ils sont nombreux". Analysons d'abord la première proposition ici et gardons la deuxième pour plus tard par risque d'indigestion.
Premièrement, le fait d'arriver une demi heure en avance ne peut en rien être un gage de la qualité ni du sérieux du travail enseignant. Certains enseignants adoptant une autre forme d'organisation arrivent dans leur établissement après Julia mais avec des cours autrement plus peaufinés que ceux que vous nous vantez ici. Vous confondez donc non seulement la quantité avec la qualité mais aussi, et c'est plus surprenant, le moment d'effectuation d'une action avec l'efficacité et la qualité de celle-ci. D'après votre logique, un ministre rentrant de vacances la veille de la rentrée et préparant le protocole sanitaire pour tous les établissements de France depuis son lieu de villégiature ferait forcément un travail de piètre qualité. Or, je suis en désaccord total avec cette vision des choses. D'après moi, c'est l'examen du contenu du protocole sanitaire lui-même qui me permet de juger de l'impéritie de celui-ci et pas le lieu ou le moment de sa rédaction. Mais enfin, ce n'est pas le sujet ici.
Julia peaufine donc ses cours certainement en faisant des photocopies et en installant le matériel nécessaire en classe. Les enseignants français feraient-ils ces tâches en classe, avec les élèves, pendant le cours? Ce mystère restera irrésolu dans votre reportage. Ne restera qu'une insinuation parmi d'autres.
Venons-en à ces cours allemands qui seraient "nombreux". Vingt-six heures de cours par semaine! "C'est dense quand même!" vous exclamez-vous. Julia acquiesce et rajoute : "on ne peut pas faire plus". Sauf que... ces cours ne sont pas des heures. Un cours ne dure en effet que quarante-cinq minutes en Allemagne. Ce qui fait que Julia assure un peu moins de vingt heures de cours devant les élèves en réalité. Je vous signale donc qu'en comparaison, les professeurs des écoles en France assurent vingt-deux heures de cours par semaine (en dehors des récréations, mais on y reviendra!).
Le reportage nous informe ensuite qu'en Allemagne, les "profs" (mot utilisé sans cesse par la journaliste que je me refuse d'appeler "journaleuse" par respect pour ses confrères et consœurs) enseignent deux matières. Je vous signale donc qu'en France nombreux sont les enseignants du secondaire qui en font de même alors que ceux du primaire dont je suis en enseignent bien plus, y compris l'Education aux médias et à l'information pour laquelle vous venez de nous fournir un excellent support pour la séquence sur la déontologie (un contre-exemple d'une telle clarté est une véritable aubaine).
On apprend ensuite une autre "différence" entre l'Allemagne et la France : Julia enseigne sur six niveaux différents, de la 5ème à la terminale. Ce serait d'après vous une autre raison pour laquelle les enseignants débutants y toucheraient 4400 euros nets (c'est ce qui correspond à peu près aux 6300 euros bruts). Je vous signale là aussi qu'en tant que remplaçant (brigade pour les initiés) j'effectuais des remplacements sur un nombre de niveaux bien supérieur à six. De la toute petite section de maternelle au CM2 cela fait déjà neuf! On peut rajouter de très nombreux remplacements dans les quatre niveaux de SEGPA, puis tout le reste de l'enseignement spécialisé : IME, ITEP, ULIS etc. Pourtant je n'ai toujours gagné que la moitié des 4400 euros et je n'étais pas au début de ma carrière!
Vous nous dites en conclusion (malheureusement provisoire) : "Vingt-sept heures de présence par semaine contre vingt heures en France. Sans compter bien sûr la préparation des cours et les corrections." A cet endroit précis de mon texte je préfère pouffer de la faiblesse de votre remarque plutôt que d'enrager comme des milliers de collègues qui ont découvert votre reportage. En effet, si j'avais comme objectif de blâmer les journalistes français et que je possédais votre niveau d'argumentation j'aurais écrit quelque chose comme : "En Allemagne, les journalistes vérifient leurs informations avant de les publier". Avouez que la polysémie du mot "bas" permet de qualifier parfaitement ce procédé en très peu de signes.
Ainsi, vous poursuivez : "Sans compter non plus, à la récréation, un bon coup de balai... qui n'est certes pas obligatoire..." Non, en France non plus, ce n'est pas obligatoire. Mais nous ne sommes pas des fanatiques du désordre non plus. On essaie même de laisser nos salles de classe les plus propres possible. On fait même participer les élèves au nettoyage. Cela s'appelle le civisme et respect des lieux et surtout des personnes chargées du nettoyage dont le métier est déjà assez pénible comme ça.
Vous par contre ne cachez même pas votre condescendance avec la remarque suivante : "Vous avez un double master et vous passez le balai dans la classe!" Une chose que l'école de journalisme aurait été bien avisée de vous apprendre est de bien viser la poubelle lorsque vous y jetez vos torchons et votre mépris de classe au lieu de les étaler sur nos écrans.
On apprend ensuite que Julia surveille les élèves pendant les récréations et parfois à la cantine. Encore une fois les professeurs du primaire apprécieront de savoir que cela devrait rapporter un deuxième salaire tous les mois. Puisse le ministre écouter votre propagande reportage et agir en ce sens!
Mais le plus cocasse arrive lorsque Julia nous présente la différence entre les enseignants français et allemands. Elle nous dit : "Les professeurs français (elle au moins emploi le bon mot!) sont beaucoup plus distants. C'est comme des instructeurs. Il y a quelqu'un qui sait tout et qui explique aux autres comment ça marche." En quoi c'est cocasse? Simplement parce que les enseignants qui, justement, luttent contre cette conception de l'enseignement subissent une forte répression de la part du ministre. Les pédagogies coopératives, émancipatrices n'ont pas vraiment le vent en poupe. Si vous suiviez un peu la campagne électorale ou encore les préconisations du ministre vous sauriez tout cela. Encore une fois, vous faites tout à l'envers. Mais votre volonté n'étant pas d'informer mais de dénigrer une profession on peut dire que votre mission est réussie.
Votre phrase de conclusion étant : "Un enseignant allemand sur 3 présenterait des signes d'épuisement", laissez moi vous dire au nom des 800 000 enseignants français, après que je me sois senti obligé de prendre deux heures de mon temps après mon travail pour rédiger cette réponse, que mon épuisement est au niveau de votre bassesse et de votre incompétence : il est énorme! Bassesse car votre travail n'est que diffamation. Incompétence car chacun de vos arguments se retourne contre votre thèse de départ.
Je sais que la situation des journalistes en France est précaire et qu'il faut bien manger. Mais tirer sur les précaires d'à côté ne règlera en rien le problème dans lequel vous vous trouvez. La seule solution est dans la solidarité chers journalistes du service public. Alors à l'avenir, je vous invite à un peu plus de lucidité et de détermination lorsqu'il s'agira de refuser de concevoir de saletés pareilles! J'espère malgré tout vous voir à nos côtés ce jeudi dans la rue! Nous, en tous cas, nous serons aux vôtres! A bon entendeur...