Adultes de l'isoloir
Depuis longtemps les gens ont l’impression qu’on ne les écoute plus. Les moments où ils ont essayé de se faire entendre ces dernières années n’ont pas manqué. Le mouvement des gilets jaunes a fait de ce manque d’écoute un des motifs principaux de mobilisation. Le nombre de réformes impopulaires ne cesse de croître. Il est même devenu tout à fait normal que le gouvernement ou le président soient impopulaires. D'ailleurs, les dirigeants étrangers qui se trouvent être populaires au sens où ils sont appréciées par une large part de leur population nous paraissent instinctivement suspects. Suspicion de populisme déclenchée par nos médias. Voyons, un gouvernement n’est pas fait pour être populaire. Face à ce sentiment d’insatisfaction de la population on oppose la légitimité acquise par les élections. « Nous avons un mandat, nous avons été élus sur un programme et nous allons tenir nos engagements. » Le fait qu’il arrive souvent qu’on fasse des choses qui n’ont pas été présentées, voire qui sont contraires à ce qui a été présenté au moment des campagnes électorales importe peu (n’est-ce pas les « ennemis de la finance » ou autres « l’âge de la retraite ne bougera pas » ?). Le fait est qu’en élisant un président nous sommes condamnés à accepter ses propositions en intégralité et ce quelle que soit la façon dont les choses évoluent. Il n’est pas question ici de débattre du lien entre l’élection et la démocratie ou de l’échec des partis progressistes à mobiliser les électeurs, sujets nécessaires pour penser l’avenir. Observons juste ce qui est sous nos yeux. Nous avons une majorité de la population qui, entre les élections, n’a plus aucune prise sur le cours des choses. Il s’agit d’une dépossession de la chose politique par ceux qui savent au détriment de ceux qui ne savent pas. Le paradoxe étant que ces derniers ne savent qu’au moment où ils sont dans l’isoloir, c’est-à-dire l’espace de quelques minutes de notre vie. Tout le reste du temps de notre vie nous sommes infantilisés.
Pédagogie : n.f. Ensemble des méthodes utilisées pour éduquer les enfants et les adolescents.
Le problème vient du fait que ces dernières années nous comprenons de moins en moins bien ce qu’on nous explique. Même les choses les plus basiques. C'est pour cette raison que nous entendons de plus en plus souvent de la part des journalistes et divers politologues en place que "le gouvernement doit faire preuve de pédagogie" (ça c'est dans le cas où le dit journaliste ou politologue est extrêmement critique envers le gouvernement) ou bien que "le gouvernement fait preuve de pédagogie" (ça c'est quand le journaliste et le politologue sont en accord avec les décisions gouvernementales). C'est subtil mais avouez que ça fait une sacrée différence et que ça permet d’avoir des débats vraiment contradictoires sur les plateaux de télévision.
Prenons un exemple récent pour essayer d'y voir plus clair. L'année dernière notre gouvernement a décidé de réformer le système de retraites. Pour le sauver bien sûr. Malheureusement une grande part de Français s'est rendue compte, en voyant que le montant de leur future retraite allait être inférieur de 400 euros (par exemple) par rapport au système de retraites actuel, que ce système ne lui convenait pas. Le gouvernement a usé de toute la pédagogie en sa possession pour faire comprendre aux Français que cette réforme n'était pas ce qu'ils croyaient. Tous les jours ils citaient une nouvelle catégorie de la population à laquelle ce nouveau système allait bénéficier. Que, finalement, tout le monde allait y gagner. Malheureusement les Français ont fait perdre tellement de temps au gouvernement à force de ne pas comprendre et de jouer aux preneurs d'otages que le gouvernement fut obligé de recourir au 49.3. Et ce pendant une réunion sur la crise du Coronavirus (depuis devenu Covid-19). Que de temps perdu pour la gestion de la crise du Covid-19 à cause de gens rejetant la pédagogie qu'on leur octroie. Les Français étaient donc encore des enfants refusant de grandir. De comprendre.
Pédagogie au temps du virus
Le Covid-19 justement. Le mardi 28 avril, Edouard Philippe a fait preuve de pédagogie. Tous les plateaux télés étaient et sont encore unanimes. Et de plus en plus, certains vont même plus loin dans la défense de la politique gouvernementale que le gouvernement lui-même. Lundi, en parlant du rapport du conseil scientifique qui préconisait de ne pas ouvrir les écoles avant le mois de septembre on a pu entendre sur une chaîne qui devait autrefois se nommer La chaîne info, de la part de M Pujadas, l'interrogation "Était-ce bien opportun de rendre cette information publique?". Un journaliste donc qui conseille en toute décontraction au gouvernement de laisser certaines informations dans l'ombre. Car bien sûr les gens comprendront mal. Si le gouvernement ne suit pas les préconisations du conseil scientifique les gens pourraient s'imaginer que la santé n'est pas sa priorité. Ce qui est faux puisque un autre journaliste, M Joffrin, nous dit mardi que la bonne nouvelle est que le gouvernement privilégie la santé avant tout. Alors certainement que si les gens n'avaient pas eu vent de ce rapport qui montre l'exact inverse de ce qu'on raconte, la pédagogie aurait été rendue beaucoup plus simple à administrer. Plus crédible. Mais qu'à cela ne tienne, on le fait quand même.
On pourrait aussi parler du traitement médiatique du protocole du Dr Raoult et de celui de l’étude sur un cas d’enfant qui n’est pas contagieux et les conclusions opposées qu’on en tire. On ne peut qu’espérer que ces études se confirment vraies. Mais il y a tout de même un problème de rigueur dans le traitement de l’information.
Adultes et responsabilités
Mais alors, par quel miracle sommes-nous devenus des adultes? Tout d'un coup? Le gouvernement nous affirme que nous sommes grands et responsables et que nous pouvons décider nous-mêmes si nos enfants se rendront à l'école. Chouette! On peut enfin décider nous-mêmes sans que quiconque puisse nous en empêcher. Dommage que ce soit uniquement pour un choix entre un danger sanitaire et un danger financier, voire pire. Dommage que ce soit juste au moment où nous avons besoin de protection, de solidarité, de société, que celle-ci nous laisse livré à nous-mêmes. Car quel est le rôle des responsables politiques dans cette histoire ? Responsables de quoi, de qui ? Si on nous confie la responsabilité de quelque chose et a fortiori de quelqu’un, la responsabilité minimale est sa sécurité. Si on me confie une montre, je dois a minima veiller à ce qu’elle ne s’abîme pas. Cette responsabilité minimale est évitée en ce moment. Brouillée. Car il y a un risque pour la sécurité sanitaire reconnu par le fait même qu’on nous laisse décider nous-mêmes si nos enfants retournent à l’école. Si le risque n’existait pas, voire s’il était minime, cette possibilité de choix (si on admet que c’en est vraiment un ce qui est discutable voir ici) ne se justifierait pas. Et nous laissant décider nous-mêmes, être adultes donc, il s’en suit que puisque nous sommes adultes, ce sera à nous d’assumer les conséquences de nos choix. Dans le cas où nous serions restés des enfants ça aurait été notre tuteur (ou pédagogue tiens) qui aurait à en assumer les conséquences. En nous rendant adultes dans ce cas précis (et uniquement celui-ci) nos responsables essaient de se protéger contre les colères potentielles engendrées par des situations critiques qui pourraient survenir. Ainsi certains maires envisagent de faire signer aux parents une décharge de responsabilité pour pouvoir mettre leurs enfants à l’école à partir du 12 mai. La question se pose : peut-on dans ce cas-là encore considérer ces maires comme responsables de quoi que ce soit ? D’ailleurs, j’ai cassé ta montre mais bon, t’as signé la décharge ! S’il ne s’agissait que des montres on pourrait en rire.
De plus, nous risquons de ne pas rester considérés comme adultes bien longtemps. Car dès que ça ira mieux on risque de nous repédagogiser. Mais toujours est-il qu’en ce moment précis nous sommes adultes. Et nous pourrions profiter de cette occasion et en tant qu’adultes enfin reconnus comme tels réclamer ce qui nous revient. La société. Justement.
Société : n.f. Ensemble d'êtres humains vivant en groupe organisé.
Le but de tous ces exemples est de voir ce que la plupart des décisions de ces dernières années ont en commun. On peut remarquer une tendance de fond indéniable. Celle qui nous pousse vers une société toujours davantage basée sur des individus et qui supprime tout ce qui fait du lien, qui fait justement société.
Si on supprime (pardon..."réforme") le système de retraites par répartition et qu'on le remplace par un système par points, et bien, plus besoin de s'organiser tous ensemble puisque chacun ne cotise plus que pour soi. Si en réformant le code du travail on supprime les normes nationales ou celles des différentes branches et qu'on les remplace par les normes propres à chaque entreprise et bien, voyez-vous, c'est plus simple. Plus besoin de s’organiser en grand nombre. Et surtout plus besoin d’organiser les mécontentements en grand nombre mais chacun son tour. On pourrait même imaginer un code de travail où chaque salarié aurait son propre régime (aller plus loin ce serait opposer les différentes parties du corps mais n'est-ce pas la suite logique le risque étant la schizophrénie généralisée). Ainsi de suite en remontant le fil des réformes et de leurs pédagogies.
Pensons donc ce qu’on peut faire de notre statut d’adulte. Laisser à nos enfants une planète détraquée ? Détraquée par ceux qui continuent de foncer dans le mur en pensant échapper à la catastrophe en achetant des propriétés en Suède. Détraquée par ceux qui signent des Cop (on en est à combien de Cop déjà ?) mais qui n’appliquent rien de son contenu. Détraquée par ceux qui orientent nos désirs vers des produits détruisant et la planète et la vie de ceux qui les fabriquent (voire de ceux qui les consomment !). Détraquée par un système où les profits sont au centre et où tout le reste leur est soumis. Détraquée par ceux qui nous disent que nous ne comprenons rien.
Ou bien voulons-nous autre chose. Après tout, en tant qu’adultes responsables on pourrait peut-être prendre la parole ? Et y réfléchir ensemble. En commun. Pour être libre il faut arrêter d’être livré à soi-même.