Une bassine. Des quads en plein champ. Des centaines de tentes et des milliers de manifestants. Des « robocops » lourdement équipés. 4000 grenades lancées en 3 heures. De nombreux blessés. Et bientôt... des morts ?
Dans les médias défilent des images insurrectionnelles. Une camionnette de police en feu par ici. Un manifestant en sang par là. Un ministre de premier plan tance publiquement des manifestants présentés comme fous dangereux. Ces derniers dénoncent un usage complètement disproportionné de la force et un dispositif sécuritaire hallucinant. Le nombre de blessés, de part et d'autre, est contesté. Bataille des corps. Bataille des chiffres. Les chaînes en continu s'approprient les images les plus spectaculaires et y collent un discours partisan devant tenir en cinq mots. C'est petit un bandeau télé. Pas de place pour la nuance.
La société se déchire : dans un tourbillon confus se mélangent liberté de manifester, retour à l'ordre, changement de système, respect de la constitution, crise climatique, exaspération des riverains, démocratie malmenée, poubelles en feu. Nous sommes en France et c'est la guerre dans les champs comme dans les rues. Deux mondes s'affrontent durement. Peuple contre flics. Mais est-ce au demeurant utile, constructif ? Y aura-t-il un gagnant, un perdant ? Un belligérant caché ne tirerait-il pas profit de cette confusion ?
Revenons aux manifestations contre la réforme des retraites. Yvan Le Bolloc'h fait remarquer dans une récente et vibrante intervention donnée sur le plateau sidéré d'un BFM TV habitué à la rondeur et à la retenue - pour ne pas dire à la servitude - que les violences opposant manifestants et forces de l'ordre dépeignent un tableau extraordinaire. « Des travailleurs se font taper dessus par d'autres travailleurs ». Une foule d'observateurs, politiciens en poste, opposants politiques prétendants au trône, journalistes, citoyens, commente chaque jour la chose, prend parti en oubliant ce dramatique et premier constat. « Des travailleurs se font taper dessus par d'autres travailleurs ».
Cette phrase choc, cet éclair de froide lucidité, doit nous faire reprendre nos esprits et stopper une spirale de la violence qui ne fera que des perdants. Combien d'yeux crevés, de mains arrachées, de crânes déformés, de vies cabossées depuis les « Gilets Jaunes » ? Et si l'on sortait du piège de la binarité, des bons et des méchants, qui alimente, symétriquement, graduellement, une haine infantile et stérile de l'autre camp ? « Black-blocs », « militants ultra-radicalisés », « éco-terroristes » côtoient dans le langage quotidien les « CRS = terroristes », les « tout le monde déteste la police » ou les ACAB (« All Cops Are Bastards » soit « tous les flics sont des connards ») dans une inconscience terrible.
Les dégâts qu'engendrent, dans une quasi indifférence générale, ces postures martiales, ces glissements sémantiques plus ou moins calculés sont majeurs. L'escalade des mots précède la diabolisation de l'autre, sa déshumanisation même. Y a-t-il encore une femme ou un homme derrière un « black bloc », un « rebelle » ou un « terroriste » ? Si la réponse à cette question devient négative, par l'escalade de la violence ou par la dérive du langage, tous les excès sont permis et l'essentiel est oublié.
Écrivons le une troisième fois, parce que, justement, c'est essentiel : des humains en arrivent à frapper leurs sœurs, leurs frères, leurs amis ou leurs voisins. Il n'y a plus d'humains mais plus que des ennemis contraints de ne rien pouvoir lâcher à la faction adverse. Le piège de la binarité s'offre une nouvelle fois à tout un chacun alimentant une violence croissante de plus en plus insensée. Il est, au passage, grave que ce mot « faction » soit délibérément utilisé et dévoyé par le Président. Comme Didier Lallement en 2019, M. Macron oublie qu'il est le garant des institutions et du vivre ensemble. Pire, il jette de l'huile sur le feu en espérant profiter de l'incendie.

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C'est de ce face à face pervers qu'il faut sortir. Car à bien y regarder il est pure fiction, grossière manipulation ! Les forces de l'ordre comme les manifestants sont des ouvriers du capitalisme. Ils appartiennent peu ou prou à la même classe. Mais il y a, surtout, un troisième acteur qui, en coulisses, tire les ficelles et profite sans vergogne de cette agitation. La classe dirigeante, les puissants et les privilégiés du système actuel n'ont aucun intérêt à ce que les équilibres sociaux en place évoluent. Les déséquilibres en vigueur sont tout à leur bénéfice et la retraite ne représente aucun enjeu pour eux. Quand on nage dans l'opulence, vit de la gestion de son patrimoine ou d'héritages, la pénibilité ou l'âge effectif de départ à la retraite sont tout bonnement des non sujets. Le réchauffement climatique est lui peut-être à peine plus tangible, qui sait ?
L'une des missions fondamentales de la classe dirigeante est en tout cas de maintenir en place le système actuel, quoi qu'il en coûte aux travailleurs (sujet des retraites, mais aussi de l'assurance chômage), à la société (sujet des services publics, des hôpitaux aux trains), à la démocratie (sujet du vivre ensemble dans un climat serein) ou à l'environnement (sujet des bassines et bien au-delà du modèle agricole et du réchauffement climatique).
Le meilleur moyen d'assurer la survie d'un système contesté de toute part, à bout de souffle, n'est pas d'aller batailler sur le terrain des arguments ou des idées. Que de risques pris inutilement dans un monde où l'information et la connaissance circulent plus vite que jamais et où un mensonge peut vite se retourner contre celui qui l'a proféré. Une méthode ancestrale a mille fois fait ses preuves. Bien que connue, elle fonctionne toujours à merveille. Diviser pour mieux régner. Pousser les classes inférieures, qui ont le pouvoir du nombre, dans une guerre fratricide que plus personne ne conscientise. Alimenter le brasier via les grands médias, possessions des plus riches, et via des politiciens pyromanes, au service de leur propre classe.
C'est dans cette perspective que s'inscrit la stratégie de M. Macron. « Travailleurs, forces de l'ordre, battez-vous, offrez-nous de belles images, avec du sang et des flammes ! Nous, agents de l'ombre, restons silencieux mais nous nous frottons les mains pendant que vous vous les faites arracher. Oui, quelques vies humaines seront brisées, chez les manifestants comme chez les CRS. Dégâts collatéraux observés de loin ; ils nous importent tellement peu. Si rien ne change, si nos intérêts perdurent à travers ce chaos ponctuel, notre but est atteint, nous avons gagné ».
C'est ainsi l'acteur le moins visible qui est le plus dangereux, le plus nuisible. C'est donc contre lui qu'il faut unir nos forces, salariés, indépendants, retraités, étudiants mais aussi policiers et gendarmes, pour construire une société plus juste, plus apaisée. Le grand capital est un colosse aux pieds d'argile : il ne repose que sur le consentement à l'ordre établi des ouvriers, incluant ici dans une logique de classe les forces de sécurité qui, jusqu'ici, le défendent. L'unité est la clé et la convergence des luttes doit s'entendre au sens large. Il ne s'agit plus seulement de mobiliser, comme d'habitude, les grandes corporations mais d'unir aux travailleurs les forces de l'ordre. Désormais missionnées par le capital plus que par l’État, elles restent dans la même communauté d'intérêts, celle des citoyens travailleurs. Si, demain, les travailleurs ne produisent plus, si, demain, les gardiens de la paix refusent de défendre un système devenu fou - qu'il est légitime et urgent de démanteler - les puissants ne sont plus rien.
Un parallèle symbolique avec le « triangle du feu », bien connu des pompiers, mérite d'être fait à ce stade. Ce triangle décrit les trois éléments nécessaires à une combustion. Celle-ci nécessite un combustible (par exemple du bois ou du carburant), un comburant (l'oxygène dans la plupart des cas) et une énergie d'activation (une source d'inflammation : chaleur, étincelle, ...). Dès que l'un - et un seul et c'est cela qui est intéressant - des trois éléments disparaît, la combustion est stoppée. Formulé autrement, un manque de bois, d'oxygène ou de chaleur met un terme rapide à l'incendie.
Revenons à la société française et au moment qu'elle traverse. Le combustible ? La réforme des retraites. Le comburant ? Les dérives à répétition de l'ultra-libéralisme qui demande toujours plus aux plus pauvres et donne toujours plus aux plus riches, les politiciens véreux et la non-exemplarité poussée à son paroxysme. En somme, un sentiment diffus d'injustice et de révolte qui flotte dans l'air, ne demandant qu'à s'enflammer. L'énergie d'activation enfin ? Des étincelles multiples de plus en plus chargées : un cheminement démocratique légal mais tordu et violent, un passage en force au Sénat, un recours au 49.3 décidé dans la panique trente minutes avant un vote des députés, une intervention présidentielle lunaire mercredi dernier et des ministres mettant sans cesse le feu aux poudres avec des éléments de langage caricaturaux et déconnectés du réel. L'étincelle, aussi, de la posture répressive et offensive demandée aux forces de l'ordre par les plus hautes sphères de l’État.
Situation hautement inflammable et explosive qu'il faut appréhender précautionneusement.
La combustion décrite ci-dessus peut, nous l'avons vu, être stoppée de trois manières : retrait de la réforme (épuisement du combustible), revue profonde des règles de vivre-ensemble et du partage des richesses (épuisement du comburant), représentativité réelle du peuple et fin des provocations (épuisement de l'énergie d'activation). C'est paradoxalement la première option qui serait la moins dangereuse pour le système en place : recul tactique difficile à digérer et agonie politique pour quatre ans mais préservation du système dans ses grandes lignes. Car les deux autres options touchent au squelette même de notre modèle de société. Partager le profit ? Tirer au sort des citoyens pour décider du commun ? Permettre des expressions régulières des citoyens sur les grands sujets de l'époque ?
Il semble que le pouvoir actuel soit à mille lieues de ces perspectives, terrifiantes pour leur classe. Aucune des trois voies de sortie n'étant choisie, l'incendie et les violences se poursuivent et, pire encore, s'amplifient. Le pouvoir jouant un pourrissement criminel - il semble prêt à laisser la déflagration emporter des vies et notre démocratie pour des calculs politiciens de court terme - il ne reste d'autres choix que de confier la sortie de crise aux citoyens ou aux structures de la société civile.
Que peuvent ces derniers ? Face au même feu, ils disposent des mêmes trois solutions pour circonscrire l'incendie. Le retrait de la réforme n'est pas de leur ressort mais il faut continuer à porter cette revendication. Tarir le comburant n'est pas à leur portée puisque les puissants gèrent leurs propres conflits d'intérêts en édictant eux-mêmes les règles. Ne reste ainsi que le dernier levier : couper l'énergie d'activation, la source d'inflammation. Cela nous le pouvons ! Éteindre la télévision, débrancher les médias au service du système, ignorer les étincelles, s'astreindre à rester stoïque devant les provocations d'un pouvoir aux abois, qui balance des bidons d'essence dans un méga feu. Surtout ne pas ajouter d'étincelles, surtout ne pas tomber dans le piège de la division, et notamment celui du peuple contre les flics. Nous devons faire masse, tous ensemble, unis, dans le calme, la détermination et la confiance.
Ce faisant nous préparons déjà demain. Nous nous affranchissons dès aujourd'hui du mythe de l'homme présidentiel, de l'homme providentiel. Le monde d'après ne reposera plus sur ces avatars, il sera plus horizontal. A nous citoyens d'être autonomes et responsables, sans représentants politiques nationaux qui, immuablement, ne représentent qu'eux-mêmes.

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Aussi l'urgence dans la période est de construire des ponts, de rassembler au lieu de cliver. D'apaiser le langage, d'aller voir l'autre qui est juste un « autre moi », cet autre qui, aujourd'hui habillé en « robocop », est peut-être lui aussi révolté contre le système ou contre la clique des puissants qui l'utilise contre le peuple. Réalisons que les forces de l'ordre, dans leurs missions, connaissent régulièrement la peur, le doute, la colère ou la honte. Qu'elles redeviennent après leur travail des citoyens comme les autres, avec des opinions politiques personnelles, de possibles divergences politiques avec le pouvoir. Qu'elles ont une famille. Qu'un cœur bat et qu'une âme vibre sous l'uniforme.
Ne vaudrait-il pas mieux écrire dans nos rues, sur nos pancartes « CRS = nos frères » que « CRS = terroristes » ? Symétriquement les gardiens de la paix ne pourraient-ils pas renoncer aux termes de « black blocs » ou d'« éco-terroristes » ? Ne pourraient-ils pas refuser d'utiliser LBD et grenades, refuser d'obéir aux ordres abjects de la classe dominante ? Les mots et la contestation pacifique portent une vraie puissance. Certainement bien plus que les armes...
Réalisons pour finir que ce qui nous rassemble par-delà nos différences est grand et beau. Nombre de citoyens préparent très simplement, derrière ces mots « militants » et « radicalité », brandis à tort et à travers, un monde meilleur, plus équitable, plus vivable et plus vivant, dont tout le monde bénéficiera. Y compris vous et vos enfants, policiers et gendarmes !
Le titre de « gardiens de la paix » vous honore et vous oblige. Bien plus que celui de « forces de l'ordre ». Réappropriez-vous ce premier terme. Bataillons ensemble pour la paix, le commun, l'espoir.
L'enjeu en vaut la peine.
Nous vous attendons.