Pour sa présentation sur son compte Twitter, le sémillant philosophe Raphaël Enthoven plastronne : « Écrivain. Prof de philo. Franc-tireur ». Chez ceux qui ont eu un papy F.T.P, forcément, ça résonne. Le 27 février dernier, depuis le maquis de Twitter, il appelle à la résistance face à Poutine : « A l’attention des raisonneurs, des Munichois, des planqués, des frocs baissés et des suceurs de tyrans, il est BEAUCOUP plus dangereux de se coucher devant Poutine, que de lui résister. On ne flatte pas la force. On l’arrête. #Ukraine ». Initialement rédigé en réponse à un loustic du Front National, ce coup de menton viriliste n’échappe pas à la sagacité du grand reporter à RT France (au chômage technique), Régis Le Sommier qui, perfide, lui répond derechef : « En leur temps, Ernest Hemingway et George Orwell avaient troqué leurs machines à écrire pour un fusil (ils avaient quand même gardé un bloc-notes) et s’étaient rendus en Espagne combattre le fascisme, pourquoi n’allez-vous pas en Ukraine pour résister à Poutine ? ». La nuit portant conseil, le philosophe lui répond le lendemain : « On verra bien, je vous remercie. Mais une guerre se gagne quand chacun est à sa meilleure place, et je suis (à regret) plus efficace avec un clavier qu’avec une mitraillette »…
On imagine aisément son piètre niveau de maîtrise des armes à feu, mais qu’il en nourrisse un « regret » nous plonge dans l’inquiétude quant à sa santé mentale. Raphaël Enthoven écrirait donc moins mal qu’il n’utilise « une mitraillette ». Dont acte. « Plus efficace » ? À voir… Échantillon du 2 mars : « Les Munichois vous donnent envie de vomir ? Vous n’en pouvez plus, des caniches de Poutine ? La position démissionnaire ne vous excite pas ? Lisez et faites-lire Franc-Tireur ! ». En éditorial de « Franc-Tireur » : (revue qu’il anime avec Christophe Barbier et Caroline Fourest) : « Soumission », « parti du froc baissé »….
Reprenons : « Frocs baissés », « suceurs », « (à regret) plus efficace avec un clavier qu’avec une mitraillette », « la position démissionnaire ne vous excite plus », « soumission »… Tremblez Alain Soral ! Faites place, Eric Zemmour ! Nous aussi, à « gauche », on a notre übermensch ! Nous aussi, on en a un dont les slips kangourou sont toujours trop petits !
Toujours le 2 mars, notre spadassin des rezosocios ajoute : « Mélenchon propose la démilitarisation d’un pays qui n’est pas le sien, comme les signataires des accords de Munich ont offert, en 1938, les Sudètes aux Allemands, sans consulter les Tchécoslovaques ». Ridiculisée par Manuel Bompard (directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon), cette saillie semble avoir disparu, depuis, des réseaux sociaux.
Les mots exacts de Jean-Luc Mélenchon sont : « La solution existe aussi. C’est la proclamation de la neutralité de l’Ukraine. Le président Zelensky s’y est dit officiellement prêt. D’ailleurs cette neutralité avait été adoptée par le parlement de l’Ukraine en 1990 le jour du vote de sa déclaration de souveraineté par 339 voix contre 5 ».
Libre à M. Enthoven de ne pas considérer l’allocution d’hier comme un moment fort de notre histoire moderne, mais confondre « neutralité » avec « démilitarisation » par aveuglement et bêtise risque d’entamer une crédibilité déjà chancelante. La Suisse est un pays neutre, elle a pourtant une armée qui pourrait, par exemple, s’interposer courageusement si d'aventure M. Enthoven se décidait à lâcher son clavier et à prendre les armes pour libérer le secret bancaire par la force.
L’idée de neutralité peut sembler anachronique aujourd’hui que les frontières ukrainiennes ont été violées. Elle pourrait pourtant être discutée sérieusement sans que ceux qui la défendent ne soient frappés d’excommunication. Elle n’est pas nouvelle. Mélenchon le rappelle d’ailleurs dans son intervention ; Noam Chomsky, forcément un « Munichois » « suceur de tyran », l'évoquait encore récemment1.
La récente utilisation du terme "Munichois" par Noël Mamère dans le club de Mediapart était un rude coup parce que ce monsieur est quelqu'un pour les gens comme nous. Les outrances de celui qui choisirait Marine Le Pen en cas de 2e tour face à Jean-Luc Mélenchon se retourneront contre lui. Et "eux".
Ce qui n’est pas nouveau, non plus, c’est le bataillon de ceux que le sociologue Pierre Bourdieu appelait les « fast-thinkers » dans son ouvrage Sur la télévision2. Twitter n’existait pas encore à l’époque. Nul doute que ses aficionados figureraient en bonne place dans une édition réactualisée de l’ouvrage si ce grand monsieur, qui nous manque tant aujourd’hui, était encore avec nous. En voici, pour finir, un extrait. C’était en 1996 :
« (…) Ce qui est sûr, c'est qu’il y a un lien entre la pensée et le temps. Et un des problèmes majeurs que pose la télévision, c’est la question des rapports entre la pensée et la vitesse. Est-ce qu’on peut penser dans la vitesse ? Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre...
Il faut en effet se demander pourquoi ils sont capables de répondre à ces conditions tout à fait particulières, pourquoi ils arrivent à penser dans des conditions où personne ne pense plus. La réponse est, me semble-t-il, qu’ils pensent par « idées reçues ». Les « idées reçues » dont parle Flaubert, ce sont des idées reçues par tout le monde, banales, convenues, communes ; mais ce sont aussi des idées qui, quand vous les recevez, sont déjà reçues, en sorte que le problème de la réception ne se pose pas. Or, qu’il s’agisse d’un discours, d’un livre ou d’un message télévisuel, le problème est de savoir si les conditions de réception sont remplies ; est-ce que celui qui écoute a le code pour décoder ce que je suis en train de dire ? Quand vous émettez une « idée reçue », c’est comme si c’était fait ; le problème est résolu. La communication est instantanée puisque, en un sens, elle n’est pas. Ou elle n’est qu’apparente. L’échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la conversation. Les « lieux communs » qui jouent un rôle énorme dans la conversation quotidienne ont cette vertu que tout le monde peut les recevoir et les recevoir instantanément : par leur banalité, ils sont communs à l’émetteur et au récepteur. À l’opposé, la pensée est, par définition, subversive : elle doit commencer par démonter les « idées reçues » et elle doit ensuite démontrer. Quand Descartes parle de démonstration, il parle de longues chaînes de raisons. Ça prend du temps, il faut dérouler une série de propositions enchaînées par des « donc », « en conséquence », « cela dit », « étant entendu que »... Or, ce déploiement de la pensée pensante est intrinsèquement lié au temps.
Si la télévision privilégie un certain nombre de fast-thinkers qui propose du fast-food culturel, de la nourriture culturelle prédigérée, pré-pensée, ce n’est pas seulement parce que (et ça fait partie aussi de la soumission à l’urgence) ils ont un carnet d’adresses, d’ailleurs toujours le même (…) : il y a des locuteurs obligés qui dispensent de chercher qui aurait quelque chose à dire vraiment (…) »
1 « (...) En 2008, Bush a invité l'Ukraine à rejoindre l'OTAN, frappant "l'ours" en pleine tête. L'Ukraine est le cœur géostratégique de la Russie, en dehors de relations historiques intimes et d'une importante population tournée vers la Russie. L'Allemagne et la France ont opposé leur veto à l'invitation imprudente de Bush, mais elle est toujours sur la table. Aucun dirigeant russe n'accepterait cela, certainement pas Gorbatchev, comme il l'a clairement indiqué.
Comme dans le cas du déploiement d'armes offensives à la frontière russe, il existe une réponse simple. L'Ukraine peut avoir le même statut que l'Autriche et deux pays nordiques tout au long de la guerre froide : neutre, mais étroitement liée à l'Occident et assez sûre, faisant partie de l'Union européenne dans la mesure où ils ont choisi de l'être.
Les États-Unis rejettent catégoriquement ce résultat, proclamant haut et fort leur dévouement passionné à la souveraineté des nations, qui ne peut être enfreinte : le droit de l'Ukraine à rejoindre l'OTAN doit être honoré. Cette position de principe peut être louée aux États-Unis, mais elle suscite sûrement de grands éclats de rire dans une grande partie du monde, y compris au Kremlin. Le monde n'ignore guère notre inspirant attachement à la souveraineté, notamment dans les trois cas qui ont particulièrement enragé la Russie : l'Irak, la Libye et le Kosovo-Serbie (...). »
2 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raison d’agir, Paris, 1996, pages 29 à 32