Un soulèvement vital
- 13 janv. 2019
- Par Jean-Claude Leroy
- Blog : Outre l'écran
« M. Edmond : Ma vie n'est pas une existence…
Mme Raymonde : Eh bien, si tu crois que mon existence est une vie… » [1]
in Hôtel du Nord (1938), écrit par Henri Jeanson (filmé par Marcel Carné)

Sur un plan individuel, à l’ennui, terrain favori de l’existentiel, jusqu’alors chacun ne répondait plus que par l’augmentation des doses ou par des dérivatifs dont le gros des amateurs a fini par se lasser…
Sur un plan collectif, se déroule depuis deux mois une démonstration à laquelle nous assistons et participons. Face à des citoyens écrasés par les humiliations et soulevés par les injures, des personnels surdiplômés, que l’on a présentés comme l’élite de la nation, ne parviennent plus à cacher qu’ils n’ont jamais rien compris. Gouvernants sans courage et sans honneur, ils découvrent avec effarement « la vraie vie » saturée d’abnégation et de force tranquille. Et maintenant pleine d’une colère qui a tant tardé.
[À ceux qui n’ont pas besoin de vivre pour exister, tellement leur réussite leur tient lieu de relation, s’opposent aujourd’hui ceux qui ont aussi besoin d’exister pour vivre, c’est-à-dire d’être reconnus, pris en compte ; et qui, d’ailleurs, ont enfin cessé d’attendre leur tour, pour dès lors prendre place et s’imposer. Il n’est de peuple digne qu’ingouvernable. L’ultra-consumérisme ambiant (la privatisation absolue comme stade ultime du capitalisme) ne règle en rien la question de l’autonomie, bien au contraire. C’est l’entraide, la solidarité étendue qui donne l’autonomie à chacun et la chaleur humaine dont son corps a besoin dès qu’il cesse d’être un comptable ambitieux, un homo macronien.]

[En mars 2011, en Égypte, en pleine période de transition, après le départ de Moubarak, un débat télévisé entre l’écrivain Alaa el-Aswany et le premier ministre, Ahmed Chafiq, aboutissait à la démission de ce dernier dès le lendemain, tellement il avait été déstabilisé par son interlocuteur. Sur les plateaux de télé français, pas si audacieux, les ministres ne se bousculent guère pour venir discuter avec les Gilets jaunes ; le peuple fait peur, et ce pourrait être acrobatique pour un membre de l’establishment que de mal masquer son mépris pour un « sans dents » qui prétend peut-être lui en remontrer, à coup de bon sens et de pensée en situation.]
Depuis les années 1980 et la stratégie mitterrandienne de conservation du pouvoir, le même chantage s’est rejoué, à chaque fois plus accentué. L’épouvantail lepéniste a joué à plein. Il a notamment servi à cautionner les politiques néolibérales. Était considéré comme raciste ou arriéré[2] celui qui refusait d’applaudir la globalisation marchande mise en place par l’OMC et la politique monétaire européenne liée à la création de l’Euro. C’est pourtant en se débarrassant des politiques utilitaristes, du carcan monétaire, qu’on se débarrassera, à terme, des démagogues fascisants et des groupuscules identitaires. S’il n’est pas trop tard.

Les ennemis les plus virulents des Gilets jaunes, on les voit, on les entend, ceux qui depuis des années nous font la leçon sur les antennes et les écrans. Ils s’appellent Luc Ferry, Brice Couturier, Laurent Joffrin, Daniel Cohn-Bendit, etc. Il y a deux ans ils vendaient l’évangélique Macron aux électeurs, et la même leçon, quelque peu ramollie, sort toujours de leurs bouches. Ils n’existeraient pas sans la dérive brune qu’ils disent craindre et qui pourtant les fait vivre. Ils agitent le complotisme, Steve Banon, les services russes, le cinglé Soral, le pitre Dieudonné (de tristes sires, effectivement). Pouah ! Durant ce temps les policiers et gendarmes mutilent les manifestants, les terrorisent, sur ordre [cf. Entretien avec David Dufresne, in CQFD]. Est-il vrai, oui ou non, que les Français soient devenus des casseurs pour le plaisir de casser ? Qu’ils soient inspirés par la haine qui manquait à leur panoplie de sentiments ? Qu’Emmanuel Todd et Jacques Rancière soient des agents d’un pays ennemi, que François Ruffin travaille pour des néo-bolchéviques ? Osez le dire et l'écrire, pour voir ! Ah, si le ridicule pouvait vaincre ! [à propos du mépris de classe, lire le billet d'André Gunthert ici]

Le meilleur rempart contre la bêtise et la xénophobie, c’est l’assemblée (à condition qu’elle reste à la bonne échelle[3]). Il n’y a d’intelligence que collective. Et même, « il n’y a d’amitié que politique », précisaient certains camarades, c’était vers 2003. Quand les gens les plus divers se parlent, ils se reconnaissent et se transforment. C’est ce qui se passe depuis quelques mois sur les ronds-points et autres points de rassemblement. On ne peut que s’en féliciter.
« De quoi demain sera fait ? », se demandent les âmes sceptiques. « De quoi était-il fait ? », aimerais-je leur répondre. Le pire était en route, il l’est toujours. Quand le pire se préfère au rien, c’est que le rien ne valait rien. En attendant, le présent ouvre les vannes, il aimerait faire l’Histoire. Les cérémonies mortuaires (G20, Sommet de la Terre, Élections présidentielles, Grand débat, etc.) auxquelles on nous a tant habitué pourraient en rabattre quelque peu, et le théâtre de la vie se remettre dans la partie, fût-ce la dernière.
Que se passe-t-il ? La vie s’en allait, elle revient. Tout s’éteignait, des chandelles veillent à nouveau. La fameuse goutte d’essence aurait-elle fait déborder le vase de Soisson ? L’évêque Rémi s’appelle aujourd’hui… Barbarin ! Et l’historien Grégoire de Tours a cédé sa place au peuple alphabétisé.
Le message des Gilets jaunes, ces anonymes : un en deçà de toute revendication, à entendre comme une proclamation sourde, répétée, dans chaque bouche, dans chaque cœur. Une proclamation qui signifie pour chacun : « j’étais, je suis, je serai ! », « une tentative de faire exister le verbe être »[4]. Chant persistant et douloureux de la vie au chevet de l’existence. Le mot de la fin, qui sonne comme un début.

***
[1] https://www.youtube.com/watch?v=jOebiVZbzOI
[2] Sont-ils racistes et arriérés, ceux qui sauvent la vie de migrants quelque part dans les Alpes enneigées, par – 10° ? et que le tribunal de Gap condamnent pourtant à des peines de prison (avec sursis ou ferme, selon les cas). Cf. CQFD de janvier 2019.
[3] Si les maires restent globalement appréciés, c’est sans doute qu’ils sont encore assez abordables. La commune comme seule entité raisonnable, espace démocratique…
[4] Reprenant ainsi le support minimal d’un théâtre essentiel qu’inventaient des rabbins dans les camps nazis dont ils ne sortiraient pas vivants… Cf. Armand Gatti, La Parole errante, Verdier, 1999.
Le Club est l'espace de libre expression des abonnés de Mediapart. Ses contenus n'engagent pas la rédaction.