« Les yeux qui nous ont vus sont nos regards posthumes. »
René Ghil

D’un ami qui s’en va, il est difficile de ne pas en dire un mot, même si on ne se sent jamais légitime pour cela. Pas sûr de l’avoir si bien connu, mais d’avoir un peu œuvré ensemble, voilà qui noue solidement l’amitié. Ainsi une complicité avait pu se tisser, qui se vérifiait notamment au gré de nos échanges téléphoniques ou épistolaires, par voie postale, puis de toile. Cela donne-t-il le droit d’écrire ?
Quelques mois ont passé depuis la nouvelle de sa mort (en juillet dernier).

Roger était le libraire de la librairie Champavert, à Toulouse, une petite boutique spécialisée dans le livre ancien ou d’occasion, planquée « rue du Père Igor » et connue essentiellement de clients affinitaires. Comme pas mal de ses confrères, Roger avait sa personnalité propre, très éloigné du commercial type tel qu’on le découvre aujourd’hui dans les établissements se proposant d’écouler de la marchandise « culturelle ». Ses goûts le portaient vers certaines avant-gardes littéraires telles que le Dadaïsme ou le Situationnisme, vers Duchamp ou vers Roussel, et il semblait davantage aimanté par les excentriques flamboyants que par les savants ordinaires. Par ailleurs, trop peu chauvin, Laurence Sterne ou William Moris l’intéressaient plus que Gide ou Valéry, du moins, pour ce que j’en sais, car je ne puis prétendre avoir visité sa bibliothèque cérébrale, évolutive à coup sûr.

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De temps à autre, à la manière des libraires d’antan, une envie le poussait à réaliser un livre, qu’il faisait fabriquer selon sa vision par des amis imprimeurs. Un livre ou un catalogue, dans la plus pure tradition des catalogues riches et documentées des libraires savants. Bonheur alors de lire la notice détaillée décrivant tel ou tel ouvrage de collection, de découvrir une vignette reprise d’un ouvrage singulier. Et bonheur pour lui que d’avoir pu partager un plaisir de l’esprit. Ainsi, on a vu circuler de mains en mains quelques raretés, dont certaines ne furent référencées nulle part comme existantes, des objets fantômes en quelque sorte, comme les apprécient les rêveurs lunatiques. Je songe en outre à cette lettre-mélancolie de Théroigne de Méricourt adressée à Danton plus de sept années après la mort du révolutionnaire. Une étonnante lettre manuscrite longtemps indéchiffrable qu’un homme, Jean-Pierre Ghersenzon, avait pu décrypter, et que Roger fit publier sous forme d’un livre (chez Verdier en 2005).

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Un jour, le libraire amateur d’art, s’est révélé ouvertement galeriste. Lui et quelques amis avaient acheté jadis l’hôtel de Tonnac, à Gaillac, c’est donc dans ses écuries qu’il va installer la galerie Loin de l’œil. Occasion de très belles expositions, souvent piquantes ou décapantes. Me reviennent les noms de certains artistes qui furent invités dans ce bel espace : Adrien Dax, Jean Hélion, Jean Le Gac, Gilles Brenta, Diane de Bournazel, Claire de Soissons, Eva Kristeva, Dominique Laugé, Jean-Claude Biraben. J’en oublie, bien sûr. Il y eut l’exposition Tectonique du corps, réunissant trois artistes du corps, Éliette Dambès, Gilles Briaud, Jean-David Moreau, autour d’un texte de l’ami Marcel Moreau. Et puis, en 2007, l’exposition brouettique, chef-d’œuvre de fantaisie, fruit de l’esprit espiègle et tonique de Roger Roques (avec quelques complicités, dont celle de Gérard Oberlé). On y put voir la brouette déclinée sous toutes ses coutures, de la plus utilitaire, comme celle du Facteur Cheval, à la plus érotique. Roger fit même imprimer une série de timbres à l’effigie de cet increvable engin de tous les transports.
Enfin, il y a un an, en décembre 2022, se tenait à Loin de l’œil une grande exposition rétrospective de l’œuvre d’Éliette Dambès, vieille et chère amie toulousaine.

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Érudit, il l’était, même s’il m’a reproché un jour d’avoir employé ce terme à son propos, mais Roger était surtout un homme partageur et espiègle (bis), s’amusant facilement d’une scène inattendue, d’un accident visuel, télescopage soudain entre deux mondes étrangers l’un à l’autre. Il a toujours nourri sa vie de projets, d’entreprises gratuites, toujours en vue de fabriquer ou de faciliter des « machines à rêves », comme il disait, et toujours sous le signe de l’amitié décuplée.
Tout du moins, est-ce ainsi que je l’ai perçu. Et j’ai eu envie de le saluer, avant que l’année 2023, qui l’a vu partir, ne referme sa porte. Salut à toi, Roger ! Je t’embrasse !