Quand un riche veut voyager il se fait globe-trotter. Quand un pauvre à la bougeotte, il devient vagabond.
Ben Reitman, Boxar Bertha
Jeudi 4 décembre 1997 - Mahabalipuram La mousson n’est pas terminée, le ciel est blanc et il pleut. Éviter les flaques en marchant devient un jeu parfois astreignant et j’ai pris mon parti d’évoluer sans parapluie. Dans la rue et ailleurs je redécouvre de petites choses que j’avais oubliées, le thé servi dans un petit gobelet lui-même inclus dans un autre plus large et dans lequel on peut verser le chaud liquide jusqu’à le tiédir, ou encore le lait est souvent versé dans ce deuxième récipient, afin que le mélange thé-lait n’incombe qu’au buveur.
Failli me faire encorner par une vache que je frôlais de trop près, j’ai eu tout juste le temps de m’écarter en retenant sa corne.
Dans The Times of India d’hier acheté ce matin, j’apprends la mort de Stéphane Grappelli, alors qu’aujourd’hui Yves Teicher, sans doute son disciple le plus talentueux, joue à Laval dans un concert important pour lui et ses amis. J’ai un peu de peine de n’y être pas.
Toujours la pluie, forte averse en ce moment, et le vent qui agite les arbres et balance les rayons d’eau vers les maisons. Je pensais attendre une accalmie pour sortir boire un thé, acheter un journal et à manger, mais cette attente que je comptais passer à lire, je la transforme en écriture. Le courant est coupé et je ne peux lire allongé sur le lit, éclairé du néon, alors je me suis installé à la table, ai ouvert la porte d’entrée pour laisser passer un peu plus de jour extérieur. C’est encore bien maigre, cependant assez pour que je puisse suivre la trace de mes mots sur la page lignée.
Dimanche 7 décembre 1997 - Mahabalipuram Pas de pluie aujourd’hui. J’en ai profité pour aller marcher sur la plage. À certains endroits, rapportés sans doute par les courants de la saison, des détritus disposés en franges sur le sable. Os de sèche, écorces de coco, crânes de mangouste, morceaux de bois, tous ces éléments parfaitement lissés, peignés par la machine à vague de la mer et le sable de la plage.
Sur le sentier que j’emprunte pour aller vers cette partie de la plage très à l’écart du village, j’aperçois souvent des enfants qui jouent au cricket sur un bout de terrain qui n’a rien d’un terrain de jeu, mais qui suffit à leur bonheur. Également des femmes qui viennent chercher de l’eau à un puits, et la transporte sur leur tête jusqu’à leur maison, dans un petit groupe d’habitation pas trop loin d’ici.
Un homme est venu s’asseoir près de moi et me parler tranquillement, puis une jeune vendeuse de cartes postales du nom d’Ambaka, si je me souviens bien. Elle a tenté sa chance, est restée finalement assise, bouclant le trio. Je suis allé me baigner, profiter des vagues. Elles m’ont vite fatigué, je manque d’exercice. À mes deux compagnons de plage j’ai demandé des nouvelles d’Amoule, ma « petite amie », vendeuse de cartes postales, qui me faisait la cour lors de mes derniers passages. Ils la connaissent, bien sûr. Maintenant c’est une jeune fille, elle travaille dans une ville voisine. Dans une fabrique de médicaments, elle est à l’empaquetage. Je demande si c’est un bon job, il me répond : « C’est un bon travail pour les femmes. »
Lundi 8 décembre 1997 - Mahabalipuram . L’autre jour à V.T. Station (Bombay), cet Italien (j’ai aperçu son passeport) à casquette, de petite taille, du poil au menton, nerveux, il avait l’air perdu autant que résolu. Se tenait devant moi dans la queue, au guichet réservé aux touristes. Il avait noté des phrases en anglais sur un cahier. Manifestement, il était totalement ignare de cette langue. J’ai vu que, s’adressant aux gens, il faisait toujours répéter et s’agitait beaucoup. Par la suite, comme je m’installais au milieu d’un grand hall (me souvenant de ce que m’a raconté Sophia, quand dans une gare routière de la frontière mexicaine elle s’était retrouvée seule femme dans une foule d’hommes. Donc, elle s’était installée en plein milieu, se disant qu’il valait mieux que le vol ou l’agression éventuelle se passât à la vue de tous. Je m’aperçus que mon Italien était assis contre un mur et qu’il me faisait des signes incompréhensibles. Alors il s’est levé, a pris tous ses sacs avec lui, est venu tout près de moi. Il m’avoue alors : « No english. » Il a un billet pour Delhi, mais n’est pas sûr que ce train qu’il doit prendre part bien de V.T. Station. Je regarde son billet, le compare au mien et lui donne mon opinion : oui, il me semble bien que son train part de cette gare dans laquelle nous sommes. Un peu rassuré, il s’éloigne, toujours lesté de son harnachement hétéroclite, va s’asseoir à nouveau contre le mur.
Mardi 9 décembre 1997 - Mahabalipuram Un chien comme les chiens d’ici est venu tout à l’heure s’asseoir tout près de moi qui séchais au soleil. Auparavant je l’avais vu suivre une jeune fille qui marchait sur la plage. Elle ne lui montrait aucun signe d’amitié, comme c’est la règle ici, avec les chiens, et il a fini par se lasser, ne plus y croire. Alors il est revenu à mon niveau, m’a flairé et s’est couché, offert, orphelin. Chien, maigre aux poils sales, dont on craint une maladie. Quand je me suis levé pour partir, il n’a pas osé me suivre.
Mercredi 10 décembre 1997 - Mahabalipuram Panne de courant générale. Habituellement elles se produisent plutôt dans la journée et paraissent assez brèves. Celle-ci a commencé vers 20 h, elle a duré jusqu’à minuit.
Ensuite, j’allai à l’échoppe du coin acheter des bougies. Un jeune homme m’interpelle. « I remember you, you stay here before this time. » C’était le jeune Kumar du village des Fives Rathas.
Kumar m’avait accompagné à la sortie du bourg de Mahabalipuram pour trouver cette chambre que j’occupe maintenant à nouveau. Il était venu me conter ses problèmes, le manque d’argent qui l’empêchait de poursuivre sa scolarité. J’avais fini par l’aider un peu, lui donner la somme nécessaire à son inscription à l’école (si je me souviens bien).
Jeudi 11 décembre 1997 - Mahabalipuram . Aujourd’hui, de la plage le ciel était bleu cobalt vers l’horizon et la mer le continuait en turquoise tandis que l’air semblait chargé de perles d’eau et proposait une irisation très douce, harmonieuse.
Samedi 13 décembre 1997 - Mahabalipuram. Lecture de La Garde blanche, souvent présenté comme un roman à la manière de Tolstoï, écrit en hommage à Tolstoï. Il est vrai que certaines scènes évoquent tout à fait Guerre et paix. L’agonie du docteur Tourbine, poignante, qui débouche sur une rédemption inexplicable, il semble bien que ce soit une prière d’Hélène qui produise soudainement la guérison que personne n’attend plus. Le personnage de cette femme aussi, qui sauve la vie de Tourbine et sur laquelle une sorte d’histoire trouble semble peser (son lien avec un libertin maléfique). Les scènes de combat où personne ne sait très bien ce qui se passe, où est l’ennemi ? Qui est l’ennemi ? L’héroïsme des purs. Les officiers que personne n’écoute, un colonel arrêté par un subalterne. Espèce d’enchevêtrement tragi-comique. Tout cela, oui, pourrait être d’un jeune Tolstoï qui se serait porté en 1918.
je reprends maintenant Le Maître et Marguerite. Épatant, drôle, déconcertant.
Un jeune étudiant de Madras, habillé à l’occidental, montre et chaîne dorée, lunettes de soleil et fumant une cigarette blonde, s’est approché, il a hésité longtemps, debout près de moi assis sur le sable. Puis, il a demandé, classiquement, d’où je venais. Je lui ai répondu puis lui ai retourné la question. Il parlait précipitamment, très intimidé, je crois, loin de tout naturel, contrairement à cet enfant qui, peu après, est venu converser, drôle et spontané, un peu troublé de voir que je voulais lui poser, moi aussi, des questions et m’intéresser à sa personne.
Dimanche 14 décembre 1997 - Mahabalipuram. La naissance du Gange. La trompe du premier éléphant plonge dans le bassin rempli d’eau par les averses de la semaine passée. Le serpent qui se tient debout a, lui, sa partie inférieure couverte par l’eau. Selon l’heure, il y aura sans doute un effet de réflexion qui dédoublera le bas-relief. Je n’ai pu encore le constater cependant.
Derrière les rochers fameux de Pallava, un couple d’amoureux abrité dans les feuillages est allongé. Lui, tête posée sur les genoux de la jeune fille qui me voit, elle lui caresse le visage et les cheveux. Elle rit vers moi et pour lui, cachant sa timidité, sa gêne et aussi sa fierté d’être heureuse et libre.
Ce chapitre hilarant du Maître et Marguerite où l’on voit, dans le rêve agité de l’un des personnages qui, lui aussi, se retrouve dans une maison de fous grâce au Diable, le public d’un théâtre sujet à une espèce de délire de repentance. Chacun révèle tour à tour au présentateur qu’il a chez lui de l’argent caché, déclare la somme et signale la cachette. Boulgakof fait allusion ainsi à deux actions du gouvernement bolchevik (en 1928-1929) et 1931-1933) qui visaient à confisquer aux citoyens l’or et les objets précieux.
Entre autres choses, raconta le détenu, je lui ai dit que tout pouvoir est une violence exercée sur les gens et que le temps viendra où il n’y aura plus de pouvoir, ni celui des Césars, ni aucun autre. L’homme entre dans le règne de la vérité et de la justice où tout pouvoir sera devenu inutile.
Boulgakof, Le maître et marguerite
Ce soir, dans la nuit, perché à l’avant d’une pirogue échouée, alors que la langue des vagues monte sous elle, sous moi. La pleine lune accrochée là-haut et la brise très douce venant du large. Un chien s’approche, flaire. Dès que l’eau veut glisser jusqu’à lui, il s’éloigne. Comme ses congénères, il paraît n’appartenir à personne, à rien, rare spécimen d’athéisme dans un monde conçu d’après devenir et sublimation, comme si en Inde, au pays des croyances et des gourous, les chiens, seuls, vivaient détachés, n’avaient aucun maître. À ceci près qu’ils sont très ordinairement considérés comme des esprits des morts.
Entre quelques tombes éparpillées d’un cimetière chrétien et la plage souvent déserte, une vaste cuvette s’est remplie d’eau pendant les averses de la mousson. C’est, par endroits, rien qu’un marais de verdure qui brille au soleil, ailleurs un mince étang où s’ébattent des enfants. Leurs cris de joie et d’effroi spontanés rebondissent à la surface, je les entends comme s’ils abordaient… Sur une petite dune un troupeau de chèvres se détache sur le ciel uni.
Avec les croyances religieuses il faut parfois aller jusqu’à se rendre fanatique pour parvenir à se convaincre, alors qu’avec la raison, éventuellement poivrée de philosophie, il suffit d’avaler quelques démonstrations pour acquérir une certitude. C’est là, à coup sûr (sic), une opération à moindres frais.
Il me semble que chez le fanatique il y a un peu de conscience de sa folie, au moins par instants, et aussi, à l’œuvre, une stratégie du non-retour dans laquelle il s’est piégé, il se sait damné en même temps que glorieux. Il est dangereux pour lui-même autant que pour les autres.
Par la prudence de sa raison, le philosophe garde la tête froide et il peut continuer sans risque et sans fin à défendre ou à construire un système plus ou moins absurde (à force de logique). Du moins, dans l’immédiat, n’est-il pas dangereux pour lui ni pour les autres. C’est tout de même un avantage à considérer. « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente ! », chantait Brassens.
Lundi 15 décembre 1997 - Mahabalipuram. Je remarque que les Indiens, au moins certains d’entre eux, prennent l’habitude de serrer la main pour saluer. Il me semble que c’est assez nouveau, une occidentalisation – dérive regrettable, à mon sens, j’aime tant le salut traditionnel, mains jointes, tête inclinée, à distance.
On commence également à voir pas mal d’hommes en pantalon, et ils restent debout pour pisser, comme nous autres. Décadence !
Jeudi 18 décembre 1997 - Mahabalipuram. La Chouette aveugle, de Sadeq Hedayat. Conte fantastique à la première personne, il faudrait dire récit. L’auteur a en horreur la canaille et a pris refuge entre les murs de sa chambre baignée des fumées d’opium. Il a entrevu la beauté pure à travers une femme fantomatique qui vint mourir en s’offrant à lui, dans ses bras. Il a enterré son corps pour découvrir à la même heure un vase trouvé sous la terre, sur lequel est gravé un visage de femme qui est justement celui de celle qu’il ne veut pas nommer pour ne pas la salir. Personne d’autres ne peut trouver grâce à ses yeux. Et la femme qu’il est contraint d’épouser se refuse à lui alors qu’elle a de nombreux amants. Alors il se laisse bercer dans une agonie parfois voluptueuse quand le désespoir et la souffrance culminent en lui. Son passé lui revient en rêve, les personnages s’additionnent, se conjuguent, jusqu’au tragique dénouement.
J’ai toujours pensé que rien ne vaut le silence et qu’on ne peut faire mieux que d’imiter les butors qui passent leur temps, au bord de la mer, à s’étirer les ailes, dans leur solitude.
Sadeq Hedayat, La Chouette aveugle
Une seule chose me faisait peur : l’idée que les atomes de ma chair se mêleraient ensuite à ceux de la canaille. Y songer m’était insupportable et je souhaitais disposer, une fois mort, de longues mains, munies de longs doigts sensibles, afin de pouvoir rassembler soigneusement tous mes atomes, les garder dans mes paumes fermées et empêcher ces fragments être, mon bien exclusif, d’entrer dans les corps de la canaille.
Sadeq Hedayat, La Chouette aveugle
Je mange des papayes, depuis quelques jours. Elles sont bonnes et font du bien. Lecture de Savannah de William Goyen.
On appelait ça « en voie de développement » dans le temps, je crois bien. L’apparition des sacs en plastique dans lesquels les commerçants placent l’objet que vous venez d’acheter, sac que l’on ferme maintenant par une agrafe et non à la soudure d’un fer comme c’était le cas auparavant pour ceux qui usaient déjà de tel poche, au lieu du papier journal qui servait habituellement à tout envelopper. Ce sont des produits de l’industrie, typiquement non recyclables, que l’on voit se répandre partout dans les rues, dans les décharges, ici sur la plage, et dans l’eau en s’y baignant. Forcément, des bêtes, mais aussi des gosses s’étouffent avec ces saloperies.
Lecture de ce livre imposant, fou et délirant, pas sûr d’avoir saisi grand-chose de son principe, outre des fulgurances nombreuses, cyniques et désarçonnantes : L’Inassouvissement, de Witkiewicz. À relire mieux…
La foi dans le sens de la vie est l’apanage des gens sans envergure. Avoir conscience de l’irrationalité de l’existence et vivre comme si elle était rationnelle, cela est encore la marque d’une certaine classe. C’est quelque chose entre le suicide et la transformation en bétail incapable de penser.
Witkiewicz, L’inassouvissement
Lundi 22 décembre 1997 - Mahabalipuram À la banque aujourd’hui, beaucoup de monde agglutiné au comptoir, et aussi par-derrière, où je dois aller, m’approcher d’un bureau près duquel se tient la femme qui s’occupe des travellers’chèques. Elle est accaparée par plusieurs voix qui l’interrogent, entourée de plusieurs piles de cahiers, registres qu’elle ouvre, annote, et referme avec vivacité. Les papiers épars sont fichés sur une pointe qui les retient de s’envoler, car le ventilateur assure le flottement en l’air de tout ce qui est léger. Au mur une pancarte en anglais précise l’interdiction de fumer. Les clients tiennent peu compte de l’ordre d’arrivée, chacun essaie de se faufiler pour passer, non pas exactement juste avant l’autre, mais assurément pour passer dès que possible.
Pour la première fois Genezyp éprouva (tout à fait faussement, comme tous les imbéciles) « l’illusion de l’art » et simultanément (correctement) le sentiment de sa valeur absolue en dehors du temps, malgré le caractère passager des œuvres elles-mêmes, soumises au principe de la contingence. De ces doigts sans force la musique caresse et flatte lascivement cette chose primitive, ce magma homogène de l’être total, dont on anéantit l’essence en y enfonçant les dents et les griffes jusqu’au sang et à la moelle, et qui ne laisse dans les serres jamais assouvies que des déchets de concepts pourris, desséchés, vermoulus, et non la vie vivante.
Witkiewicz, L’inassouvissement
Vous êtes de ceux qui en dehors d’eux-mêmes ne comprendront jamais personne intimement, jamais – c’est votre bonheur et votre malheur. Vous toucherez la vie à travers un gant chaud et épais, même à travers une membrane – rien ne vous blessera, mais vous n’atteindrez jamais le bonheur complet des sentiments.
Witkiewicz, L’inassouvissement
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On peut voir aussi d'autres extraits ici :
https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/140424/carnets-indiens-1990-2010-1
https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/140424/carnets-indiens-1990-2010-2