Lettre ouverte d’un «enfant gâté» à Pierre Aidenbaum, maire du IIIe arrondissement de Paris: halte au bétonnage culturel et à la marchandisation du Marais !
Monsieur le Maire,
J’ai appris avec quelque stupeur, en lisant votre interview dans Le Point du 8 décembre 2011 (p. XIII du supplément Marais), que vous traitiez vos électeurs d’«enfants gâtés». Je ne doute pas qu’une partie des habitants du IIIe arrondissement – dont moi-même – sont des privilégiés, à l’aune de l’état actuel de la société française. Mais faut-il pour autant mépriser leurs problèmes, et ne voir dans leurs protestations contre une «vie nocturne (qui) provoque des nuisances» – «peut-être plus qu’ailleurs dans Paris , reconnaissez-vous – que «quelques grognes»? «Enfants gâtés», la gardienne de l’immeuble dont la chambre donne sur la terrasse du bar La Perle et qui, dès les beaux jours revenus, doit supporter la clameur de ses clients, allant crescendo jusqu’à 1h00 du matin, au fur et à mesure que se vident les pintes de bière? Le couple de personnes âgées, dont un handicapé, qui, au 95 de la rue Vieille-du-Temple, ne peut plus ouvrir ses fenêtres pour la même raison, quelle que soit la température, fût-elle caniculaire? L’infirmière du 97 de la même rue dont la nuit de sommeil ne compte plus que trois ou quatre heures lorsqu’elle prend son service à 6h00 du matin? Les locataires ou propriétaires de l’immeuble Rhône-Poulenc, au 86, qui ont préféré déménager plutôt que continuer à supporter ce vacarme nuit après nuit? Etes-vous certain que «nous n’avons pas de gros soucis», comme vous l’affirmez non sans condescendance (1)?
J’eusse préféré que vous posiez la question en termes politiques. Nul ne peut contester votre désir de rendre vie au quartier ni l’agrément de sa sociabilité nocturne. Mais l’évolution du IIIe arrondissement, ces dix dernières années, soulève deux difficultés dont vous ne pouvez sous-estimer le coût, voire les dangers. La première d’entre elles est l’instauration d’une zone de non-droit, dans laquelle tous les citoyens ne sont plus égaux devant la loi. Bien sûr, nous sommes loin de ce qui se produit dans certaines banlieues, si l’on en croit la chronique, et le IIIe est remarquablement sûr, si l’on s’en tient aux critères habituels de la délinquance. Mais la violence n’est pas que physique et criminelle. Elle peut être sociale, sanitaire et environnementale; verbale, sonore ou visuelle; et même symbolique. Or, elle est pratiquée, en toute impunité, par certains commerçants du quartier qui ne se soumettent ni à la loi ni à la réglementation en vigueur en dépit des nuisances et des plaintes que provoquent leurs transgressions.
Le Troisième arrondissement, une zone de non-droit ?
Je n’en prendrai que deux exemples, au bas de chez moi. Depuis plusieurs années, le bar de La Perle, au 78 de la rue Vieille-du-Temple, occupe donc les trottoirs qui le jouxtent bien au-delà de ce que lui permet la réglementation municipale et préfectorale: les consommateurs s’agglutinent à partir de 18h00 «à l’espagnole», debout, le verre à la main – ce qui est prohibé – et empêchent la circulation des piétons en contraignant ceux-ci à emprunter la chaussée, faute de laisser libre le passage réglementaire de 1,60 mètre. Les vigiles de l’établissement n’interviennent jamais pour dégager le trottoir. Ils se contentent d’agir si les consommateurs s’installent au milieu de la rue Vieille-du-Temple.
Il découle de cet état de fait quasi quotidien trois nuisances: l’une sonore, comme je l’ai déjà mentionné; l’autre en termes de sécurité, puisque les passants doivent prendre le risque d’être renversés par une voiture ou un deux roues pour progresser, et les clients se mettent eux-mêmes en danger en se tenant trop près de la circulation; la troisième, en termes d’hygiène, dès lors que les toilettes de ce débit de boissons sont complètement sous-dimensionnées par rapport à sa fréquentation et que ses consommateurs urinent ou vomissent sur la voie publique à partir de 22h00. Le bar de La Perle se rend au demeurant coupable d’autres infractions: il ne range pas les tables de sa terrasse la nuit, et il continue de servir des clients en état d’ébriété avancée comme l’a prouvé la lamentable affaire Galliano, en 2011, arbre qui ne doit pas cacher la forêt d’une intempérance quotidienne, même si, grâce au ciel, tous les consommateurs ivres de cet établissement ne tiennent pas des propos antisémites abjects (2). Enfin, il suffit d’entendre la surexcitation croissante de certains de ses habitués, au fur et à mesure que la nuit avance, et le ballet de certaines personnes sur les trottoirs environnants, pour deviner que l’alcool n’est pas l’unique cause de l’«ambiance (…) fabuleuse» qui règne sur cette terrasse, comme sur d’autres de votre arrondissement, et dont vous vous réjouissez.
Le voisinage se plaint sans relâche de ces débordements au regard de la loi. En vain: le commissariat, le plus souvent, répond qu’il n’a pas de voiture disponible ou que l’on ne peut pas tenir le bar responsable des consommateurs qui restent debout sur sa terrasse, comme s’il n’y avait pas de rapport de cause à effet entre son comptoir et la foule qui se tient sur le trottoir; les rondes de police qui se succèdent contemplent impavides l’encombrement humain sans rétablir la liberté de circulation; le Bureau des actions contre les nuisances (BACN) de la Préfecture de Police n’a de compétence que sur le bruit émanant de l’intérieur d’un établissement, et non sur celui que provoquent ses consommateurs demeurés à l’extérieur. Il est vrai que La Perle a été condamné par le Tribunal de Police en 2010, à la suite de contraventions que lui avait exceptionnellement dressées le commissariat en 2009, mais le montant des amendes est tellement dérisoire qu’il n’a rien de dissuasif au vu du chiffre d’affaires que génère la violation de la loi. Et les pouvoirs publics n’ont jamais procédé à la fermeture administrative temporaire de l’établissement qui seule l’aurait amené à réfléchir sur les abus qu’il commet et le trouble à l’ordre public qu’il représente. Fort de ce précédent, le Saint-Gervais voisin, au coin de la rue Vieille-du-Temple et de la rue des Coutures-Saint-Gervais, qui s’était toujours distingué par un respect scrupuleux de la réglementation, s’en affranchit désormais et obstrue à son tour la circulation des piétons. Il est clair que de simples particuliers seraient immédiatement verbalisés s’ils se permettaient le dixième de ce que s’autorisent ces débits de boisson.
Le second exemple, plus folklorique et moins nocif, est encore plus emblématique. Depuis septembre 2009, la pizzeria Pink Flamingos s’est accaparé une place de stationnement résidentiel au 105 de la rue Vieille-du-Temple pour y garer de manière permanente un minibus Volskwagen, immatriculé 624 RPT 75 et décoré à son enseigne. Elle y sert ses clients, dans un habitacle désormais orné de plantes vertes. La réglementation municipale du stationnement résidentiel exclut explicitement de celui-ci toute utilisation commerciale des emplacements réservés à cet effet et est fondé sur le principe de rotation des véhicules. Elle prévoit que «le stationnement résidentiel ne constitue en aucun cas un droit de réservation d’emplacement» et que «toute fraude ou utilisation abusive de cette autorisation est passible de peines d’amendes prévues par la loi». Pink Flamingos l’enfreint donc de manière patente.
En outre, le stationnement permanent de ce véhicule commercial gêne la circulation des piétons sur ce trottoir déjà étroit, puisqu’il créé une continuité entre la terrasse du restaurant et sa salle à manger sur roue – continuité d’autant plus irritante qu’en soirée l’établissement dispose ses tables de part et d’autre de sa vitrine, bien au-delà de ce que lui permet son autorisation municipale, dont il a d’ailleurs retiré l’affiche. Son exploitation est également en contradiction avec la législation interdisant de fumer dans les lieux de restauration, et selon toute vraisemblance avec la réglementation relative à l’hygiène de ces derniers. Elle représente une forme d’évasion fiscale puisque l’établissement ne s’acquitte d’aucune redevance pour cette terrasse «sauvage», alors même qu’il en tire profit. Elle constitue un danger d’explosion ou d’incendie, dans la mesure où les consommateurs fument à l’intérieur du minibus – un risque d’autant plus réel que celui-ci recèle dans son réservoir du carburant inflammable et est équipé d’un radiateur électrique.
Mais là encore l’impunité du contrevenant est totale. Saisie, la police argue que le véhicule se déplace – oui, de quelques centimètres chaque semaine, et ce mouvement est si imperceptible à l’œil nu que son propriétaire le signale désormais par un petit papier apposé sur le pare-brise – et que l’«on ne peut pas empêcher les gens de manger dans leur voiture», comme s’il ne s’agissait pas de clients en bonne et due forme qui s’acquittent d’une addition, plutôt salée en l’occurrence. Averti, le service de la Mairie de Paris compétent en matière de stationnement résidentiel renvoie l’usager mécontent vers le commissariat. Et de nouveau prévaut l’inégalité devant la loi à l’avantage de certains particuliers: les résidents, qui ont toutes les peines du monde à se garer légalement, en raison des travaux de voirie et de la suppression de dizaines de places de stationnement à la suite de la multiplication des mesures de sécurité devant les écoles et des parkings de deux roues ou de véhicules électriques, sont impitoyablement verbalisés à la moindre infraction et doivent sans relâche «tourner» à l’affût d’un emplacement légal, sans lésiner sur le carburant, et donc sur la pollution, tout en décochant des regards noirs au combi Volkswagen qui les nargue à chacun de leurs passages vains devant le 105 de la rue Vieille-du-Temple.
Monsieur le Maire, est-ce vraiment une revendication d’«enfant gâté» que de demander l’application d’un principe constitutionnel: celui de l’égalité devant la loi? Et l’application d’une législation ou d’une réglementation qui n’ont pas été conçues par une administration bornée dans le seul but de persécuter les citoyens, comme le pensent un nombre croissant de ceux-ci, par immaturité civique, mais bel et bien de les protéger et de garantir des droits égaux pour tous ?
La privatisation marchande de l’espace public
Le second problème qu’engendre l’évolution du IIIe arrondissement a précisément trait à la qualité des contrevenants dont l’impunité est désormais garantie. Ce ne sont pas les particuliers lambda qui peuvent jouir de celle-ci, et encore moins les suspects habituels, les jeunes, surtout s’ils sont un peu trop typés, ou les immigrés qui portent leur condition sur leur visage ou leurs vêtements – lesquels sont immédiatement l’objet de la sollicitude intéressée des services de police, politique du chiffre de Nicolas Sarkozy oblige! Car le malheur des habitants du IIIe tient au fait que le tapage nocturne n’est pas un délit dont la répression vaut au commissariat la considération de sa hiérarchie et qu’il n’intéresse pas les politiques! La comparaison avec les prières de rue qui ont défrayé la chronique est éloquente (3). Ceux qui sont autorisés à violer la loi sont des intérêts marchands. Non pas les personnes qui les portent: je ne doute pas que le gérant de La Perle ou celui de Pink Flamingos seraient immédiatement sanctionnés s’ils contrevenaient à la loi à titre individuel, dans leur comportement privé. En revanche, leur activité commerciale est affranchie de son respect. Et la conséquence directe de cette tolérance est l’appropriation privée et lucrative de l’espace public: de la voie publique et de la nuit comme «bien commun» (common good), comme bien public, ou encore du square Léonor-Fini dans lequel la pizzeria Pink Flamingos sert ses clients, qui se signalent au personnel à l’aide d’un ballon gonflable (4).
Si l’idée vous prend d’occuper l’espace public à une fin non lucrative, la police interviendra immédiatement, comme cela s’était produit il y a quelques années lorsque des commerçants des 95-97 de la rue Vieille-du-Temple avaient offert une fête de voisinage tout à fait bon enfant, et qui pourtant avait été interrompue à la demande du commissariat, lequel, ce soir-là, ô miracle !, avait trouvé une voiture disponible. Ainsi, l’ambiance «fabuleuse» sur la terrasse des cafés de votre arrondissement, dont vous vous félicitez dans votre interview, Monsieur le Maire, soulève la question, éminemment politique, de la marchandisation de l’espace public dont vous ne pouvez réduire la critique à des «grognes» d’«enfants gâtés» : vos électeurs.
Vous ne pouvez pas non plus, Monsieur le Maire, vous réfugier derrière je ne sais quelle impuissance administrative. La loi vous donne des compétences en matière de police, notamment lorsqu’il y a trouble à la tranquillité ou à l’ordre public: l’article L.2212.-2 du code général des collectivités territoriales vous confie «le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, les troubles de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique» – un article qui semble avoir été rédigé pour le 78 de la rue Vieille-du-Temple ! Ce que je vous reproche très concrètement, comme nombre de vos électeurs, c’est de ne pas user de ce pouvoir pour protéger vos administrés lorsque leurs droits sont bafoués au mépris de leur repos, de leur santé, de leur sécurité.
Il ne s’agit naturellement pas de faire régner je ne sais quel ordre moral ni d’établir un couvre-feu, ainsi que voudrait nous le faire croire le lobby des marchands de la nuit qui prétendent, avec un bel aplomb, que celle-ci «meurt en silence» (sic !), mais de réprimer les récidivistes qui font leur argent grâce à une violation systématique de la loi et au détriment de leurs voisins. Et de bien comprendre que ce que l’on nous décrit complaisamment comme le sens de la « ête» est en réalité de la consommation, pour le plus grand profit de certains intérêts particuliers, l’intérêt général dût-il en souffrir.
Il convient de poser ce problème sur un plan politique, et non dans les mots condescendants que vous avez utilisés, parce que celui-ci résume l’alternative à laquelle nous sommes confrontés en tant que Parisiens. Je n’ignore pas la complexité du choix ni la réponse équilibrée que vous recherchez, et à laquelle le caractère lapidaire de vos propos ne rend pas justice. A l’instar de nombre de capitales, notre ville se convertit au tourisme de masse et au divertissement des easy clubbers, ces fêtards qui parcourent l’Europe en empruntant les compagnies aériennes low cost pour 40 € et dont la principale activité culturelle consiste à boire. Elle se transforme aussi en lieu de résidence secondaire pour étrangers fortunés qui contribuent à la flambée de l’immobilier et à la pénurie de logements en raison de la mutation illégale d’un nombre croissant de locaux à usage d’habitation en chambres ou appartements d’hôte – un phénomène contre lequel la municipalité s’emploie à lutter, à juste titre (5) – ou tout simplement de leur acquisition par des propriétaires absentéistes.
Cette évolution n’est pas sans avantages économiques, bien que son coût social soit élevé. Mais elle menace de devenir une fuite en avant sous la pression des groupes d’intérêt qui en tirent profit. Le lobbying éhonté des marchands de la nuit, qui prétendent que celle-ci se meurt à Paris et que notre ville s’ennuie –alors qu’elle ne cesse d’attirer un nombre croissant de visiteurs et qu’elle reste la première destination de loisir et la ville la plus appréciée des étudiants au monde–, et qui n’hésitent pas à traduire en justice ceux qui s’opposent à leurs desseins ou à faire fi de la loi, des règlements, des injonctions administratives, est là pour nous le rappeler. Or, l’expérience d’autres capitales européennes devrait nous faire réfléchir. Les habitants d’Amsterdam, de Londres, de Berlin, de Barcelone, de New York, d’Istanbul – villes que l’association Technopol aime à citer en exemples pour railler la prétendue ringardise de la nôtre en faisant afficher sur les vitrines de ses adhérents: «Fermé pour cause de ville morte. Merci de vous adresser à la capitale d’à côté…» – sont excédés par les excès de ce tourisme de masse et se mobilisent contre lui (6). Les autorités elles-mêmes sont débordées et cherchent à endiguer le fléau de l’alcoolisme festif: à Londres, le gouvernement de David Cameron entend revenir sur la libéralisation des horaires d’ouverture des débits de boisson, que Tony Blair avait accordée en 2005, afin de lutter contre les méfaits du binge drinking (+ 30% d’accidents liés à l’alcool, 50% des crimes violents commis par des gens pris de boisson, + 25% de ces crimes commis entre 3h00 et 6h00 du matin) et il entend surtaxer les établissements nocturnes pour financer les dépenses de police qu’ils occasionnent (7). La mue d’un quartier comme celui d’Oberkampf devrait vous mettre en garde. Est-ce vraiment ce que vous voulez faire de votre arrondissement, Monsieur le Maire? Votre indulgence à l’égard des marchands de la nuit me fait craindre que oui, ou à tout le moins que vous ne vous donniez pas les moyens de vous y opposer.
De la marchandisation de l’espace public au bétonnage d’un espace vert
Une autre de vos décisions me laisse également penser que vous ne mesurez pas l’enjeu à sa juste valeur. Sous la présidence, très contestée par sa propre équipe administrative, d'Anne Baldassari, et avec le soutien du ministère de la Culture, le Musée Picasso s’est lancé dans un ambitieux programme de rénovation et d’agrandissement, dont la Cour des comptes a critiqué le coût et la gestion (8). Son objectif est clair: doubler sa fréquentation et recevoir de 800 000 à un million de visiteurs par an (9)! Il correspond à l’idée marchande qu'Anne Baldassari se fait du musée, qui lui vaut les critiques acerbes de ses collègues et dont l’application a poussé à la démission pas moins de six conservateurs depuis 2005: elle a refusé de prêter des œuvres à la grande rétrospective Picasso du Kunsthaus de Zürich, en 2010, et a récidivé en 2012, lors de l’exposition Degas du Musée d’Orsay, parce qu’elle préfère louer à prix d’or des expositions itinérantes pour financer ses travaux (10).
On peut s’interroger sur la pertinence de cet investissement de 45 millions d’euros, du point de vue du ministère de la Culture, à un moment où les finances publiques sont en crise et où l’Etat n’est plus en mesure d’assurer la sauvegarde des monuments historiques, et dans un quartier qui regorge déjà de musées. Mais je m’indignerai, quant à moi, de la décision que vous avez prise sans tambour ni trompettes, et dont la majorité de vos administrés ne sont pas au courant faute de débat, et même d’affichage public, d’une information exhaustive sur le permis de construire qui a été accordé au Musée Picasso et sur la vraie nature des travaux en cours (11). Il n’est pas seulement question de rénover un plancher et d’aménager une salle souterraine, comme l’affirme benoîtement le panneau, à peu près illisible, qui est apposé rue de Thorigny. Il est prévu de construire une aile de 2 000 m2 et de trois étages sur une partie du square Léonor-Fini, aile qui semble destinée à abriter la boutique – le supermarché? – du musée, en même temps qu’une salle d’exposition temporaire de 700 m2. Vous avez donné votre accord, si mon information est exacte. Ce à quoi vous répondrez que le Musée Picasso rétrocédera au square son jardin privé. Ce à quoi j’objecterai cinq points:
1) un espace vert sera bel et bien amputé par la construction de cette nouvelle aile, dans un quartier qui en manque cruellement
2) le square sera dans les faits subordonné aux intérêts du Musée Picasso, dès lors que celui-ci fera désormais entrer son million de visiteurs par le jardin, et non plus par la rue Thorigny: il sera traversé par un flux ininterrompu de touristes, ce qui altérera son caractère familial, rendra impossible, voire dangereux, d’y laisser à eux-mêmes et à leurs jeux les enfants, et troublera la quiétude des adultes qui y prennent un moment de repos;
3) les autocars de touristes emprunteront la rue Vieille-du-Temple pour y décharger leurs passagers et y stationner, en provoquant des embouteillages supplémentaires dans une voie déjà surchargée et les nuisances dont les riverains de Notre-Dame ont eu à se plaindre pendant de longues années, avant qu’ils n’obtiennent gain de cause et que les autocars soient chassés des abords de la cathédrale ;
4) la qualité de l’air, déjà problématique dans notre quartier, sera détériorée par cet afflux de véhicules très polluants, par l’agrandissement du bâti chauffé et climatisé, et par l’abattage d’une partie des arbres du square, sans même parler des deux années de travaux supplémentaires qu’exigera cette extension et qui entraîneront une noria de camions, le fonctionnement de pelleteuses et de grues, la production de poussières industrielles ;
5) enfin, le square sera fermé pendant un an et demi, ce qui a d’ailleurs failli être le cas pour la durée de la première phase des travaux du musée.
Nous sommes et resterons donc loin de la vision idyllique que donnait votre plaquette Les Nouveaux visages du 3e. Compte-rendu de mandat 2011, page 6, dans la rubrique «espaces verts», de manière – permettez-moi de le dire – très orwellienne: «Le jardin Picasso-Léonor-Fini sera redistribué puisqu’aux termes des travaux d’aménagement du musée, le jardin privatif du musée et la partie municipale seront réunis en une grande parcelle verte ouverte au public». Réunie ou annexée, la «grande parcelle verte» sera bel et bien amputée et aliénée, plutôt que «redistribuée»!
En bref, ce projet est inacceptable. Sa réalisation ne ferait qu’intensifier la dérive marchande du IIIe arrondissement, sa transformation en quartier de tourisme de masse sous prétexte de culture, sa muséification consumériste au prix d’un bétonnage supplémentaire et de la réduction d’un espace vert. C’est fort imprudemment que vous vous êtes engagé dans cette voie en donnant votre approbation à l’extension immobilière d’un établissement qui incarne une conception hautement contestable, et peut-être caduque en ces temps de crise, de la politique culturelle.
Je ne voudrais pas, Monsieur le Maire, que vous vous mépreniez. Ne voyez dans cette lettre ni une «grogne» d’«enfant gâté» ni une torpille politicienne que vous enverraient vos adversaires. Je serai clair pour éviter tout malentendu. J’ai toujours voté pour vous, et il est hors de question que je confie ma voix à un courant dont je me souviens fort bien, en tant que vieil habitant de ce quartier, qu’il l’avait conduit dans une impasse, non sans s’approprier des suffrages de manière indue. Bien des réalisations méritent d’être saluées dans votre bilan à l’échelle de l’arrondissement, et dans celui de la majorité municipale à laquelle vous appartenez, à l’aune de la ville. Mais le IIIe arrondissement est à la croisée des chemins : soit il met un coup d’arrêt à sa marchandisation, fût-elle culturelle, soit il y perd son âme, comme le faisait craindre la une du numéro du Point dans lequel vous avez donné cette interview.
Le dilemme est tributaire de changements économiques et sociaux qui dépassent le quartier. Il n’empêche que certaines mesures que vous avez prises, ou que vous n’avez pas prises, ont facilité ce processus de muséification consumériste: votre refus de sévir contre les fauteurs de bruit et les empêcheurs de circuler en rond sur les trottoirs; la subvention que vous avez accordée, en 2010, à l’association Marais Upper Street (sic !), dont le président n’est autre que le gérant de La Perle, pour qu’elle affuble la rue Vieille-du-Temple d’une décoration de Noël qui a plongé celle-ci dans l’obscurité; la «piétonisation» le dimanche d’une portion de cette même rue Vieille-du-Temple et de la rue des Francs-Bourgeois qui les ont transformées en souk, non sans priver les résidents de l’un des rares moyens de transport public qui traversent le quartier, à savoir la ligne du 29 qui dessert pourtant deux gares et qui est particulièrement utile aux familles, aux personnes âgées, aux voyageurs. Sans être un partisan forcené de la Slow City – l’équivalent urbanistique du Slow Food – on peut légitimement s’opposer à ces options.
Pour ma part, mes préférences politiques me feront voter dès le premier tour pour François Hollande, lors des présidentielles, et pour Seybah Dagoma, dont vous serez le suppléant, lors des législatives. Mais je m’interroge sur mon suffrage lors des prochaines municipales et suis contraint d’envisager de le confier à d’autres forces progressistes que celle dont vous porterez les couleurs à l’échelle de l’arrondissement. A juste titre, vous rappelez que vous avez été élu maire du IIIe grâce à la bataille que vous avez menée contre la fermeture du marché des Enfants-Rouges, décidée par votre prédécesseur. Il serait dommage que vous soyez battu à cause de l’extension aberrante du Musée Picasso, que vous avez favorisée. Ne vous enfermez pas dans cette folie, et ouvrez le débat et la consultation publics dont vous nous avez jusqu’à présent privés.
En espérant que vous entendrez ma requête, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, l’expression de ma considération la plus distinguée.
Jean-François Bayart
(1) Une enquête a établi que les Français classaient les nuisances sonores parmi leurs premières préoccupations : Plana Radenovic, « Les Français ne supportent plus le bruit des voisins », Le Monde, 29-30 août 2010, p. 21.
(4) Je me permets de renvoyer à http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-francois-bayart/250610/lespace-public-privatise et à http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-francois-bayart/121110/les-campements-du-marais
(5) Le Monde, 27 juillet 2011, 9 août 2011 et 19 janvier 2012.
(6) Voir par exemple, au sujet de New York, International Herald Tribune, 31 janvier 2012, p. 18.
(7) Le Monde, 23 juin 2010.
(8) Le Monde, 27 janvier 2012.
(9) Le Monde, 8 février 2011, p. 20.
(10) Ibid ; Libération, 16 février 2012 et 24-25 mars 2012.
(11) Il a fallu attendre l’édition de janvier 2012 de le 3roisième, alors que les travaux battaient déjà leur plein, pour que le public soit partiellement informé de ce projet, dans des termes très iréniques.