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Billet de blog 6 mai 2024

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Sur leurs « ramblas », Anne Hidalgo et François Vauglin encagent les enfants

Ce lundi 5 mai, les ouvriers de la mairie commenceront à démonter les belles grilles ouvragées qui entourent le square May-Picqueray, au carrefour des boulevards Richard-Lenoir et Voltaire. Première étape de la réalisation des « ramblas » du 11e arrondissement que la Mairie de Paris s’acharne à faire passer en force, nonobstant l’opposition farouche des riverains. La nouvelle bataille aura lieu dans les tout prochains jours, peut-être dès ce lundi.

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Illustration 1

Regardez bien cette photo. Les piquets encerclent les jeux d’enfants. Lorsque des grillages y seront posés, vraisemblablement ce lundi matin 5 mai, les ouvriers de la mairie commenceront à démonter les belles grilles ouvragées qui entourent le square May-Picqueray, au carrefour des boulevards Richard-Lenoir et Voltaire, en face du Bataclan. Première étape de la réalisation des « ramblas » du 11e arrondissement que la Mairie de Paris s’acharne à faire passer en force, nonobstant l’opposition farouche des riverains et des commerçants, pour assurer la « continuité piétonne et végétale » de la Bastille à Stalingrad.

Le symbole est puissant. Pour faciliter la déambulation des touristes et des fêtards de la Bastille à Stalingrad, via l’incontournable spot d’Oberkampf, Anne Hidalgo et François Vauglin, le maire du 11e arrondissement, entendent mettre en cage les enfants qui jusqu’à présent disposent d’un vaste square protégé  par des grilles, que l’on peut deviner sur la photo, au-delà de l’aire de jeux.

« La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force », écrivait Orwell dans 1984. Et en effet la langue de la maire de Paris est toute orwellienne. La cage, c’est la liberté.

Anne Hidalgo ne cesse d’invoquer la « démocratie participative ». Dans les faits elle a concocté ce projet tout personnel de « ramblas » dans le secret de cabinets d’étude, sans ouverture de concours, sans même y associer véritablement le reste de sa majorité municipale. Elle a systématiquement contourné les conseils de quartier dans sa décision, son élaboration, son évaluation, sa mise en œuvre.

Elle n’a jamais rendu publique la moindre étude préliminaire. Elle s’est refusée à organiser un référendum local sur le fond et s’est contentée d’une enquête dont le questionnaire ne portait que sur des points de détail, souvent ridicules (par exemple la hauteur de la végétation de part et d’autre de la statue de la Grisette !). Elle a fait grand cas de cette consultation en trompe l’oeil alors que seules quelque 600 personnes (sur 16 951 électeurs inscrits dans les bureaux de vote du secteur, pour environ 24 000 résidents) y ont répondu, – sans que l’on puisse préjuger de leur approbation ou de leur éventuelle opposition au projet – mais elle ignore superbement les 6 200 signataires de la pétition récusant la pertinence de celui-ci.

Elle n’est jamais entrée elle-même en matière, à l’occasion des rares réunions d’information des citoyens (et non de vraie concertation), pour affronter les objections soulevées, réunions auxquelles elle s’est d’ailleurs abstenue de participer. Elle ne s’est ainsi jamais exposée, laissant le maire du 11e arrondissement, François Vauglin, prendre les coups.

Si l’on en juge par la réunion tenue à la mairie d’arrondissement le 7 février, au cours de laquelle ont fusé critiques et protestations sans qu’aucune voix favorable ne s’élève de l’assemblée des présents et sans que ne soient apportées d’autres réponses que des éléments de novlangue technocratique, complètement hors sol, François Vauglin a la peau dure. Car il a déposé à la Direction Régionale et Interdépartementale de l'Environnement, de l'aménagement et des transports d'Ile-de-France (DRIEAT), en catimini, le 6 février, soit la veille de la réunion de restitution du questionnaire, le 7 février, la demande d’examen du dossier.

Celui-ci ne tient aucun compte des réponses des citoyens-gogos au fameux questionnaire. Il reprend à l’identique le projet initial, y compris la « suppression de toutes les clôtures » de la rue du Faubourg-du-Temple à la rue Saint-Sabin, dont le réaménagement du square May-Picqueray est la première étape, avant la pause des Jeux Olympiques. Sans doute de manière à rendre irréversible la poursuite de l’entreprise iconoclaste en créant un premier fait accompli, à la faveur des ponts du mois de mai, peu propices à la mobilisation citoyenne. Comble du mépris, la municipalité n’a pas jugé utile de communiquer aux conseils de quartier et aux associations parties prenantes la demande déposée à la DRIEAT, pas plus qu’elle n’a partagé avec ceux-ci les études préalables – si elles existent – ou les informations techniques. Elle ne fait même pas figurer les boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir dans la liste des quartiers concernés par des travaux de réaménagement, publiée en avril.

Pour justifier ces mauvaises manières démocratiques M. Vauglin continue à se réfugier derrière un programme que les électeurs auraient approuvé lors des municipales de 2020. Nouveau mensonge-vérité : ledit programme ne mentionnait que la création d’ « une vraie promenade plantée sur le boulevard Richard-Lenoir valorisant le canal, en concertation avec les riverains » (sic), rien n’étant dit au demeurant du boulevard Jules-Ferry, et ledit projet contredit d’autres engagements dudit programme en matière de « chantiers exemplaires qui favorisent la réhabilitation et le réemploi à la démolition » et de préservation des « paysages de rue » du 11e arrondissement.

Il est vrai que la Mairie de Paris récuse désormais la notion de « ramblas », soudain consciente de son effet répulsif. Un mensonge-vérité supplémentaire, car c’est bien sous cet intitulé « création de ramblas sur les boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry » que le projet apparaît sur le document du budget supplémentaire 2022 soumis au Conseil de Paris.

En réalité, ce déni cherche surtout à saucissonner  la réalisation d’un projet de promenade conçu comme un ensemble, dans le but de contourner les obligations légales d’enquêtes publiques et d’expertises que nécessiterait celui-ci au regard du code de l’urbanisme et du code de l’environnement. Les travaux sur le point d’être engagés square May-Picqueray constituent une nouvelle preuve de cette stratégie trompeuse. Quand l’ignorance c’est la force…

L’un des points les plus contestables du projet de « ramblas », et notamment de la destruction des grilles des squares qu’il implique, a trait à la défense de l’environnement et au respect de la biodiversité dont se gargarise pourtant la Mairie de Paris. Certes, de nouveaux arbres sont promis. Mais également des « prairies » (sic) en lieu et place des haies, dont la contribution en la matière serait nulle et qui seraient vite transformées en champs de boue, comme on peut le constater dans différents squares réaménagés de la Ville de Paris, du fait de leur sur-fréquentation et faute de repos nocturne de la végétation.

En outre, il est paradoxal de voir la Mairie de Paris, éprise d’écologie, participer à la destruction annuelle de 23 500 kilomètres de haies dans notre pays, au grand dam de France Nature Environnement, en sacrifiant celles, quarantenaires, des boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir. Les habitants du 11e arrondissement sont attachés à leurs squares parce que ceux-ci leur permettent de se mettre à l’écart de la circulation automobile et des passages incessants de piétons et de deux-roues pour se rassembler. Car tel est l’apport civilisationnel majeur de la haie, ainsi que le démontre l’essai de Sonia Feerchak, Eloge de la haie (Philosophie magazine éditeur, 208 pages, 19,50 euros). Anne Hidalgo rêvait de « forêts urbaines » ( !). Qu’elle se contente de respecter le bocage parisien qu’elle éradique, avec un certain acharnement, de square en square, de jardin public en jardin public.

Mais, fait valoir la Mairie de Paris, il s’agit de lutter contre les « mésusages » des squares des boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir. Que faut-il entendre par-là ?

Sans doute la présence de SDF que l’on entend chasser à la périphérie de Paris pour accélérer la gentrification du centre. Ce serait bien dans l’air du temps, et congruent avec le reste de la politique municipale, si favorable à l’industrie du luxe. Peut-être même cela annonce-t-il la commercialisation de cet espace vert par sa mise en concession grâce à l’extension des terrasses au profit de débits de boisson ou de restaurants – à l’instar de ce qui s’est produit au Carreau-du-Temple, sur les Champs-Elysées et un peu partout dans Paris – et par sa location à l’industrie de l’événementiel – comme sur le Champ-de-Mars. Derrière la langue mielleuse des promoteurs des « ramblas » du 11e arrondissement on retrouve les visées du « nouveau municipalisme citoyenniste » (New Citizenist Municipalism) qui a procédé à de véritables « urbanicides », par purification sociale, et ravagé nombre de villes, à commencer par Barcelone, la grande référence d’Anne Hidalgo[1].

Les précédents du Marais et du canal Saint-Martin sont sans appel : la transformation d’un quartier en spot de fêtards conduit à sa transformation sociologique sans retour, par exclusion des classes populaires et moyennes, et à des « mésusages » de masse que l’on ne qualifie pas comme tels parce qu’ils sont argentés. Ce sont bel et bien le rétablissement de la fermeture nocturne du square du boulevard Jules-Ferry et son gardiennage qui ont permis le départ du quartier des dealers fauteurs de troubles. Ceux-ci attendent avec impatience la destruction des squares et l’ouverture des « ramblas » pour revenir faire fructifier leurs affaires avec les bobos de la Bastille, d’Oberkampf et du canal Saint-Martin.

Un autre mensonge-vérité de la Mairie de Paris consiste à arguer de la « sécurité » – inévitable gris-gris des temps modernes – pour justifier la destruction des squares dont l’espace serait ainsi rendu plus aisé à surveiller par les patrouilles de police. La vraie vérité est que Bertrand Delanoë, qui était favorable à l’ouverture des jardins publics la nuit, a dû faire marche arrière sous l’évidence de la multiplication des incivilités.

En revanche, la suppression des grilles exposerait les enfants aux dangers de la circulation dès qu’ils sortiraient de leur cage. La « continuité piétonne et végétale » que l’on nous annonce permettra surtout la circulation illégale et à grande vitesse des vélos, des trottinettes et autres engins d’une « mobilité » qui n’a rien de « doux » pour les bipèdes que nous sommes, et qui s’est affranchie de tout respect de la réglementation, à la faveur de l’indifférence ou de l’impuissance des pouvoirs publics. Aucune leçon n’est tirée du précédent du jardin Truillot qu’empruntent sans vergogne les deux roues… y compris, parfois, ceux de la police municipale !

Par ailleurs les squares sont actuellement fermés par sécurité en cas de vents violents ou d’orage, pour éviter que des passants ne soient blessés, voire tués, par des chutes de branche ou par la foudre. Tel ne pourrait plus être le cas sur les « ramblas ». Est-ce bien raisonnable alors que les événements climatiques extrêmes semblent devoir se multiplier du fait du réchauffement climatique ?

Enfin l’argumentaire municipal nous assène un ultime mensonge-vérité. La cause est entendue : il faut « apaiser » ces boulevards. Paisibles, ceux-ci le sont pourtant, sauf à considérer que les « ramblas » auraient pu « apaiser » les tueurs de Charlies Hebdo ou du Bataclan. La circulation sur la chaussée est fluide, les squares sont tranquilles, la piste cyclable est loin d’être saturée bien qu’elle soit sans doute un peu étroite, des places de stationnement y sont aisément trouvables pour le bonheur des résidents et des commerces de semi gros, les nuisances sonores sont très faibles – hormis bien sûr les jours de manifestation, mais celles-ci sont très rares sur les boulevards concernés, sans doute parce que les squares rendent difficiles le déploiement des cortèges et celui des forces de l’ordre.

Cette promesse d’ « apaisement » est littéralement orwellienne, venant d’une municipalité qui a provoqué le chaos de la place de la Bastille et du Marais et rendu invivable la place de la République. La piétonisation rampante du quartier, par la transformation des deux boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir en « vélo-rues », qui doit aller de pair avec les « ramblas », congestionnerait les voies adjacentes et nuirait à la circulation des bus, comme cela se produit déjà boulevard Beaumarchais. En particulier la fermeture du boulevard Richard-Lenoir de la rue du Chemin-Vert à la place de la Bastille ne ferait que déplacer vers le nord le problème auquel est confronté ce tronçon de la chaussée. L’aménagement de la place de la Bastille, et notamment le détournement de la circulation nord-sud du boulevard Richard-Lenoir vers le boulevard Beaumarchais, à l’entrée de la place de la Bastille, empêche l’écoulement des véhicules venant du boulevard Voltaire ou de la rue du Chemin-Vert. Si le « boulevard-vélo » devait être réalisé le bouchon se formerait en amont, ajoutant de la confusion à la confusion

Tout cela au double prix du remplacement des activités économiques actuelles par les commerces du tourisme de masse et de la progression de la location saisonnière au détriment du logement résidentiel. Décidément, à la Mairie de Paris et à celle du 11e arrondissement, « la guerre c'est la paix » ! Or, comme chacun le sait, la guerre coûte cher. En l’occurrence quelque vingt millions d’euros. Les électeurs du 11e arrondissement ne sont pas masochistes au point d’accepter de bon cœur cette gabegie qui s’ajouterait à la « douloureuse » des Jeux Olympiques – dont le montant reste à découvrir –, à l’augmentation faramineuse de la taxe foncière, à la pression de l’inflation et aux dépenses obligatoires que supposera la mise aux normes des logements. Ils continueront donc de s’opposer à la mise en œuvre de ce projet funeste.

La nouvelle bataille aura lieu dans les tout prochains jours, peut-être dès ce lundi. L’association Sauvons Jules & Richard a introduit un recours suspensif contre les travaux annoncés square May-Picqueray. De jure ceux-ci, s’ils devaient être entrepris cette semaine, seraient donc illicites. Les entreprises et les ouvriers eux-mêmes doivent savoir qu’ils engageraient leur responsabilité individuelle s’ils ne tenaient pas compte de cette procédure qui les oblige à l’inaction. A bon entendeur…

[1] Manuel Delgado-Ruiz, « The ideology of public space and the new urban hygienism : tactical urbanism in times of pandemic » in Fernando Carrión Mena, Paulina Cepela Pico, eds, Urbicide. The Death of the City, Cham, Springer, 2023, pp. 127-144 ; https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/110923/les-ramblas-d-anne-hidalgo-symptome-parmi-d-autres-du-bonapartisme-municipal

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