Sur le point de partir en vacances – et le calendrier n’est certainement pas le fruit du hasard – habitants et commerçants du XIe arrondissement de Paris découvrent ahuris que les travaux de transformation radicale de l’axe Bastille-Stalingrad sont sur le point de débuter. De premières réunions de chantier sont en train d’avoir lieu. Et l’arrachage des belles grilles clôturant les squares du terre-plein central doit survenir dès septembre. Ces travaux vont radicalement bouleverser la vie quotidienne et économique du quartier. Or, ses habitants n’ont jamais rien demandé et n’ont pas été consultés.
Le projet est porté par Anne Hidalgo, elle-même élue du XIe, et qui est sans doute soucieuse de laisser sa marque de bâtisseuse à l’échelle de la capitale, faute d’avoir pu le faire à celle de la République. Mais n’est pas Haussmann qui veut, et d’ailleurs celui-ci n’a pu remodeler Paris qu’à l’ombre d’un pouvoir autoritaire, celui du Second Empire, au prix d’une prévarication effrénée.
La Mairie de Paris semble être tenue à l’écart, ou être peu au courant, de ce chantier qui manifestement est celui de la première magistrate municipale elle-même, et que met en oeuvre sur le terrain la mairie d’arrondissement du XIe.
Celle du Xe s’en est désengagée, estimant qu’elle avait déjà suffisamment d’ennuis avec la gestion au quotidien du canal Saint-Martin et sentant l’opposition des habitants et commerçants du quartier.
Au sein de la majorité municipale les Verts sont divisés, comme il se doit : David Belliard en serait un partisan farouche car il a tendance à donner une priorité absolue à l’élimination de la voiture de Paris ; d’autres élus écologistes se préoccupent de l’impact environnemental et social du bouleversement.
Pour comprendre l’inquiétude ou la colère des habitants et commerçants du XIe arrondissement il faut savoir que leur avis n’a jamais été recueilli en amont de la conception de ce programme. Aucune consultation quant à leur degré d’(in)satisfaction de l’aménagement actuel n’a été organisée. Aucune enquête d’opinion, aucune étude préalable n’a été effectuée – ou, en tout cas, n’a été communiquée au public et aux conseils de quartier. Les propositions d’amélioration de l’existant, à bien moindre coût, faites en juin 2022 par le conseil de quartier Bastille-Popincourt, sont restées sans réponses. Ce qu’Anne Hidalgo veut…
Plus grave encore, aucune enquête publique préalable n’a été ouverte, que rend pourtant obligatoire le code de l’urbanisme pour un projet aussi important, par son emprise, ses conséquences et son coût (de 6 à, dit-on, 15 millions d’euros). La Commission du Vieux Paris ne paraît pas non plus avoir été saisie alors que les travaux programmés porteraient atteinte au patrimoine historique de la ville, tant matériel qu’immatériel (les squares du boulevard Richard-Lenoir, avec leurs grilles ouvragées et leurs passerelles, apparaissent dans nombre d’œuvres cinématographiques et photographiques).
Enfin, aucun concours en bonne et due forme n’a été ouvert pour qu’un jury puisse départager des projets concurrents, comme cela s’était fait dans les années 1990 lors du réaménagement des squares des années 1920 du boulevard Richard-Lenoir.
Bref, tout s’est décidé et continue de se décider dans le secret du cabinet de la Maire de Paris et des bureaux d’étude, la mairie du XIe arrondissement fournissant les petites mains de ce passage en force. Les deux réunions d’information qu’elle a organisées dans la semaine du 26 juin ont été un modèle du genre : élus passablement arrogants ; interventions purement techniques des représentants des bureaux d’étude ou des services de la Ville de Paris ; refus de répondre aux questions du public dès que celles-ci devenaient gênantes ; tronçonnage de la discussion par boulevard concerné (Jules-Ferry le lundi et Richard-Lenoir le mercredi), par thématique (que les espaces verts, et pas la voirie) et par date de tranches de réalisation (n’ont été évoqués que les travaux de 2023), pour éviter la prise en considération de l’économie d’ensemble du projet alors même que celui-ci s’affiche comme un tout, de Bastille à Stalingrad .
Diviser pour mieux régner
La première tactique d’Anne Hidalgo, pour passer en force, est en effet de saucissonner la présentation et la réalisation de ce qui se veut pourtant une « continuité piétonne et végétale ».
Le terme de ramblas est désormais délaissé par les élus partisans du projet, sans doute parce qu’ils sont soudain conscients de son incongruité et du danger qu’il y a à se revendiquer de ce qui est devenu une affliction urbanistique, les fameux ramblas de Barcelone.
« Avez vous regardé le projet de la ville ? Il est accessible ici : https://mairie11.paris.fr/pages/prenez-part-a-la-reunion-publique-relative-au-reamenagement-des-boulevards-jules-ferry-et-richard-lenoir-23674
Nulle part n'y figure le terme de Rambla », objecte ainsi un certain Cyrille Hanappe, lecteur de mon dernier papier sur le sujet https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/260623/le-xie-arrondissement-de-paris-t-il-besoin-de-ramblas
Sauf que c’est bel et bien sous cet intitulé « création de ramblas sur les boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry » que le projet apparaît sur le document du budget supplémentaire 2022 soumis au Conseil de Paris, à hauteur de 6 millions d’euros.
Dans le même esprit de dilution du problème et de sa nécessaire discussion publique, la réalisation des ramblas du XIe arrondissement est programmée par tranches : septembre 2023 pour la section du boulevard Jules-Ferry, plus tard pour la section du boulevard Richard-Lenoir, sans que l’on sache trop à quand est fixé ce plus tard (dès 2023 pour l’arrachage des grilles ? après les Jeux Olympiques ? pendant la prochaine mandature ?).
En conséquence l’information des habitants – à défaut de leur consultation – est à son tour saucissonnée. Quant à la mairie du Xe arrondissement, elle a donc compris le piège et pris la poudre d’escampette. Quelle est la logique de ce hachage d’un programme qui se veut cohérent, sinon de le protéger de tout véritable débat public ?
La « démocratie » au service de la verticale du pouvoir municipal
La deuxième tactique d’Anne Hidalgo et de ses représentants dans l’arrondissement est d’arguer de la légitimité démocratique : le projet figurait sur le programme de la majorité municipale qui a été reconduite en 2020, donc circulez, il n’y a plus rien à dire ni à voter.
Il est curieux de voir des élu(e)s de gauche reprendre la même argumentation qu’Emmanuel Macron au sujet de la réforme des retraites. Dans des conditions d’ailleurs assez similaires. Après tout Anne Hidalgo a été réélue maire en 2020 dans des circonstances très particulières – celles de la pandémie, qui a empêché toute campagne digne de ce nom – et sur une promesse mensongère – celle de se dévouer à son nouveau mandat, alors que ses électeurs, sans le savoir, se sont en réalité prononcés sur la primaire du Parti socialiste puisqu’Anne Hidalgo a immédiatement utilisé sa victoire municipale comme tremplin pour sa candidature à l’élection présidentielle.
En outre, ce succès a été en trompe l’œil, du fait d’une abstention record. On ne peut dire que les élections présidentielles aient ensuite conforté la légitimité locale d’Anne Hidalgo : elle a obtenu moins de 5% des suffrages exprimés dans sa propre ville. La dignité eût voulu qu’elle démissionne – et la remarque vaut aussi pour Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France. Rien ne les y obligeait, en droit, mais que reste-t-il de leur autorité politique après une telle déconvenue démocratique ?
Quoi qu’il en soit, cette ligne de défense est surréaliste pour qui enseigne en Suisse et connaît un peu ce pays. Les élus, tout élus qu’ils soient, ne manquent pas de soumettre à votation tout projet conséquent, fût-il annoncé dans leur programme. Et s’ils estiment pouvoir s’en exonérer la patrouille démocratique les rattrape vite, sous la forme d’un référendum d’initiative populaire. C’est ainsi que le projet de rénovation du musée des Beaux-Arts de Genève a été retoqué par l’électorat. A Paris les habitants n’ont pas eu leur mot à dire sur les J.O. qui ravagent leur ville et leurs finances. Cherchez l’erreur…
Le problème, c’est que cette forme de démocratie représentative est de moins en moins acceptée par les Français comme l’illustrent la montée de l’abstention, le nombre croissant de citoyens qui ne s’inscrivent pas sur les listes électorales et l’irruption de nouvelles formes de contestation, éventuellement violentes. L’infantilisation des citoyens à laquelle se livre la mairie du XIe arrondissement n’est plus tolérable. Ces derniers ont le droit de savoir et de se prononcer. Ils ne peuvent se contenter de la condescendance habituelle des édiles sur le mode du « On fait tout cela pour votre bien, vous comprendrez plus tard ».
Autrement dit, seule l’organisation d’un référendum local – parfaitement légale d’un point de vue constitutionnel – permettrait l’ouverture d’une authentique mise en débat public des ramblas du XIe arrondissement, au prix de l’information des électeurs. En effet le projet les concerne au premier chef, ce que ne doit pas dissimuler l’invocation vaporeuse de l’environnement, de la « ville du quart d’heure », des « mobilités douces », de la « Fête » ou de l’ « attractivité » de Paris. Tous ces bons sentiments, et même certaines de ces nécessités ne valent qu’au concret, étant entendu que souvent le diable se niche dans les détails.
Des ramblas en contradiction avec le nouveau PLU
Or, le projet, tel qu’il est présenté, et même sans doute dans sa quintessence, est en contradiction avec le nouveau Plan local d’urbanisme que la majorité municipale vient de faire adopter, non sans courage politique, et il risque fort d’aggraver les atteintes à la tranquillité publique et à la santé publique dont souffrent les Parisiens en général, les habitants du XIe arrondissement en particulier, nonobstant ses intentions affichées :
- Sur le plan de l’environnement la destruction des haies trentenaires, qui s’entremêlent avec la ferronnerie des grilles ouvragées, sur les côtés de l’enfilade des squares du terre-plein central, et qui abritent nombre d’espèces animales et de variétés végétales – où sont d’ailleurs les études préalables ? – est hautement dommageable à la biodiversité. Il est promis des pelouses. Celles-ci, de ce point de vue, ne sont d’aucun intérêt, sans compter qu’elles seront vite pelées du fait de leur sur-fréquentation.
- En outre, l’ouverture, jour et nuit, des squares, dépourvus de leurs clôtures afin de faciliter leur surveillance policière – telle fut l’une des seules informations distillées lors des réunions à la mairie du XIe arrondissement – ne permettra pas le repos nocturne de la végétation.
- Contrairement à ce qui est promis, le gain en termes de végétalisation est plus que douteux – les précédents réaménagements des places et des squares parisiens depuis quelques années ne laissent guère d’espoir à ce propos – et l’aménagement de la « continuité piétonne » au centre du terre-plein se traduira par un surcroît de minéralisation ou de goudronnage, sur le modèle, précisément, des ramblas de Barcelone.
- La « continuité piétonne » mettra en péril la sécurité des piétons car elle sera inévitablement investie par les vélos et les trottinettes dont se préoccupe Anne Hidalgo, bien tardivement, en promulguant un « code de la rue » et ses « douze règles essentielles », qualifiées ironiquement de « commandements » par la presse (Libération, 29 juin 2023) et dont tout donne à penser qu’ils ne seront pas mieux respectés que ceux de Yahvé. Le précédent du square Trouillot, que sillonnent en toute impunité les deux roues au péril des passants qui l’empruntent et des enfants qui y jouent, devrait servir de leçon. La transformation du boulevard Jules-Ferry en « vélo rue » présentera les mêmes dangers.
- La destruction des clôtures rendra problématique la surveillance des enfants dans un espace désormais ouvert sur la circulation des deux roues et des voitures des boulevards, même si des grillages ( !) sont prévus autour des jeux.
- La piétonisation partielle ou les restrictions apportées à la circulation automobile perturbera celle de plusieurs lignes d’autobus que l’engorgement du boulevard Beaumarchais, à la suite du réaménagement catastrophique de la place de la Bastille, pénalise déjà lourdement. A terme c’est le maintien de ces lignes qui sera remis en cause, comme le suggère le dépérissement de la ligne 29 dont l’opération de piétonisation « Paris respire » détourne le trafic les week-ends en en privant le quartier du Marais, déjà très mal desservi par les transports en commun. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de la politique de la municipalité que de supprimer des couloirs de bus créés par Bertrand Delanoë et de privilégier les deux-roues individuels par rapport aux transports publics…
- Ces transformations du plan de circulation des boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry engendreront des bouchons et donc de la pollution pour les riverains. Là aussi aucune leçon n’est retenue du désastre du boulevard Beaumarchais qui est voué à s’étendre au bas du boulevard Richard-Lenoir, aujourd’hui très fluide jusqu’à la rue du Pasteur Wagner, et à la rue du Chemin-vert, vers laquelle seront détournées les voitures en direction du… boulevard Beaumarchais, déjà engorgé.
- Elles évinceront progressivement les artisans et les commerces, notamment de demi-gros, que remplaceront des débits de boisson, forts de leur rentabilité sans égal et de l’impunité que leur accordent la Mairie de Paris et la Préfecture de Police, et elles se solderont par les nuisances qu’endurent déjà les habitants des quartiers voués à la « Fête » et au tourisme de masse : bruit, saleté, encombrements humains, épanchement d’urine sur la voie publique, prolifération des rats. Le modèle choisi des ramblas est à lui seul tout un programme.
- Enfin il n’y a rien de « sobre » ni d’ « écologique » à détruire des équipements vieux d’une trentaine d’années qui sont loin d’être saturés – en particulier les pistes cyclables à sens unique de part et d’autre du terre-plein central, comme le prouve leur observation quotidienne – et qui pourraient être réhabilités à bien moindres frais.
Derrière une écologie cosmétique, un projet politique de gentrification bobo
Qu’Anne Hidalgo en soit ou non consciente, son projet de ramblas conduira à une mutation sociologique majeure du XIe arrondissement. De quartier sinon populaire du moins socialement mélangé, celui-ci se transformera progressivement en zone de divertissement dit « festif », pour le plus grand bonheur des hipsters et des easy clubbers coutumiers du binge drinking (boire autant que possible pour être ivre le plus vite possible – l’équivalent éthylique de la « défonce »). La dégradation du cadre de vie, ne serait-ce qu’en termes de bruit et d’hygiène, l’augmentation des prix de la consommation courante et des loyers, le basculement du parc locatif vers le secteur hautement lucratif de la location saisonnière du type Airbnb se traduiront par l’éviction de ses habitants les plus modestes et des familles, et donc par la fermeture à terme des services publics, à commencer par celle des écoles.
Nulle politique fiction dans cette sombre prédiction. C’est ce qu’ont déjà connu plusieurs quartiers de Paris Centre qui ne cessent de perdre leurs habitants. Depuis deux siècles l’histoire de Paris est d’ailleurs coutumière de ces basculements qui ont progressivement chassé les classes populaires de sa partie occidentale, puis méridionale, avec l’embourgeoisement des XVe et XIVe arrondissements lors des Trente Glorieuses.
La « boboification » du XIe arrondissement, que nous promet le projet des ramblas, serait un pas de plus, décisif, dans la « purification sociale » de la capitale et la relégation de ses classes moyennes et populaires dans les banlieues les plus proches, elles-mêmes en voie de gentrification, à l’instar de Montreuil. L’ultime inconséquence de la gauche parisienne aura été de favoriser ce processus d’embourgeoisement quand bien même elle s’emploie à développer l’habitat social.
Néanmoins, dans le XIe arrondissement, la résistance s’organise et la bronca contre les ramblas d’Anne Hidalgo monte en puissance. Non pour des raisons politiciennes ou par « anti-hidalgoisme » primaire, mais tout simplement parce que les habitants refusent ce mégaprojet hors sol et coûteux auquel ils n’ont jamais été associés et dans lequel ils ne se reconnaissent pas.
Que les élu(e)s ne s’y trompent pas, pourtant ! Derrière cette bronca montante il y a aussi la récusation d’un exercice bureaucratique et autoritaire du pouvoir qui est de plus en plus mal supporté par une population mieux éduquée qu’auparavant. Les Parisiens ne se satisfont plus du jeu de bonneteau municipal qu’autorisent le feuilletage institutionnel de la Mairie de Paris et des mairies d’arrondissement et le trompe l’œil de la démocratie faussement qualifiée de « participative ».
Si les institutions politiques de la Ve République sont en crise notoire, celles de la démocratie locale ne se portent pas beaucoup mieux. Les attaques injustifiables dont les maires sont les cibles dans l’ensemble du pays sont les symptômes du mal profond qui ronge cette dernière. La superposition et les chevauchements des compétences des mairies d’arrondissement, de la Mairie de Paris, de la Préfecture de Police et, pour faire bonne mesure, de la région Ile-de-France sont le pendant métropolitain de l’intercommunalité dans les campagnes. Plus personne ne peut plus suivre le cheminement des décisions livrées clefs en main par des bureaux d’étude et qui deviennent opaques, arbitraires, purement technocratiques. Ce sont aussi ces questions que soulève l’utopie malfaisante des ramblas du XIe arrondissement.
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