Cécile, la maraîchère du marché des Vans, en Ardèche, chez laquelle je me fournis, m’a fait remarquer que je n’avais guère écrit sur mon blog, ces derniers temps. Je pourrais me contenter d’explications faciles, et néanmoins justes : un calendrier universitaire particulièrement chronophage en ce début d’année, la correction des épreuves des quelque 700 pages de mon dernier livre et l’accompagnement de sa parution.
Mais sans doute la vraie raison de mon silence est-elle autre. Celui-ci trouve son origine dans le sentiment d’accablement que j’éprouve devant la réduction du débat politique en France à l’affrontement en trompe-l’oeil entre les thèses identitaristes de l’extrême-droite et l’idéologie néolibérale d’une nation réduite au statut de start-up par les macronistes.
Dans mon ouvrage j’essaie précisément de montrer comment ces deux répertoires, apparemment antagoniques, font en réalité système et constituent, au moins depuis deux siècles, une synergie à l’échelle du globe. Les résultats du premier tour consacrent son triomphe « national-libéral » dans l’Hexagone. Et tant que la gauche ne comprendra pas la triangulation entre l’intégration croissante du monde, l’universalisation de l’Etat-nation comme forme légitime de souveraineté et la généralisation de l’identitarisme comme idéologie paradoxale de la globalisation, elle ne sera pas en mesure de proposer une offre politique cohérente et neuve. Nous resterons ballotés entre deux ennemis complémentaires qui nous rejetteront l’un vers l’autre, comme dans ce mauvais jeu d’enfant : l’identitarisme nationaliste et culturaliste dont le lot est la guerre et la violence de la purification ethno-religieuse des sociétés ; l’accumulation primitive de capital au prix de l’accroissement des inégalités sociales et de la destruction de la planète qu’elle prétend unifier au nom du libre-échange. La religion de l’un est le roman national, celle de l’autre le marché. L’une et l’autre s’entendent pour produire de l’inégalité, en veux-tu en voilà : ethnique, culturelle, économique, éducative, de genre, d’âge, etc.
De livre en livre, d’article en article, de chronique en chronique, je me suis échiné, comme nombre de collègues chercheurs ou enseignants, à dissiper les faux-semblants qui ont parasité l’espace public français depuis quarante ans et ont substitué les dangers fantasmatiques de l’immigration, de l’islam, du « wokisme » aux enjeux autrement plus importants de l’environnement, de l’emploi, de l’inégalité, de l’exclusion, de la destruction méthodique des libertés, de la privatisation de l’Etat, de la perpétuation de l’interventionnisme militaire à l’extérieur de nos frontières.
Tout cela pour cela ? La présence indécente dans l’élection présidentielle d’un débatteur de télévision inculte qui prend le pays en otage de sa névrose personnelle, et que l’on prend en retour pour un intellectuel de vraie volée à qui nul journaliste n’ose demander : « En matière d’islam, quelles sont vos sources, M. Zemmour ? Votre bibliographie ? Votre travail de terrain ? »
Un Président-candidat qui se dérobe à la campagne électorale du premier tour sous prétexte de guerre d’Ukraine, préférant les monologues et les mensonges téléphoniques de Vladimir Poutine à l’échange avec l’électorat français, qui prétend pour la cinquième fois peut-être de son mandat « avoir changé », et qui néanmoins défend toujours le même programme McKinsey-compatible nonobstant les conséquences visibles à l’œil nu de l’effondrement des services publics de la justice, de la santé, de l’enseignement secondaire et supérieur, des transports ferroviaires, de La Poste, du réseau routier, et du pillage de plus en plus patent de l’Etat par le secteur privé sous couvert de « partenariats » avec la puissance publique, aussi coûteux qu’inefficaces.
La cheffe d’une petite entreprise familiale, Le Pen & Cie, qui pour la troisième fois procède à la captation de l’alternance en faisant accéder au second tour de l’élection présidentielle un projet d’Etat autoritaire et nationaliste, anticonstitutionnel au regard du Préambule de la Constitution des IVe et Ve Républiques, condamnant la France à l’exclusion de l’Union européenne, et la transformant en tête-de-pont de la Russie.
Une gauche vautrée dans ses divisions et ses egos dont une fraction notable a nourri la révolution conservatrice au nom de la défense d’une laïcité érigée en religion nationale, aux antipodes de la loi de Séparation de 1905 et pour le plus grand profit de l’extrême-droite et de l’extrême-centre macronien.
Il faut avoir la plume bien accrochée pour continuer à écrire au fil de la progression de la bêtise identitaire quand on a bataillé en vain contre elle pendant quatre décennies, avec pour seul résultat la crétinerie électorale de la partie de l’échiquier politique dont on aurait pu espérer qu’elle oppose la conscience historique à la rétraction nationaliste.
Pourtant je la reprends, cette plume, sous l’aiguillon de Cécile, et à la lumière de deux faits nouveaux qu’a révélés le premier tour de la consultation présidentielle : à savoir, la possibilité d’une victoire de Marine Le Pen dimanche prochain, et la percée de Jean-Luc Mélenchon qui a confirmé l’existence d’un électorat de gauche unitaire, capable d’imposer aux états-majors partisans, par le bas, un vote utile et stratège.
Depuis trois ans je me disais qu’en aucun cas je ne voterais Manuel Macrorban en 2022 : Manuel pour Valls, dans la mesure où ce dernier a joué un rôle dévastateur dans la conversion du Parti socialiste à l’identitarisme laïcard et anti-wokiste et dans la destruction des libertés publiques, avant de trahir son camp et de se rallier aux « Marcheurs » ; Macrorban par référence à Viktor Orban, dans la mesure où, comme celui-ci, Macron a appliqué le programme de l’extrême-droite pour l’empêcher d’accéder au pouvoir, ainsi que l’atteste le cynisme de sa politique anti-migratoire – une convergence de stratégie que ne peut dissimuler le tour de passe-passe du locataire de l’Elysée, maître en bonneteau et prompt à dénoncer le « populisme » du dirigeant hongrois pour mieux se poser en très improbable défenseur de la démocratie. « Illibéral », Emmanuel Macron l’est par nature néolibérale, si je puis dire, dans la mesure où il disqualifie l’idée même du choix politique pour lui substituer la nécessité technocratique et libérale-autoritaire de la « réforme ». Et surtout parce qu’il s’inscrit dans la continuité historique de l’extrême-centre français qui, depuis Thermidor, a construit l’Etat, et sa prétention au monopole de la compétence et de la modernité, sous la houlette d’une classe politique professionnelle faisant prévaloir son pouvoir contre le peuple, et par la répression de celui-ci, comme l’a démontré l’historien Pierre Serna. Dans son entretien avec Guillaume Erner, sur France Culture, le 18 avril, Emmanuel Macron s’est d’ailleurs explicitement réclamé de l’extrême-centre.
Dès lors sa qualification de « bonapartiste » n’est pas que polémique. Sa logique politique est bien celle de Napoléon Ier ou de Napoléon III, et elle implique le court-circuitage des corps intermédiaires. Où l’on voit à nouveau que la différence entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est assez ténue. L’invocation d’un renouveau démocratique sur le mode participatif ou délibératif cache mal, chez l’une comme chez l’autre, une conception plébiscitaire du pouvoir reposant sur un lien prétendument direct entre le Président (ou la Présidente) et « son » peuple, au détriment de sa liberté et de sa souveraineté effectives.
Peut-on néanmoins renvoyer dos-à-dos les deux candidats en reprenant la célèbre formule du dirigeant communiste français, Jacques Duclos, avant le second tour des présidentielles, en 1969. Est-ce vraiment « blanc bonnet et bonnet blanc » ? A l’époque il s’agissait de refuser de se prononcer entre deux conservateurs, Georges Pompidou et Alain Poher, dont aucun n’entretenait de vraie complaisance avec les thèses de l’extrême-droite, même si cela n’excluait pas quelques arrangements, ici et là, avec des personnages issus de cette mouvance. Ce que persiste à représenter aujourd’hui Marine Le Pen, en dépit de ses efforts de dédiabolisation, était alors au ban de la République, bien que Jean-Louis Tixier-Vignancour, l’avocat de Louis-Ferdinand Céline et du général Raoul Salan, eût été candidat à l’élection présidentielle de 1965 et y recueillît 5,2% des suffrages exprimés (son directeur de campagne était un certain Jean-Marie Le Pen).
Pour autant j’en suis toujours, aujourd’hui, au point d’indécision et de nausée qu’a fort bien exprimé Annie Ernaux au lendemain du premier tour, dans les colonnes de Libération. Pas une seule voix de gauche à Marine Le Pen, bien sûr. Mais de là à me demander dès aujourd’hui de voter pour Manuel Macrorban…
Ce n’est pas Marine Le Pen qui me contredira, elle qui aime tant les chats : félin échaudé, etc. Ni Jacques Chirac ni Emmanuel Macron, qui ont été élus respectivement en 2002 et 2017 face au représentant de la firme Le Pen and C°, n’ont eu le moindre geste pour la gauche qui les avait faits Président. Éric Piolle, le maire de Grenoble, a raison. Les « castors » sont « fatigués » de faire barrage contre l’extrême-droite au profit de gouvernements qui ne leur en tiennent ensuite aucun gré et reprennent peu ou prou les thématiques et les politiques de cette dernière.
Avec l’impudence qu’on lui connaît Emmanuel Macron picore désormais, de manière éhontée, dans les programmes de Jean-Luc Mélenchon et de Yannick Jadot pour faire du gringue à leur électorat. Personnellement ses déclarations indécentes, depuis une semaine, me hérissent et me donnent envie de rester chez moi dimanche prochain. Cet homme n’a cessé de mentir depuis 2017, et ses promesses n’ont aucune crédibilité. Pendant qu’il bonimentait dans le « grand débat » qu’il avait concédé au bon peuple sa police éborgnait les Gilets jaunes. Une fois tombé de son cheval néolibéral sous le coup de la pandémie de Covid-19 il s’est vite remis en selle, a oublié son illumination selon laquelle on ne pouvait tout soumettre aux lois du marché, a continué de supprimer des lits d’hôpital et annoncé une radicalisation de sa politique néolibérale pendant la campagne du premier tour pour maintenant faire des appels du pied aux électeurs de gauche. Deux mois après avoir promis que jamais le pass vaccinal ne serait obligatoire pour accéder aux lieux publics il l’a imposé. Quinze jours après avoir confessé ses écarts de langage, il a promis une « vie de merde aux non-vaccinés », pour reprendre l’élégante expression d’un conseiller de l’un de ses ministres en guise de résumé de la pensée jupitérienne https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/300721/vie-de-merde-pour-les-non-vaccines. Aujourd’hui il montre du doigt le « populiste » Orban et fait déchirer les tentes de la jungle de Calais. Etc. Son « en même temps » tourne au grand n’importe quoi, ou plus justement au « tout pour ma pomme ».
Je ne pourrais donc glisser son nom dans l’enveloppe fatidique qu’à deux conditions. La première dépend de lui. Qu’il cesse sa danse du ventre narcissique, puérile et disgracieuse pour recevoir ses ex-concurrents de gauche et s’engager de manière concrète sur les éléments suivants : restauration des services publics, en particulier dans la santé, l’enseignement et les transports ; retour aux libertés publiques, tant celles des citoyens français que celles des ressortissants étrangers, notamment migrants et réfugiés ; rétablissement des droits du Parlement et renonciation au gouvernement par ordonnances qui est le propre du libéralisme autoritaire ; réforme négociée et aussi consensuelle que possible de la retraite et du droit du travail entre les partenaires sociaux, sous l’égide d’un Etat impartial soucieux de faire prévaloir le seul intérêt général du pays ; mesures environnementales autres que cosmétiques. Un accord sur ces principes peut être obtenu en un après-midi de travail dont le rendement électoral sera sans commune mesure avec celui des bains de foule dans lesquels se complait le virilisme macronien. Si la République est en danger dimanche prochain il est aisé de la sauver dans les urnes.
La seconde condition dépend des leaders de la gauche eux-mêmes dont les enfantillages ont une fois de plus provoqué la catastrophe électorale. Qu’ils rendent possible la victoire aux législatives, ou tout au moins la constitution d’un rapport de force parlementaire susceptible de mettre en échec, à l’Assemblée nationale, la révolution conservatrice et le libéralisme autoritaire qu’incarnent, à des titres divers, les deux finalistes de la présidentielle. Pour ce faire les électeurs de gauche ont tranché. Seul Jean-Luc Mélenchon est parvenu à mettre en danger le duo infernal en attirant sur son nom leur vote utile, et surtout en amenant à l’isoloir une partie des catégories populaires qui, ces dernières années, s’étaient réfugiées dans l’abstentionnisme. Ce résultat électoral est sans doute le plus important pour l’avenir de la démocratie en France. Ne trahissons pas ce début d’espérance et de retour des banlieues dans la vie civique.
En bref, le premier tour de la présidentielle a fait office de primaire des législatives. L’accord entre les forces de gauche doit s’effectuer dans le cadre de l’Union populaire qui de facto s’est imposée comme sa composante la plus fiable dans l’adversité. Les Insoumis, de leur côté, doivent avoir l’intelligence de ne pas abuser de leur victoire relative en reconnaissant que les suffrages qu’ils ont ralliés ne sont pas un blanc-seing qui leur aurait été donné, mais un mandat contraignant : celui de l’union de la gauche, au sens large du terme, pour faire échec au despotisme, dur ou mou, dont les algorithmes, les normes, la règlementation sournoise, la numérisation systémique de la société, les ersatz de concertation et le référendum peuvent être des armes, au même titre que les LBD.
Qu’à cela ne tienne. Je serais alors disposé à prêter – pas à donner – mon suffrage à Emmanuel Macron en dépit de la répugnance politique qu’il m’inspire, parce que j’aurais alors le sentiment que mon vote serait utile pour préserver une part de l’essentiel. Le temps d’acheter à Cécile mes légumes au marché de samedi matin, et hop, je reviens à Paris ?