Pour comprendre l’enjeu de la domination de l’Eurasie, il est indispensable de se référer à la théorie géopolitique de Zbigniew BRZEZIŃSKI, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy CARTER, de 1977 à 1981.
Dans son livre écrit bien plus tard, en 1997, « Le Grand Échiquier : l'Amérique et le reste du monde », il centre son analyse sur l'Asie centrale et sur le monde post-soviétique.
Il s’agit pour lui d’assurer la domination internationale des États-Unis.
Et à cet effet, il promeut une géostratégie visant à affaiblir tout acteur qui cherche à dominer l'Eurasie.
Et donc, en premier lieu, la Russie qui, étant par nature un pays eurasiatique, a tout à la fois la possibilité matérielle et l’ambition plausible de chercher cette domination.
Agrandissement : Illustration 1
De fait, il s’agit là d’une stratégie variante et complémentaire de la politique occidentale constante d’endiguement et d’encerclement de la Russie, menée dès le 19ème siècle par l’Empire britannique et reprise à son compte par les USA et l’OTAN depuis 1945 (voir mon billet du 27 septembre 2025 : https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-pin/blog/270925/au-secours-l-ogre-russe-nous-menace).
Pourquoi cet intérêt pour l’Eurasie ?
Tout d’abord parce que BRZEZIŃSKI s’inspire de la théorie du Heartland, du nom donné à une analyse de l'histoire du monde proposée par le géographe britannique Halford John Mackinder en 1904 dans son article The Geographical Pivot of History (Le pivot géographique de l'histoire).
Selon Mackinder, le monde est comparable à un océan mondial où se trouve l'Île Monde (« world island ») composée de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique.
Autour d'elle se trouvent les grandes îles (« outlying island ») : l'Amérique, l'Australie, le Japon et les Îles britanniques.
Dans son approche, celui qui contrôle le pivot mondial (« heartland ») (l’Eurasie) commande l'Île Monde ; celui qui tient l'Île Monde tient le monde.
Agrandissement : Illustration 2
Brezinski en déduit des préconisations pour la politique des USA qui inspirent encore aujourd’hui les administrations et les entités états-uniennes
Comme l'Eurasie est le pivot du monde, elle doit, à ce titre, impérativement, être dominée par les États-Unis.
Ceux-ci-doivent identifier et contrôler les pays et les dirigeants qui seraient susceptibles de s’y opposer.
Pour les États-Unis, le pire des scénarios serait une grande coalition de la Chine, la Russie et peut-être l’Iran, unie par une opposition commune aux USA.
Dans un tel cas, la Chine serait plus probablement le leader, et la Russie un suiveur.
Les États-Unis doivent également se méfier d'un « grand réalignement européen », à savoir une collusion entre l'Allemagne et la Russie, ou entre la France et la Russie.
Pour cela, l’OTAN est « le principal lien entre l'Amérique et l'Europe » : elle « assure le principal mécanisme d'exercice de l'influence américaine sur les affaires européennes », en justifiant la présence des troupes US sur le sol européen.
En ce sens, l’unité européenne n’est pas du tout souhaitable pour les USA, car elle obligerait l'OTAN à devenir un partenariat égal, et non plus une alliance entre un pouvoir hégémonique et des pays vassaux.
A des titres divers, les principaux vassaux (Royaume-Uni, France, Allemagne, Pologne) peuvent jouer un rôle dans le contrôle de l’Eurasie, mais leurs intérêts parfois divergents et les faiblesses de certaines de leurs situations n’en font pas des acteurs majeurs.
Agrandissement : Illustration 3
La Russie est le principal pays qui occupe la zone centrale de l'Eurasie.
Son endiguement est absolument nécessaire pour la préservation de la domination américaine dès lors que la Russie ne deviendrait pas « démocratique » et qu’elle continuerait à chercher à atteindre une domination international.
Quant à l'Ukraine, c’est un des principaux pivots géopolitiques de l'échiquier eurasien.
Car « sans l'Ukraine [sous sa domination], la Russie cesse d'être un empire eurasien ».
La Russie pourrait chercher à obtenir un statut impérial sans contrôler l'Ukraine, mais elle serait alors réduite à un empire asiatique.
Dans ce sens, le contrôle de l'Ukraine par les USA est très important.
Il s'agit d'une région riche, qui permet d'utiliser la mer Noire librement, et notamment de commercer avec la mer Méditerranée sans partage.
Si l'Ukraine venait à perdre son indépendance, la Pologne hériterait probablement de son statut de pivot géopolitique et frontière de l'Europe à l'Est.
Agrandissement : Illustration 4
Comme la « doctrine Brzezinski » influence encore les milieux dirigeants états-uniens (notamment les néo-conservateurs), on peut mieux comprendre les raisons qui ont fait de la tension entre l’Ukraine et la Russie un objectif important de la politique américaine, au moins depuis la présidence Obama.
Quant à la Chine c’est évidemment est l'un des acteurs principaux de l'échiquier eurasien.
Bien sûr, au moment de la parution du « Grand échiquier », elle n’avait pas atteint la puissance économique, technologique, commerciale et militaire que nous lui connaissons aujourd’hui.
En 1997, elle apparaissait encore comme une puissance régionale, qui pouvait nourrir naturellement des ambitions internationales, passant notamment par la résolution de la question du statut de Taïwan.
Elle pourrait aussi s'intéresser aux pays désormais indépendants de l'ex-URSS qui se trouvent à sa frontière occidentale, ce qui pourrait nourrir des tensions avec la Russie.
Mais il se trouve, comme nous le verrons plus loin, qu'au contraire la Russie et la Chine se sont largement rapprochées.
Agrandissement : Illustration 5
Si les États-Unis décidaient de l'intégrer à l'ordre économique libéral international afin qu'elle s'enrichisse et se libéralise, Brzezinski prévient que le pari serait risqué, car la Chine pourrait devenir plus puissante tout en conservant son système non-démocratique
(on voit à quel point ce diagnostic de 1997 s’est avéré pertinent !)
Si la Corée du Nord est un état tampon en face de la Corée du Sud qui joue un rôle important dans l’échiquier eurasien, le Japon, quasi-protectorat des USA n’en joue aucun.
Brzezinski termine la description mondiale en drivant les positions respectives des pays du sous-continent indien (Inde, Pakistan, Indonésie), l’Asie centrale (Iran, Kazakhstan) et le Caucase (Turquie, Azerbaïdjan).
Agrandissement : Illustration 6
Qu’en est-il à présent ?
Comme on le sait, l’Occident collectif a poursuivi sa politique d’endiguement et d’encerclement de la Russie, tout en rejetant ses propositions de mise à jour de l’organisation de la sécurité collective en Europe après la disparition de l’URSS et la dissolution du pacte de Varsovie.
Cela s’est notamment traduit par l’extension du territoire de l’OTAN à l’est vers les frontières de la Russie et par les conflits en Géorgie et surtout en Ukraine.
À ce jour, les dirigeants russes ont répondu à cette situation en privilégiant leurs relations avec leurs voisins asiatiques et tout particulièrement avec la Chine qui, être temps est devenue une puissance incontournable au niveau mondial.
Cela s’est traduit notamment par la création en 2001 de l’organisation de coopération de Shangaï (OCS).
Elle regroupait à l’origine 6 pays (la Chine, la Russie et 4 pays d’Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan).
Elle en regroupe 10 actuellement, après les adhésions successives de l’Inde, du Pakistan, de l’Iran et du Belarus.
On compte également 2 pays « observateurs » : la Mongolie (2004) et l'Afghanistan (2012). Ce statut a par ailleurs été refusé aux États-Unis et au Japon.
On dénombre aussi 14 États partenaires de dialogue, tels que la Turquie, le Cambodge, l’Arabie saoudite ou encore l'Arménie, qui sont associés ponctuellement aux travaux.
Agrandissement : Illustration 7
C’est dire l’importance de cette organisation qui regroupe près de 45 % de la population de la planète et plus de 25% du PIB mondial. Son espace renferme aussi d'importantes réserves énergétiques, comme le charbon, l'uranium, le pétrole et le gaz naturel.
Surtout si l’on réfère ces données aux objectifs généraux de l’organisation : sécurité mutuelle, coopération politique et militaire, développement économique, …)
Les discussions menées lors du sommet de Tianjin ont abouti ainsi à de larges consensus sur les principales questions géopolitiques actuelles : Gaza, Ukraine, guerre commerciale décidée par les USA, …
Agrandissement : Illustration 8
Et sur la concrétisation d’ambitieux projets communs, comme notamment la création d’une banque de développement et la construction d’un important nouveau gazoduc transsibérien « Force de Sibérie 2 », reliant les gisements de gaz russes à la région de Xinjiang à l'ouest de la Chine.
Il viendra compléter le gazoduc actuel « Force de Sibérie », achevé en 2019 pour alimenter le nord-est de la Chine, développant ainsi la coopération énergétique eurasiatique.
Si on prend en compte le fait que plusieurs pays importants de l’OCS sont également membre des BRICS (et notamment la Chine et la Russie), on ne peut que constater que l’objectif états-unien de maîtrise de l’Eurasie est loin de pouvoir être atteint à court terme, bien au contraire.
Il semblerait même que ce soient plutôt les pays eurasiatiques(à l’exception de l’Union européenne), à l’initiative conjointe de la Chine et de la Russie et grâce à leur coopération pragmatique, qui seraient en passe d’avoir une influence collective importante au plan international.
Ce qui constituerait une validation a posteriori de la thèse du pivot du Monde de Mackinder.
Agrandissement : Illustration 9
Quant à la coopération entre la Chine, la Russie et l’Iran qui était tant redoutée par Brzezinski, elle paraît pour l’instant se renforcer malgré les tensions en Ukraine, au Proche Orient, en mer de Chine et dans les Caraïbes.
On peut concevoir que cette évolution dérange fortement les milieux néoconservateurs américains, encore très influents dans les appareils politiques, républicains comme démocrates.
On voit bien qu’ils cherchent à l’enrayer, notamment en Ukraine, en s’opposant aux velléités trumpiennes de retour à la doctrine non interventionniste Monroe que portent en germe les slogans présidentiels « America first » et « MAGA ».
On peut donc s’attendre à des soubresauts et des volte-face dans la politique étrangère américaine.
Mais il est possible également qu’on assiste à des tentatives pour affaiblir la relation Chine-Russie, voire pour déstabiliser la Russie de différentes manières.