Fin d’année, c’est maintenant ou jamais pour avoir le temps de sortir, de s’offrir un spectacle. Un spectacle « de fête », naturellement. Le théâtre du Châtelet sort l’artillerie lourde : An American to Paris (un titre en anglais, ça fait plus chic ?). Comme dit Paris-Match, « Broadway débarque au Châtelet ». Soixante ans après le film-culte de Vincente Minnelli, sa méga-adaptation scénique, « comme si on était à bord d’une attraction simulation 3D », est paraît-il « une merveille dont on sort ému comme à chaque fois que l‘on rencontre la perfection et la grâce » (Paris-Match encore). On ne doute pas que le spectacle soit pleinement réussi. On imagine aussi le coût du budget de production (non communiqué), mais après tout, pourquoi pas ? A l’heure où l’austérité ambiante contraint le Théâtre Royal de la Monnaie, à Bruxelles, à annoncer licenciements et abandon de toute sa programmation de danse (cf l’article du Soir), le directeur du Châtelet, Jean-Luc Choplin, peut bien la jouer grand seigneur : «Partout dans le monde, il y a moins d'argent pour la culture. Aux États-Unis, de grandes maisons mettent la clé sous la porte. Peut-être suis-je comme Perrette avec son pot au lait, mais si notre Américain est un succès à la War Horse, s'il est repris à Londres, Tokyo ou Sydney, le Châtelet gagnera de conséquentes royalties.» (Le Figaro) Très bien… Mais pour les places restantes, il faudra quand même débourser 79 € au tarif plein et avec un minimum de visibilité, et le Châtelet doit ignorer qu’il existe en France des chômeurs, par exemple, qui n’ont droit à aucune remise de peine pour goûter le droit de se divertir…
Pendant ce temps, de l’autre côté de place du Châtelet, le Théâtre de la Ville affiche, jusqu’au 5 janvier, un artiste originaire du Bangladesh et un Gitan danseur de flamenco : autant dire deux métèques ! Commençons par le prix des places, beaucoup plus abordable : de 26 € (tarif jeune) à 35 € (tarif plein). Et on voit bien de partout. Mais au moins, en a-t-on pour son argent ? Oh, que oui, et combien… Car les danseurs en question sont l’un et l’autre des danseurs exceptionnels. Soit Akram Khan et Israel Galván. Cela devrait suffire. Quand les mots manquent, on prend à la va-vite des superlatifs : formidables, virtuoses, géniaux. Un peu facile, on le concède. Mais là, c’est vrai. De surcroît, pour ne rien gâter, ces deux monstres de scène (qui ne font pour autant jamais dans le m’as-tu-vu) se sont entourés de sacrés musiciens : Bobote, malicieux palmero nourri au meilleur biberon du flamenco ; Manjunath, doigts de fée accordés au rythme des ragas indiens ; David Azuro et Christine Lebroutte, deux chanteurs dont le répertoire vocal n’a pas d’âge (lui, haute-contre basque ; elle, Française passée par Giovanna Marini). Sous le titre de Torobaka (quelque chose comme taureau-vache, et la scène ressemble effectivement à une arène sacrificielle où s’affrontent le masculin et le féminin, le mythique et le contemporain), tout cela donne à la rencontre entre Akram Khan et Israel Galván une dimension rituelle, cependant plus païenne que religieuse. Entre eux, beaucoup de malice. Et une science commune, celle du rythme, qui accorde leurs différences.
Dans les veines sévillanes d’Israel Galván coule l’élixir du flamenco, nourri d’une profonde compréhension des rénovateurs du genre (Vicente Escudero, Mario Maya) ; tandis qu’Akram Khan, né à Londres et issu d’une famille bangladaise, a d’abord fourbi son corps, très jeune, à l’exigeante rigueur du kathak, cette danse originaire du nord de l’Inde. Au-delà de leurs personnalités, la rencontre entre Akram Khan et Israel Galván vient mêler des géographies corporelles qu’une lointaine origine réunit peut-être. La forge commune de Torobaka scelle de part et d’autre une quête organique, à l’instinct, où le corps semble se souvenir de figures archaïques autant qu’il invente de nouvelles parades.
Si Akram Khan ne s’éloigne jamais tout à fait de son enracinement dans le kathak, Israel Galván stupéfie une fois de plus en s’échappant de tout académisme flamenco, avec la même générosité qui le conduisit, l’an passé, à aller jusqu’au bidonville rom de Ris-Orangis danser sur un plancher de fortune, en frère d’humilité (voir l’évocation de ce moment, sur mon blog). « Il faut laisser un peu de sa vie, sinon ce n’est pas du flamenco », dit Israel Galván. Ou encore : « les forces qui vont me manquer un jour, je les dépense maintenant » : cela n’avait pas échappé aux Roms de Ris-Orangis, qui avaient magnifiquement gravé cette inscription à l’entrée du bidonville. Le Théâtre de la Ville pourrait faire de même : on rêve d’une telle installation lumineuse sur toute la façade du théâtre. Ce serait une belle façon d’espérer que se réveillent, pour 2015, toutes les énergies qui n’ont pas envie de« remettre à plus tard l’existence », comme disait Georges Bataille. Il y avait déjà quelque chose de ce souffle-là, dans la vibrante ovation qui a salué, ce 16 décembre 2014, la première représentation de Torobaka à Paris.
Torobaka, de Akram Khan et Israel Galván, jusqu’au 5 janvier au Théâtre de la Ville, à Paris. www.theatredelaville-paris.com
En outre, Israel Galván ouvrira avec une nouvelle création, FLA.CO.MEN, la 25ème édition du festival de flamenco de Nîmes, les 14 et 15 janvier. www.theatredenimes.com