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Billet de blog 19 juillet 2025

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Éphémère caissière

Curieusement, ce n’est pas le point de vue du client, mais celui de la caissière, qui me fait me recueillir, me pencher, sur mes passages en caisse, innombrables, routiniers. C’est idiot d’y penser seulement maintenant, mais une caissière pense à des tas de trucs.

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Deuxième billet consacré à L’éducation d’une fée.
https://blogs.mediapart.fr/jean-max-sabatier/blog/060725/education-d-une-fee

Illustration 1

Sezar, elle est caissière en « grande surface ». Ce qui ne la définit pas, bien évidemment. Une des deux voix de L’éducation d’une fée, de Didier Van Cauwelaert, est celle d’une caissière, du moins au début du roman. Car le client et la caissière, du fond de leurs solitudes respectives, tombent progressivement amoureux l’un de l’autre. Curieusement, ce n’est pas le point de vue du client, mais celui de la caissière, qui me fait me recueillir, me pencher, sur mes passages en caisse, innombrables, routiniers. C’est idiot d’y penser seulement maintenant, mais une caissière pense à des tas de trucs.
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Ses caddies ne se ressemblent jamais. Un jour il achète une piscine gonflable, des rollers pour enfant et un livre sur la préménopause. Le surlendemain c'est un drap de 80 et des filtres à une tasse. Et puis le vendredi soir quarante brochettes, cinq litres d'alcool à brûler, trois sacs de charbon de bois, alors j'imagine un grand jardin où il invite ses amis autour d'un barbecue. Mais, trois jours après, il me dépose sur le tapis une boîte de boules Quiès, dix paquets de copies blanches, un dictionnaire de rimes, des pantoufles en éponge et un balai télescopique, comme s'il habitait une tour semblable à la mienne, sans murs insonorisés ni dialogue possible. Ce qui ne l’empêche pas de glisser dans son chariot suivant un pulvérisateur, vingt litres de pesticide à maïs et le Guide de défense des agriculteurs contre les lois de Bruxelles. 
À chaque fois, bien que j'essaie de rester réservée, de trouver naturel ce que j'encaisse, j'ai l'impression qu'il guette dans mes yeux l’écho de ses achats, comme s'il voulait savoir à quoi je crois, quelle identité lui correspond le plus ou me convient le mieux. Je finis par me dire qu'il brouille les cartes à plaisir, qu'il se gausse de mes déductions qui ne tiennent jamais la distance. Ou bien mes hypothèses sont pour lui comme un genre d'évasion, une façon de trouver l'oubli dans l'imposture. Il est si touchant, quand il me regarde lui annoncer le total, avec ce sourire dégagé que démentent ses yeux tristes. 
En quittant ma caisse, le soir, il m'arrive de penser qu'il s'apprête à dîner en famille, dans les pleurs d'un enfant malade ou le silence d'une femme qui ne l’aime plus. Ou alors il mange, à même le pot, l’une des bouillies amaigrissantes qu'il a achetées le premier jour, assis en face de sa télé, paysan au chômage ou poète inconnu. Qu'il soit seul à deux, à trois ou sans personne, je me dis que le contenu de son caddie est un dialogue qu'il noue, une série d'indices destinés à me mettre dans la confidence ou à me lancer sur de fausses pistes. Peut-être qu'il s'invente une vie différente, à chaque fois, dans mes yeux, le temps d'un passage en caisse. Cette idée m'attendrit. Cela me réconforte de sentir que quelqu'un se donne du mal pour moi, même si je ne suis qu'un prétexte, un dérivatif. 
À moins que, tout bêtement, il n'ait envie de me draguer. Il n'ose pas, il se contente d'éveiller ma curiosité, alors tout reste beau, mystérieux, impossible. J'aimerais que cette situation dure toujours. Enfin… Aussi longtemps que je resterai ici, parquée devant ce tapis roulant, dans ma blouse trop grande, sous le globe lumineux de ce numéro 13 qui me vaut la haine de toutes les autres filles. Parce que c'est la caisse où, par superstition, passent le moins de clients. Parce que M. Merteuil, contrairement au principe du roulement hebdomadaire, me l’attribue depuis trois semaines pour que je finisse par accepter d'aller au cinéma avec lui. J'ai eu beau inventer successivement que je n'aimais pas le cinéma, que j'étais fiancée, musulmane très stricte et que j'avais cinq petits frères à charge, il a trouvé chaque fois la réponse à mon problème : « Ce n'est pas pour le film, je ne suis pas jaloux, je ne suis pas raciste, et ça vous fera du bien de vous changer les idées. » Moyennant quoi, il me laisse à la 13 en attendant que s'épuise mon stock de fausses raisons, toutes mes collègues sont persuadées que je le fais saliver pour augmenter ses largesses et me bêchent par envie, par mépris ou par esprit syndical. Parfois je me dis que je ferais mieux de lui dire oui. Quand il aura couché avec moi, il m'enlèvera de la 13 pour y mettre une des nouvelles engagées après moi ; la jalousie des filles se portera sur une autre privilégiée et je pourrai peut-être enfin me faire des amies. 
Mes soirées sont longues, mes journées vides et ma vie ne mène à rien. Qu'est-ce que j'attends ? Une réponse du rectorat qui ne viendra plus, une permission de Fabien qu'on ne lui accordera pas, un retour de confiance… La renaissance de mes rêves d'adolescente qui m'ont fait quitter Bagdad, la Jordanie puis Vancouver à la poursuite de ma terre promise, ce français appris chez André Gide et Paul Valéry qui m'a transportée dans un monde de grâce et d'harmonie qui n'existe pas ; ce français qu'on parle si mal en France qu'il m'arrive de ne plus le comprendre. Je sais bien que je date : ma langue adoptive remonte aux années vingt, ma politesse ressemble à de la courtisanerie, mon physique de poupée Barbie version Moyen-Orient et ma timidité détournent les gens de ce que je suis vraiment, mes yeux trop maquillés sont un leurre pour cacher les cicatrices sur mes joues et les minijupes que j'exhibe, en fait de provocation, ne visent qu'à détourner l'attention : mes jambes n'ont rien d'exceptionnel, mais j'ai honte d'avoir de si petits seins. Bref, après avoir nourri tant d'illusions, je n'entretiens plus que des malentendus, sans les rechercher ni tenter de m'y soustraire, et je ne souris plus que par devoir, conformément à l’article 3 du Code de conduite aux caisses. 
Seul un homme apparemment plus blessé que moi parvient encore à me donner un semblant de joie ; à faire renaître un espoir. Le temps de son chariot, je me sens un peu moins déçue, destinée à quelque chose ; du moins utile à quelqu'un. 

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La solitude, ça rend fort, et aussi, ça rend idiot. C’est un paradis, et un enfer. Un peu comme la vie elle-même. Qui n’est qu’une longue solitude.

Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu’on est toujours tout seul au monde.

Le chef, monsieur Merteuil, de façon instinctive ou au contraire raisonnée, sait tout cela. Et il l’utilise avec l’idée de faire passer bientôt Sezar dans son lit. Car la solitude consiste souvent à préférer de mauvais amis à pas d’amis du tout.

Elfie, en cours, nous avait livré des confidences, évoquant son école primaire. Sa seule hantise : rester seule.  Safia, me rendant une visite deux ou trois ans après avoir passé le bac, m’avoua : « J’ai pas d’amis ». J’ai pas d’esprit. Mais j’ai réussi quand même à éluder le discours socialement correct, et à lui dire : « Ben t’as d’la chance ! » Elle a souri. J’ai, depuis, ce sourire en tête.

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