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La nomination du délégué ministériel à la psychiatrie
Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a annoncé mercredi 10 avril 2019 la nomination du professeur Frank Bellivier comme délégué ministériel à la psychiatrie. Il sera en charge du déploiement de la feuille de route pour la santé mentale et la psychiatrie annoncée en juin 2018.
Qui est Frank Bellivier ?
Il n'est ici pas question de Frank Bellivier en tant que médecin et en tant que personne, qui est probablement quelqu'un de compétent et de respectable, mais de son expérience et des fonctions qu'il occupe.
Chef de service à l'AP-HP
Il est chef d'un service de l'AP-HP (le groupe hospitalo-universitaire d'Ile-de-France).
Les services hospitalo-universitaires de psychiatrie reçoivent des patients coopérants, en service libre, et de plus sélectionnent ceux qu'ils acceptent. Les patients difficiles, complexes, résistants ou non coopérants sont d'emblée ou dans un deuxième temps dirigés vers les "hôpitaux psychiatriques", où les services ne sélectionnent pas leur patientèle, mais sont tenus de prendre en charge tout patient résidant dans leur secteur géographique.
Directeur de recherche à l'Inserm
Il co-dirige une équipe Inserm de recherche sur les biomarqueurs de la rechute et de la réponse aux traitements dans les addictions et les troubles de l'humeur, qui s'intéresse notamment aux marqueurs génétiques prédictifs de la réponse aux médicaments. La pharmacogénétique est certes la branche de la pharmacologie qui a l'avenir le plus prometteur, mais elle n'a pas grand-chose à voir avec les problèmes actuels de la psychiatrie publique française.
Dans les hôpitaux psychiatriques "normaux", on est amené à prendre en charge des patients dont les troubles sont loins de n'être déterminés que par des gènes, mais sont également le fruit d'environnements socio-économico-ethnico-culturo-familiaux complexes, de trajectoires particulières, et sont en règle associée à des personnalités vulnérables et diverses comorbidités. Et leur prise en charge est loin de se réduire à la prescription d'une ou plusieurs molécules, même si celle-ci est essentielle dans des troubles comme les psychoses ou les troubles graves de l'humeur, mais doit (devrait ?) prendre en compte tous ces facteurs, et en principe associer toutes sortes d'approches thérapeutiques et toutes sortes d'intervenants.
Membre de la Fondation FondaMental.
Qu'est ce que la fondation FondaMental ?
C'est une "fondation de coopération scientifique", organismes créés en 2006 sous la présidence de Chirac, dont un des principes est d'associer privé et public.
C'est une fondation centrée sur les causes biologiques des troubles, et donc avant tout sur les réponses médicamenteuses qu'on peut leur apporter.
Son président est David de Rothschild, fondateur et PDG de la banque Rothschild & Cie jusqu'en 2018. Sans verser dans le conspirationnisme 😉, on peut rappeler que c'est dans cette banque que travailla de 2008 à 2012 un certain Emmanuel Macron de Fusacq.
Et son vice-président est Gilles Bloch, président directeur général depuis début 2019 de l'Inserm, établissement public dédié à la recherche médicale (dont le PDG fut de 2014 à 2018 Yves Lévy, époux d'Agnès Buzyn).
Parmi ses mécènes et partenaires privés (à l'origine de la majeure partie de ses ressources financières), on trouve une dizaine de grands laboratoires pharmaceutiques comme Sanofi, Servier, Janssen, Astra-Zeneca... Ainsi que des établissements privés de psychiatrie comme le groupe Clinea.

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Et on trouve aussi l'Institut Montaigne, think tank très "libéral" créé en 2000 par Claude Bébéar, fondateur d'AXA, premier groupe d'assurance français, et macronien de la première heure.
Le directeur de l'Institut Montaigne est Laurent Bigorgne, également macronien de la première heure, et son président est Henri de Castries, qui a succédé à Bébéar à la tête d'AXA jusqu'en 2016, et qui lui est un filloniste rallié à la macronie.
En 2018, c'est de concert avec l’Institut Montaigne que la Fondation FondaMental a publié aux éditions Fayard "Psychiatrie : l’état d’urgence" , préfacé par le fervent néo-libéral Nicolas Baverez, et a organisé dans les locaux de l'Assemblée nationale Le colloque "Psychiatrie : sortir de l’état d’urgence".

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La logique managériale de gestion de l'hôpital public qui s'est progressivement développée à partir des années 1980-1990, avec prévalence de la productivité, de la rentabilité, de la flexibilité, avec réduction des lits, réduction du personnel, économies d'échelle, a été particulièrement catastrophique pour la psychiatrie publique.
Donc, une fondation de coopération public-privé qui œuvre main dans la main avec un think tank néo-libéral n'est peut-être pas très bien placée pour proposer des solutions…
Voir aussi l'article de Bastamag et le billet de Mathieu Bellahsen.
Délégué ministériel ou interministériel ?
Le site du ministère de la Santé a annoncé la nomination d'un délégué *ministériel*.
Mais la salle de presse de l'Inserm a relayé l'article de Libération annonçant "la nomination du Pr Frank Bellivier comme délégué *interministériel* à la psychiatrie".
Or, la proposition n° 1 de la fondation FondaMental dans sa liste publiée en 2018 était la création d’un opérateur *interministériel*.
Vu les liens entre la fondation FondaMental et l'Inserm, cette confusion pose question, même si la différence entre un "délégué ministériel" et un "délégué interministériel" échappe au commun des mortels…

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Bref
Cette nomination montre à quel point Agnès Buzyn est à côté de la plaque.
Certes, Mme Buzyn communique avec une certaine habileté, donnant l'image d'une ministre à l'écoute et reconnaissant les problèmes. Et elle sollicite l'indulgence de ses interlocuteurs en répétant qu'elle hérite de trente ans de gestion inadéquate.
Mais pour le coup, elle s'est disqualifiée en nommant comme délégué ministériel un psychiatre à mille lieues des préoccupations de terrain de la psychiatrie publique, quelles que soient par ailleurs ses qualités intellectuelles.
"Pièces à conviction" : le débat
Les intervenants
Ce mercredi 10 avril 2019, le reportage de Pièces à conviction, annoncé sous le titre explicite "Psychiatrie : le grand naufrage", était suivi d'un débat où étaient présents :
. Agnès Buzyn, ministre de la Santé
. Daniel Zagury, psychiatre des hôpitaux
. Marcel Rufo, pédopsychiatre
. Jennifer Bouder, infirmière à l'hôpital psychiatrique du Havre
. Sébastien Bil, frère d'un patient schizophrène et président de l'UNAFAM 80 (association de famille de malades de la Somme)
. Jason Bunnens, patient schizophrène de l'association Schizo'jeun's en Mayenne.
Ce débat avait au moins le grand mérite d'associer à la discussion un patient, alors que les patients sont habituellement à la fois les premiers concernés et les grands oubliés. Et aussi de donner la parole à une infirmière, les soignants para-médicaux étant les premiers acteurs de terrain.
Daniel Zagury
Je retiendrai de ce débat les interventions de Daniel Zagury. Pourquoi ? Parce qu'il est manifestement bien au courant des problèmes quotidiens de la psychiatrie publique française. Et il n'est pas habituel d'entendre sur les médias des psychiatres s'exprimer sur le travail des services psychiatriques non universitaires.
Il a fait sa carrière à l'hôpital public de Ville-Evrard en Seine-Saint-Denis, et est médecin chef d'un secteur du "neuf-trois" au nord-est de Paris.
Et s'il est devenu un expert médiatique en matière pénale, il ne met pas sa surface médiatique au seul service de son ego (spécialité de Marcel Rufo, également présent sur le plateau, on se demande pourquoi), mais sait la mettre au service du bien commun.
Bref
Si Mme Buzyn et le gouvernement de M Macron avaient l'intention de changer vraiment la situation de la psychiatrie publique, on peut légitimement penser qu'ils auraient nommé quelqu'un comme Daniel Zagury en tant que délégué ministériel à la psychiatrie.