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Billet de blog 5 décembre 2016

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Pénurie d’eau à La Paz

Le thème de l'eau qui est si étroitement lié à l’accession au pouvoir du gouvernement d'Evo Morales pourrait bien être à l’origine de sa débâcle

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les habitants de La Paz et d’El Alto ont soif. Les retenues qui alimentent la ville sont quasiment à sec. Dans certains quartiers, l’eau est sévèrement rationnée et n’est distribuée que tous les trois jours, durant trois heures par jour[1].

Comment en est-on arrivé là ? Pour le gouvernement, c’est la conséquence d’une sécheresse prolongée, non seulement la capitale administrative du pays est touchée mais aussi les villes de Cochabamba, Sucre, Potosi,Tarija, et Oruro. C’est-à-dire toute la partie occidentale du pays. Celle qui a vu disparaître le lac Poopó[2].  Ce dérèglement climatique est indéniable et toutes les études montrent que les glaciers de la cordillère des Andes sont en train de fondre.  Mais ce n’est pas nouveau et les données sont connues depuis deux décennies, au moins. Si bien que la responsabilité de la pénurie actuelle retombe aussi sur l’amateurisme de gestionnaires politisés et corrompus qui ont gaspillé l’argent public sans tenir compte des signes annonciateurs de la catastrophe –  l’augmentation du nombre des usagers,  l’exploitation minière consommatrice d’eau  captée au pied des glaciers,  et le pâturage intensif des zones humides[3].

Quinze ans avant

Pour mieux comprendre la situation, remontons quelques années en arrière[4].

Entre février et avril 2000, la ville de Cochabamba fut le théatre d’émeutes populaires pour obtenir le blocage du prix de l’eau, puis la rupture du contrat d’exploitation accordé l’année précédente  au consortium privé“Aguas del Tunari », mené par l’entreprise nord-américaine Bechtel.  Le service de distribution et d’assainissement avait été privatisé pour mettre fin à la gabegie et à l’incurie de l’entreprise publique Servicio de Agua Potable y Alcantarillado de Cochabamba (SEMAPA).  Mais le gouvernement du général Banzer avait cru bon de lier la réalisation d’un colossal projet de captation d’eau (Misicuni[5]) à celui de sa distribution dans la conurbation de Cochabamba , si bien que le concessionaire en avait tiré argument pour augmenter excessivement les coûts du service.  Ainsi avait démarré la « guerre de l’eau »  qui avait débouché sur des affrontements violents en avril[6]. Cédant aux pressions de la rue, le gouvernement avait  résilié le contrat, le 10 avril 2009.

C’est à partir de ce conflit devenu « la guerre de l’eau » que s’est structuré le discours antiglobalisation qui présente la Bolivie comme la victime du néolibéralisme  des transnationales ou des États-Unis. Un discours unificateur qui a servi à fédérer les opposants au gouvernement de Sanchez de Lozada, puis à celui de Carlos Mesa, avant qu’Evo Morales ne remporte la présidentielle de 2005.

À La Paz, le Servicio Autónomo Municipal de Agua Potable y Alcantarillado – Residual(SAMAPA) qui affiche les mêmes dysfonctionnements que celui de Cochabamba est à son tour privatisé en juillet 1997. C’est l’entreprise Aguas del Illimani (filiale de l’ex Lyonnaise des eaux) qui  prend la distribution en main, modernise la distribution, multiplie les raccordements et obtient des résultats convenables jusqu’en 2004. Mais en dépit du fait que le service rendu à La Paz était incomparablement meilleur qu’à Cochabamba, l’entreprise est à son tour remerciée au prétexte  de l’absence de raccordement de certaines zones de la ville d’El Alto (dont la croissance démographique est de 5% par an), d’un manque de concertation avec les organisations de quartier, et de l’augmentation du coût des prestations.  L’entreprise subit de plus le contrecoup des luttes de Cochabamba et de la campagne selon laquelle l’eau étant un bien public, doit être gérée par une entité publique.  Avec l’arrivée au gouvernement d’Evo Morales, sa fin est programmée. Elle intervient en janvier 2007. L’ EPSAS,  entreprise publique et sociale des eaux et assainissements  prend le relais.

Qu’est-il advenu par la suite ? Le service s’est-il amélioré ? Les usagers sont-ils devenus plus nombreux ? L’eau est-elle plus accessible pour les pauvres ?  Qu’en est-il des tarifs ? A-t-on investi suffisamment et à bon escient pour garantir l’approvisionnement en eau ?  

À Cochabamba,  le service est retombé très vite  dans les vices de l’entreprise publique : choix des dirigeants selon des critères politiques, personnel surnuméraire, disputes pour le contrôle des bases sociales, relations conflictuelles avec les associations de quartiers, faibles compétences techniques, répartition de prébendes, clientélisme,  népotisme et, par conséquent… Au bout du compte, des prestations de piètre qualité. En 2013, Cochabamba demeure la ville du manque, avec un service qui dessert à peine la moitié de la population,  une échelle de prix et uneforme de distribution qui pénalisent les quartiers les plus pauvres de la ville et encouragent le gaspillage des plus riches. La majorité de la population dépend encore de systèmes précaires d’approvisionnement par des camions- citernes. Les pauvres subissent la loi des spéculateurs, payant jusqu’à dix fois plus cher une eau polluée et malsaine.  Où manque l’eau courante la mortalité infantile augmente[7].

Pour ce qui est de l’Empresa Pública Social de Agua y Saneamiento (EPSAS), qui dessert La Paz et El Alto, la guerre entre clans pour s’en approprier la direction a bien vitecommencé ainsi que les conflits  de l’entreprise avec les municipalités, les organisations de quartiers et les services du ministère de Medio ambiente y agua. Il est notoire que son personnel est  trop nombreux, peu qualifié, fort bien payé et néanmoins corrompu.

Miguel Ángel Zambrana rappelle qu’en  2010, un rapport d’expertise de Price Waterhouse avait détecté vingt irrégularités de la gestion d’EPSAS ; en 2012 deux responsables ont été dénoncés pour corruption ; en 2013 le gouvernement a changé la direction au prétexte d’une mauvaise administration ; en 2014 on a appris que  l’intervention gouvernementale n’avait fait qu’aggraver l’incurie, et la corruption ; et la presse révélait l’existence de postes fantômes au sein de l’entreprise ; en 2015 on enregistre dix-huit  plaintes pour corruption[8].

En une vingtaine d’années, dont dix d’administration par EPSAS, rien n’a été fait pour chercher et exploiter de  nouvelles  ressources aquifères, alors même que la population de la conurbation  doublait. C’est seulement en 2014 que l’on a mis en chantier une nouvelle  retenue (Hampaturi alto) et une station d’épuration (Chuquiaguillo)  dont les travaux ont été interrompus à plusieurs reprises[9]. De plus on estime que les fuites de canalisations anciennes et mal entretenues représentent de 30 à 45% du total de l’eau canalisée, sans que rien de sérieux ne soit entrepris pour remédier à cette perte[10]. Enfin, EPSAS est endettée et serait pratiquement en faillite[11].

Les artisans et les industriels qui ont besoin d’eau pour leurs entreprises commencent à être durement pénalisés. Dans les zones rurales de Potosi et d’Oruro des paysans contraints d’abandonner leurs terres viennent grossir les ceintures urbaines, tandis que d’autres émigrent au Chili.  Certaines mines tournent  au ralenti, à l’instar de la plus grande mine étatisée,  Huanuni, affectée par la pénurie d’eau  depuis août dernier.

Illustration 1

Les réactions du pouvoir

Le gouvernement a décrété l’état d’urgence (décret suprême 2987 du 22 novembre 2016) et autorisé les départements et les municipalités à dégager des fonds pour affronter la sécheresse. Deux solutions transitoires ont été adoptées : le rationnement et la livraison d’eau par camions citernes dans les quartiers les plus dépourvus. Il annonce en outre un investissement de 78 millions de dollars dans des projets destinés à transvaser l’eau de deux lagunes dans les retenues actuelles, et la captation des eaux de deux rivières qui irriguent La Paz[12].

Les dirigeants les plus récents d’EPSAS ont été  limogés et traduits en justice, pour être remplacés leurs prédécesseurs qui n’ont pas vu venir la catastrophe et qui ont même contribué à la créer[13].

De faux coupables ont été désignés : « le réchauffement global impérialiste » ; les hommes politiques de l’opposition, les médias, les journalistes et les analystes qui diffusent de fausses nouvelles,  et qui alarment  inprudemment  la population, ou encore les municipalités de La Paz et d’El Alto.

Comme de coutume, Evo Morales se dédouane de toute responsabilité. Il ne savait pas. On ne l’avait pas avisé.  Puis il gesticule,  participe à des cérémonies rituelles d’invocation de la pluie en compagnie de chamanes[14]. Il déclaree qu’on pourrait mettre fin à la sécheresse en canonnant les nuages et il désigne une commission pour étudier  la question. Il survole les alentours de La Paz en hélicoptère et, miracle! il découve une lagune pleine d’une eau salvatrice[15].

En s’inspirant de son défunt mentor Hugo Chávez qui ,dans une situation comparable, en 2009, demandait aux  Vénézuéliens  de pratiquer la douche « communiste » froide et tonifiante de trois minutes (« une pour se mouiller, une pour se savonner et la troisième pour se rincer »)[16], le président préconise de couper l’eau dans tout le pays entre une heure et quatre heure du matin, parce qu’à ces heures-là  seuls les ivrognes  se douchent son (“sólo los borrachitos se bañan”, 19 novembre 2016)[17]. Et son savant compère le vice-président  annonce  doctement que: « … le gouvernement va construire des dizaines, et des centaines de retenues pour garantir l’approvisionnement en eau des Boliviens. Nous n’allons faire aucun cas de tous ces opposants et de ces étrangers qui nous disent que nous ne devons pas construire des barrages, et qui s’opposent au barrage d’El Bala au moment même d’une telle sécheresse »[18].  Amalgamer ainsi  la construction des petites retenues d’eau potable à celle des barrages colossaux sur les cours d’eau amazoniens  est une fourberie machiavélique dont heureusement certains ne sont pas dupes[19].

« Camarades maires, ne me demandez plus de pelouses synthétiques (pour les stades de football), je ne peux plus vous en fournir ; la Confédération paysanne (CSUTCB) me l’interdit cette année. L’eau, l’eau est prioritaire », déclare dramatiquement Morales[20].  Cependant l a part du budget de 2017 (approuvé le 18 novembre) consacrée aux ressources hydriques est en forte réduction : elle est passée de 55 à 24 millions de dollars. Le budget dont dispose le programme Evo cumple, qui sert à financer les bonnes œuvres du chef de l’État (parmi elles le rallye Paris-Dakar) se monte à 192,4 millions de dollars, et celui de la communication à 110 millions de dollars[21]. Cherchez l’erreur.

 Les protestations

La pénurie d’eau a commencé de susciter des manifestations. Le 18 novembre, la fédération des organisations de quartier d’El Alto a séquestré des administrateurs du réseau d’EPSAS et exigé la démission de la ministre de Medio ambiente y agua. Le lendemain, des centaines de personnes ont protesté à La Paz et à Potosi. Le 23 novembre, les cortèges de La Paz et d’El Alto se sont unis.  À Cochabamba, une marche a débouché sur des affrontements avec la police qui a procédé à des arrestations.  À Potosi, le 22 novembre, des bagarres ont éclaté, entre mineurs et paysans, tandis qu’à Sacaba (Cochabamba) les policiers ont repoussé des usagers qui tentaient d’ouvrir de force les vannes d’une lagune (La Merced) alimentant la ville.

Il ne se passe plus de journée sans troubles, ici ou là. Les comités civiques des grandes villes ont appelé à une marche nationale le 9 décembre prochain.

La saison des pluies qui arrive réglera peut-être provisoirement le problème.  Du moins dans certaines villes et régions.  Mais, la guerre de l’eau qui a servi à coaliser des forces contre l’ennemi étranger (supposé) est entrain de se transformer en une guerre pour l’eau  qui fait s’affronter entre elles des communautés paysannes, des paysans et des mineurs, des paysans et des citadins, des citadins entre eux…  et  des usagers contre un pouvoir exécutif  aussi arrogant qu’incompétent. «  Le thème de l’eau qui est si étroitement lié à l’accession au pouvoir de ce gouvernement pourrait bien être à l’origine de sa débâcle »[22].


[1]Dans certains des principaux barrages qui alimentent La Paz, le volume d’eau atteint à peine 8%. Dans l’un d’eux on est à 1%.

[2]Voir billet : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/140116/l-assechement-du-lac-poopo-une-catastrophe-ecologique-et-humanitaire .  Les eaux du lac Uru Uru, voisin du Poopó,  sont actuellement au plus bas.

[3]http://www.paginasiete.bo/ideas/2016/11/20/guerra-agua-hito-fundacional-hace-aguas-117467.html

[4]Pour une présentation détaillée de la situation antérieure à 2007, voir: http://www.fundacion-milenio.org/agua-y-poder/

[5] Il s’agît d’un projet combinant l’approvisionnement en eau potable l’irrigation et la génération d’électricité (120MW) qui a exigé le percement d’une montagne pour habiliter un tunnel d’une vingtaine de kilomètres de long et la construction d’un barrage. En chantier depuis 1997, il devrait commencer à fonctionner en 2017.

[6] Les affrontements firent des centaines de blessés. Et il y eut un mort.

[7]Cf.Roberto Laserna :  http://www.opinioneideas.org/index.php?option=com_content&view=article&id=1127:la-guerra-del-agua&catid=47:analisis&Itemid=61 et https://laserna.wordpress.com/2014/04/07/misicuni-el-trofeo-inutil/#more-691

[8]http://www.paginasiete.bo/sociedad/2016/12/2/anuncia-proyectos-agua-para-millones-119008.html http://www.masas.nu/articulos%20para%20la%20portada/la%20verdadera%20razon%20de%20la%20crisis%20de%20agua/la%20verdadera%20razon%20de%20la%20crisis%20de%20agua.htm 

[9] http://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-38032745?ocid=socialflow_facebook et http://www.bolpress.com/2016/11/30/represa-alto-hampaturi-plazo-vencido-promesa-incumplida-y-crisis/ L’achèvement des travaux de la retenue est prévu pour juillet 2017.

[10] http://www.bolpress.com/2016/11/10/solo-sequia-hasta-41-es-perdida-de-agua-en-ductos-de-epsas-150-mmus-en-11-anos/

Les pertes sont aussi considérables à Cochabamba et àTarija: 49 % pour Semapa, et 35 % pour la Cooperativa de Agua y Alcantarillado de Tarija (Cosaalt) .

 http://www.bolpress.com/2016/11/10/solo-sequia-hasta-41-es-perdida-de-agua-en-ductos-de-epsas-150-mmus-en-11-anos/ INVERSION TARDIA

[11]http://www.paginasiete.bo/ideas/2016/11/20/epsas-cronica-colapso-anunciado-117468.html

[12]http://www.paginasiete.bo/sociedad/2016/12/2/anuncia-proyectos-agua-para-millones-119008.html

[13]Le nouveau directeur  d’EPSAS occupait ce poste en 2014 et le directeur de la Autoridad de Fiscalización y Control Social de Agua Potable y Saneamiento (AAPS) a géré EPSAS plusieurs années jusqu’en 2011.

[14] http://www.efe.com/efe/america/sociedad/evo-morales-participa-en-ritos-indigenas-para-pedir-lluvias/20000013-3109117

[15]http://eju.tv/2016/11/evo-identifica-una-laguna-virgen-para-proveer-de-agua-a-la-paz/

[16] Une instruction détournée par les humoristes: https://www.youtube.com/watch?v=aeeFvh2F5j4

[17] En 2008 et 2009, leVenezuela a affronté une situation semblable : un manque d’eau doublé d’un déficit de production d’énergie électrique, pour les mêmes raisons combinées : une intense sécheresse attribuée aux caprices du courant maritime El Niño, et une gestion calamiteuse des ressources hydriques.  Dans ses interminables causeries télévisées quotidiennes Hugo Chàvez avait dispensé ses solutions: pour se brosser les dents un petit verre d’eau, et à la place du bain,  la douche « communiste».

[18] http://www.paginasiete.bo/nacional/2016/11/19/vice-gobierno-construira-centenares-represas-117540.html

[19] http://www.enlacesbolivia.com/8514-Garcia-Linera-dice-que-el-Gobierno-construira-centenares-de-represas

[20]http://www.paginasiete.bo/sociedad/2016/11/19/habla-racionar-agua-todo-pais-atendera-construccion-canchas-117552.html

[21] http://eju.tv/2016/11/analistas-acusados-por-el-gobierno-reivindican-su-derecho-a-protestar-y-aseguran-que-el-gobierno-miente/ et http://www.paginasiete.bo/economia/2016/11/23/inversion-publica-para-agua-2017-menor-117983.html

[22] Comme le prévoit la chroniqueuse Karen Arauz : http://www.icees.org.bo/2016/11/agua-ese-gran-igualador/

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