Depuis Buenos Aires, Evo Morales a désigné ses candidats à la présidence et à la vice-présidence de la Bolivie aux prochaines élections nationales prévues pour le 3 mai 2020. Son choix et les commentaires qui l’ont justifié offrent l’occasion de revenir sur la distinction Indien/ non Indien dont l’autoproclamé Indien Morales a fait son fond de commerce. Luis Arce Catacora, ministre pendant douze ans, des Finances d’abord puis de l’Économie, sera le prétendant du MAS à la magistrature suprême, et David Choquehuanca Céspedes, ministre des Affaires Étrangères pendant onze années, l’accompagnera comme candidat à la vice-présidence. Selon Evo Morales, cette combinaison incarne l’alliance entre les intellectuels indigènes (Choquehuanca est « docteur » en thématiques indigènes) et ceux qu’il nomme « Blancs sains » des villes. Ce sera le mariage du monde « originaire » et des détenteurs du savoir scientifique[1].
Cette présentation des candidats a conduit le sociologue Georges Komadina à écrire le commentaire suivant : « Evo Morales …vient d’inventer une nouvelle catégorie ethnique et morale, celle du « Blanc sain » ; non pas du point de vue de sa santé corporelle, bien sûr, mais en ce qu’il propose des objectifs recommandables […] Sans le savoir, il inverse radicalement la thèse d’Arguedas (rédigée au début du XXe siècle) sur le peuple malade »[2], celui des Indiens aymaras de l’Altiplano qui, soumis, résignés et tristes supportent l’odieuse servitude de ceux qui sont chargés de les en affranchir, les prêtres, les fonctionnaires et les patrons. Et Komadina ajoute : « C’est bien entendu une catégorie politique, les bons Blancs étant ceux qui militent dans son parti, tandis les Blancs malades, à la morale douteuse, sont ceux qui le critiquent et votent contre lui[3]. »
Je voudrais orienter mon commentaire également dans une autre direction pour montrer– une fois de plus[4] – à quel point cette dichotomie raciale est fausse et serait risible si elle n’était pas aussi opérationnelle, malheureusement. L’un des deux candidats du ticket présidentiel sélectionné par Morales est généralement considérée comme appartenant au monde des Blancs, ou q’aras selon la terminologie aymara (littéralement pelé), Luis Arce Catacora, tandis que l’autre est invariablement considéré comme Indien : David Choquehuanca Céspedes. Le premier a suivi une formation universitaire d’économiste initiée en Bolivie, sanctionnée par un master de l’université de Warwick (Royaume Uni), et a fait carrière à la Banque centrale avant d’être ministre. Le second s’est fait connaître par ses activités militantes en faveur de la Confederación Sindical Única de Campesinos de Bolivia (CSUTCB). Il a suivi un enseignement de master en histoire et anthropologie à L’Université Mayor de San Andrés (UMSA), puis un autre sur les Droits des peuples indigènes. Il a aussi bénéficié d’une bourse à Cuba, en 1985, pour se former à la pensée marxiste. De 1998 à 2005, il a travaillé dans le cadre du programme NINA, qui assurait la formation de leaders indigènes, programme dont il est devenu le coordinateur national[5].

Dans une société où l’habit fait encore le moine, les deux candidats se distinguent par leur habillement. Le premier endosse volontiers le costume et porte la cravate, le second exhibe la veste col Mao ornée de motifs indiens, popularisée par Evo Morales – dont il a aussi adopté la coiffure, raie au milieu. Il se présente comme l’ultime Inca et fait étalage de sa connaissance du monde originaire millénaire dont il est issu. Il s’est signalé à l’attention publique par ses discours sur la feuille de coca qu’il préconisait d’introduire dans le petit déjeuner scolaire en considération de ses vertus nourrissantes en calcium et phosphore[6] et par la promotion du « viagra indien », la papalisa (l’ulluque[7]). Il nous a même appris que les aymaras vivaient 200 ans avant l’arrivée des espagnols[8].
En dépit de leur vêture aux significations opposées, les deux hommes sont également métis tant du point de vue biologique que culturel. Ce métissage est lisible dans leurs patronymes – Arce Catacora et Choquehuanca Céspedes (le nom du père précède celui de la mère) – qui signent leur double origine : précolombienne et hispanique.
Les Catacora étaient une famille de caciques de la région de Puno (Pérou) : l’une des rares à avoir conservé ses terres après la révolte de Tupac Amaru II[9] pour avoir été fidèle à la couronne espagnole. Et elle aurait ensuite envoyé environ 2000 hommes pour lutter aux côtés de l’armée royale au moment des guerres d’Indépendance. Les Choquehuanca proviennent eux aussi de la région de Puno. Vers 1780, cette famille de caciques possédait la plus grosse propriété de la province d’Azángaro et c’était l’une des plus puissantes entre Cuzco et La Paz[10].
Ces caciques tenaient leur richesse du fait qu’ils collectaient le tribut pour la Couronne espagnole, et qu’ils exploitaient à leur gré les familles paysannes de leurs haciendas par des corvées obligatoires. Après que Bolivar eut supprimé les titres nobiliaires, dont celui de cacique, en 1825, ces nobliaux ont perdu leurs ressources et leur prestige[11].
Au terme de cette brève présentation des deux candidats on voit en premier lieu combien la frontière entre Blancs et Indiens est ténue. Ce qui fait la différence (actuellement) tient à la manière dont la personne se présente et dont elle est perçue. Choquehuanca au nom paternel aymara, au look et au discours indianiste est tenu pour Indien. Arce, au nom paternel hispanique, habillé à l’occidentale, aux compétences universitaires sanctionnées en Europe, est tenu pour Blanc. Cependant ils sont très proches par leur apparence physique et leur généalogie, descendant de familles voisines géographiquement et socialement comparables à l’époque de la colonisation, qui ont subi les mêmes vicissitudes et revers de fortune par la suite. Même leur notoriété actuelle, résultant de la promotion que le caudillo Morales leur a offerte pendant ses mandats successifs les rapproche.
En second lieu, leur ascendance lointaine dans la noblesse inca, la collusion de leurs lignées avec l’envahisseur espagnol, l’enrichissement de leurs ancêtres par l’exploitation de leurs subordonnés dans les haciendas montre bien, s’il en était encore besoin, que le monde aymara – tout comme celui d’autres groupes autochtones colonisés – a toujours été un monde de dominations et d’exploitations.
Il l’était déjà sous l’Empire Inca qui n’aurait pu se constituer sans une série de conquêtes, suivies de servages et de déportations, et il l’est resté par la suite. Il faut beaucoup de naïveté pour présenter ce temps jadis comme un monde d’innocence et un paradis terrestre et il faut bien du cynisme pour laisser entendre, comme Choquehuanca, qu’un gouvernement « de purs aymaras » ramènerait la Bolivie vers cet état premier.
Cependant, l’exaltation de la polarisation Blancs/Indiens à des fins de mobilisation politique pendant les quatorze années de la présidence Morales a laissé des traces profondes. Et force est de constater qu’une partie de ses partisans, notamment sur l’Altiplano, se déterminent en fonction de cette catégorisation. C’est ainsi qu’un dirigeant paysan s’est indigné d’apprendre que le frère Evo écartait de la candidature à la présidence un frère indigène (Choquehuanca) au profit d’un frère q’ara. Meurtri par cette « trahison », il l’a enjoint de respecter le choix des organisations paysannes qui proposaient la candidature de Choquehuanca[12].
[1] https://erbol.com.bo/nacional/evo-binomio-del-mas-es-una-alianza-de-ind%C3%ADgenas-con-%E2%80%98blancos-sanos%E2%80%99
[2] Référence à l’ouvrage d’Alcídes Arguedas, Pueblo enfermo, La Paz, 1909.
[3] Facebook, 20 janvier 2020.
[4] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/230118/l-obstination-racialiste-en-bolivie
[5] Un programme financé par des ONG européennes d’inspiration religieuse (Diakonia, Brot fûr di welt, Caritas France secours catholique) au sein du regroupement d’ONG UNITAS, des ONG qui ont intellectuellement et financièrement contribué à la polarisation Indiens/non Indiens.
[6] 23 février 2006 https://www.bolpress.com/?Cod=2006022312
[7] Les tubercules d’ulluque sont petits, de la taille d’une noix lorsqu’ils sont ronds et jusqu’à 5-7 cm quand ils sont oblongs. Ils sont recouverts d’une peau lisse jaune, orange, rouge pourpré, verte ou blanche, parfois avec des taches mais la chair, plus ferme que la pomme de terre,
[8] La liste de ses savoirs ne se résume pas à ces deux perles. Il a aussi traité du sexe des pierres, de l’horloge du sud dont les aiguilles tourneraient à l’envers (pour retourner au paradis précolombien perdu, ou de la supériorité de la lecture dans les rides des vieillards relativement à la lecture dans les livres…
[9] José Gabriel Condorcanqui Noguera, marquis d’Oropeza, qui suscita le mouvement de sédition le plus important du XVIIIe siècle contre l’Empire espagnol, en 1780.
[10] Nils Jacobsen, Mirages of Transition: The Peruvian Altiplano, 1780-1930, University of California press, 1993. Notons au passage que ces familles étaient déjà largement métissées. Par exemple, au 18e siècle Don Blas Choquehuanca, fils et héritier du cacique Diego Choquehuanca, dont la femme Doña Manuela Bejar, provenait d’une famille créole-Inca-Aymara de la proche région de Putina, épouse Doña Marta Siñani Fernandez Chuy, la fille du cacique de Carabuco (actuellement en Bolivie) p.109-110.
[11] Certains d’entre eux les ont cependant conservés en étant préfets, sous-préfets, ou administrateurs de rang inférieur.
[12] “Nos hemos visto sorprendidos. Cuándo un hermano indígena apoya a un hermano k’ara (como Luis Arce), cómo puede existir esa traición”, expresó Álvaro Mollinedo, dirigente de la Federación Túpac Katari, quien pidió a Morales “reflexionar” y respetar la voluntad de las organizaciones » http://eju.tv/2020/01/bartolinas-interculturales-campesinos-y-la-cob-rechazan-candidatura-de-arce/