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Depuis 2012, chaque année à Valenciennes, le cabaret de curiosités qui s’y tient quatre jours durant n’usurpe pas son nom. Il ne faut pas s’attarder aux intitulés de l’année – en 2012, c’était « No future » ; l’an dernier, « La démocratie et après ? » ; cette année, c’est « Pratiques des communs » –, c’est aussi bateau que bidon. L’important, c’est le mot curiosités associé à des créations toutes contemporaines. Cette année, Romaric Daurier, le très efficace directeur du Phénix, scène nationale de Valenciennes, s’est associé à Herman Lugan pour jeter un coup de projecteurs sur la création néerlandaise.
A la tête du client
Je ne suis resté qu’un jour. Je n’ai pas chômé mais je n’ai pas tout vu, loin s’en faut :
Première curiosité, un jeu de société imaginé par Emke Idema. Née en 1980, ce cerveau a étudié les lettres à Groningen, la performance à Maastricht, le théâtre à Amsterdam. Elle a fondé sa compagnie en 2013 et signe Stranger, un spectacle participatif dont les seuls acteurs sont les spectateurs. On choisit parmi eux 4 joueurs (rouge, noir, bleu, marron), 3 membres du jury. Le reste du public est divisé en quatre camps de supporteurs répartis entre les quatre couleurs. Plantées sur des piques occupant le fond de la scène : des dizaines de visages de gens du coin, des deux sexes, de tous les âges ; des poilus, des chauves, des noirs, des jaunes. Parmi ces tronches, chaque joueur choisit quatre amis. Commencent les épreuves où les joueurs s’affrontent deux par deux, le jury décide du vainqueur. Le jeu est une question qui implique le choix d’une effigie qui risque sa tête. Comme on pouvait s’y attendre et le craindre, les questions relèvent d’une sociologie du comportement : lequel/laquelle est le/la plus sympa, radin, fort au pieu, etc.? Même si à un moment du jeu les joueurs ont le droit de contester le résultat du jury et si, à un autre, les effigies sont remplacées par des personnes du public, on se lasse vite. Cela manque d’audace, de bouffonneries, de non-sens. On imagine ce qu’aurait fait le Théâtre de l’Unité avec un tel jeu.
Prins of networks (encore un titre en anglais, c’est souvent la règle aux Pays-Bas où l’anglais est monnaie courante) est un « concept » de Rodrigo Sobarzo de Larreachea. Il vient du Chili où il a étudié le théâtre et vit à Amsterdam où il a étudié la danse. Son « concept » relève plus des arts plastiques et de la performance solitaire. L’artiste nous offre sur écran le spectacle de sa propre personne jouant à un jeu vidéo projeté sur un grand écran. Cela se passe dans une région polaire, il s’agit de faire sauter des blocs de glace pour se frayer un chemin. Après quoi, d’où il se trouve, c’est-à-dire une tente circulaire où sont enfermées des mouches que l’on voit à travers les murs transparents de la tente, l’artiste essaie d’amadouer les petites bestioles avec un tube néon qui ressemble à une matraque de flic à l’ancienne mais lumineuse, à moins qu’il ne s’adonne au tournoiement d’une danse néo-rituelle. A un autre moment, il expose à la chaleur des pains de glace où est prise une sorte de mini-roue avec dents, à moins que cela ne soit un symbole inuit ou tchoutche du cercle de la vie. L’eau fondue des blocs est reversée d’un air on ne peut plus pénétré par l’artiste dans une glacière, version moderne du chaudron de l’alchimiste. Tout cela se fait dans la pénombre – ce qui ravit bon nombre de spectateurs aptes au petit roupillon. Je ne saurais en dire plus que ces mots lus dans le programme : c’est là un nouveau Royaume de la Toute Sorte, accumulant, « terraformant » ou « biosphérant ». C’est dit.
Avoir la banane et même deux
Will I see you again, encore un titre en anglais, encore une performance solitaire, mais cette fois c’est l’œuvre d’un compatriote, Julien Herrault. Un gaillard qui navigue entre l’art contemporain, la danse et le théâtre. Sa performance tient de tout cela. Le public est invité à entrer dans une salle rectangulaire (l’Espace Pasolini de Valenciennes, coproducteur avec le Phénix) où sont exposées quatre grandes toiles cernant l’espace. Le noir y domine, lacéré de traits rouges qui souvent dégoulinent d’esquisses représentant des canards ou oies sauvages. Dans chaque toile, isolé du reste, un organe : cœur, poumon, cerveau et, je ne garantis rien, estomac. Le corps est au centre du propos. D’ailleurs, on peut le constater sur un moniteur, pendant que l’on folâtre, un homme pédale à fond les manettes sur un vélo comme on en voit dans les salles de gym, c’est

l’artiste. On le reconnaît lorsque, le public ayant pris place sur des chaises et des bancs, il apparaît, le maillot mouillé par l’effort. Sur l’air d’« Opposite Ways » (The Do), il se lance alors dans une danse assez sauvage, entre fureur de tigre et bonds de gazelle. Après l’effort, il s’offre le réconfort de deux bananes tout en nous disant tout le bienfait de ce fruit pour le corps.
Julien Herrault revient d’un long voyage en Islande, effectué à la suite d’une rupture amoureuse (il a vécu dix ans avec une un artiste avec qui il signait des œuvres) et d’un trou artistique de deux ans. En entrant, on avait remarqué une table avec des chiffres et des directions (eat, bike, sleep, j’ai oublié la quatrième), ainsi qu’une coupe pleine de clous, des gros. Le voici qui prend un marteau et, répondant aux ordres d’une voix off en anglais de plus en plus perverse, il enfonce clou sur clou. C’est interminable, mais la fatigue, l’épuisement font partie de la performance. C’est aussi épuisant pour le spectateur qui a droit maintenant au long démontage de la table à l’aide d’une dévisseuse ultra-performante (j’ai oublié de noter la marque). La table désossée, l’artiste retourne le socle : un parfait matelas de clous dressés cher au fakir. Plus courte et plus frappante avait été l’histoire de l’oie sauvage qui tombe sur la table, que l’artiste éviscère avant de pendre l’animal artistiquement, par les ailes. Écartées. L’artiste dispose le matelas de clous dressés sous l’animal, c’est là que vient mourir le fil rouge qui lui sort du bec. Il y aura d’autres épisodes, comme la lecture d’un texte où l’artiste parle de son périple jusqu’au sommet d’une montagne à 30 kilomètres de Reykjavík. A la fin, nu, il pose tel un Apollon au bord du déséquilibre, le tout sous un déluge de décibels.
Devant moi, trois jeunes étudiantes en première année de licence Arts du spectacle à la fac de Valenciennes notent tout ce qu’elles voient. Elles ont choisi ce spectacle comme sujet d’exposé (la critique d’un spectacle) parce qu’elles n’avaient pas envie de couvrir « un truc » traditionnel. Elles sont servies mais un peu perplexes : dans quelle case ranger une telle chose ? Par quel bout la prendre ? Elles décident d’aller poser quelques questions à l’artiste. Il leur explique que Will I see you again est le premier volet d’une trilogie consacrée à lui-même. Le second, With all my love évoquera sa sexualité (à voir à La Ménagerie de verre en septembre). Le troisième, Son of a butcher portera sur ses origines (son père était boucher). Julien Herrault ainsi renouvelle le genre du journal intime : il le fait en trois dimensions, en associant plusieurs arts dont l’écriture. La différence, c’est que le journal intime est généralement publié après la mort de l’auteur (confer le journal de Matthieu Galey qui vient de paraître dans la collection Bouquins en version non expurgée), mais surtout, vivant ou mort, on n’est pas assis devant lui quand il l’écrit, à le regarder tailler ses crayons, curer sa pipe, manger un petit Lu ou, entre deux phrases assassines, jouer aux fléchettes.
La radio des champs
On traversera le pont une fois rendu à la rivière est un titre bien dans l’esprit shooté à l’absurde de L’Amicale de production, soit Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial. On se souvient de leur fameux Germinal et autres facéties (lire ici et ici). Cette fois, ils explorent une nouvelle zone : le « spectacle radio-diffusé » dont la première vient de se dérouler au Phénix (ils y sont artistes associés). C’est de la radio in situ. Sur scène, quelque chose qui tient d’une méga-version de la voiturette de golf et d’un tracteur décapotable. C’est un studio de radio roulant (l’animateur est au volant) installé dans un champ, en lisière d’une forêt, on se trouve au centre de la France du côté de

Montluçon. C’est une webradio aux champs, en contact ce soir-là avec 26 auditeurs. Non loin de là, sur une route, une jeune fille en partance pour la Camargue tombe en panne. Durite. Elle sait réparer, ce n’est pas une mijaurée, mais elle n’a pas l’outil adéquat. Elle tombe sur le père et le fils qui ont créé et animent cette radio aux champs. C’est un début breveté maison et c’est un régal. L’Amicale de production a le talent de retourner les évidences comme des crêpes beurre-sucre, de tapoter les poufs de poncifs sur lesquels s’assoie la vox populi, de dresser des ponts entre l’ici et l’ailleurs, et de chanter l’avènement des lendemains qui déchantent au coin d’un feu de bois artificiel.
Mais cette fois la mécanique s’enraye en cours de route, par exemple, on nous inflige sans rire un pensum sur le bienfait des plantes, on n’est pas là pour ça. L’air est soudain chargé, d’ailleurs il tombe des seaux vers la fin du spectacle. Ce n’est pas la première fois qu’un spectacle de l’Amicale de production n’est pas prêt le jour de la première mondiale. C’est un théâtre qui ne trouve la plénitude de son rythme et son rire que dans l’échange avec le public. C’est l’un des charmes du Cabaret de curiosités que d’être un banc d’essai et de lancement pour des spectacles fusées. Il arrive que cela s’écrase au décollage mais c’est très rare ; le plus souvent, on revient aux ateliers pour quelques réglages. Et on repart de plus belle.
C’est aussi le cas pour D comme Deleuze, un spectacle de Cédric Orain qui se délecte des lettres A, B, C, s’empêtre dans le D et n’a pas encore trouvé sa fin, mais n’ayez aucune inquiétude, les trois protagonistes ont faim de jouer leur D au-delà du bricolage final actuel.
Au commencement était Deleuze
Gilles Deleuze a donné un certain nombre d’interviews dans des revues, des hebdomadaires, des quotidiens. Ils sont réunis dans un livre passionnants titré Pourparlers (Les Editions de Minuit). Mais il n’a jamais accordé d’entretiens télévisés avant sa disparition en 1995. Exception notoire, ses entretiens filmés avec Claire Parnet (une de ses anciennes étudiantes qui l’avait déjà interviewé sur Foucault), sur le mode d’un abécédaire. Des entretiens destinés à être diffusés après sa mort. Deleuze poursuit là cette conversation infinie qu’il avait avec ses étudiants à la faculté de Vincennes et ailleurs. Pur délice que cette pensée qui s’invente à haute voix. Pour un homme de théâtre, c’est fascinant. Et le metteur en scène Cédric Orain n’est pas le premier à tomber sous le charme. Mais en lecteur nourri de Valère Novarina qu’il est, il sait que le théâtre est aussi une affaire de corps, de mouvement, de changements de rythme. Pour se faire, il convoque sur son plateau un conférencier (Guillaume Clayssen), un acteur échalas norvégien (Olav Benestvedt) et un circassien (Erwan Ha-Kyoon Larcher que l’on avait vu dans Notes on the circus, l’unique spectacle du groupe Mosjoukine, lire ici). « De » en norvégien, c’est la mort, nous apprend l’échalas du Nord avec sa voix qui est parfois comme un fantôme deleuzien. Et « leuze », toujours en norvégien, convoque un sombre remugle. Le conférencier, un philosophe, s’offre un tour de chauffe avec la notion de commencement. A quel moment ça commence un spectacle ? Et qu’est-ce qui commence ? Et qu’est-ce qu’il y a avant le commencement ? Il deleuzise en avançant dans son raisonnement par petits bonds et en sautant les petites haies de points d’interrogations.
Qu’est-ce qui sépare le spectacle d’un cours de D du cours d’un spectacle ? Deleuze répond à une question de Raymond Bellour et François Ewald : « les cours ont toujours été une partie de ma vie, je les ai faits avec passion. Ce n’est pas du tout comme des conférences, parce qu’ils impliquent une longue durée et un public relativement constant, quelquefois sur plusieurs années (…) Il faut préparer longtemps pour avoir quelques minutes d’inspiration. »
Le temps, c’est sans doute ce qui manque à certains spectacles du Cabaret de curiosités mais la remarque vaut pour beaucoup d’autres spectacles, et de plus en plus. Le temps de travail en amont s’est drastiquement amenuisé : les spectacles nous arrivent avant terme, ils ont encore besoin de soins avant d’atteindre un poids raisonnable. Les journalistes deviennent des couveuses. Un journaliste transformé en couveuse, c’est une curiosité. Quant au cabaret...
Le Cabaret des curiosités s’est déroulé du 28 février au 3 mars au Phénix de Valenciennes, programme ici.