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Billet de blog 7 juillet 2017

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Avignon: Satoshi Miyagi, le nautonier japonais d’«Antigone»

En montant « Antigone » de Sophocle, le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi navigue dans une barque entre le théâtre de son pays et le théâtre occidental. Le spectacle va à la pêche aux mythes, aux réminiscences. Le nô, grand capitaine, donne le cap. Un grand soir dans l’histoire de la Cour d’honneur du Palais des papes.

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Illustration 1
Avignon, Cour d'Honneur du Palais des papes, scène d'Antigone" © Christophe Raynaud de Lage

La chaleur est encore sur la place du Palais des Papes lorsque que l’on fait l’une des queues pour accéder à la Cour d’honneur, l’espace le plus mythique du Festival d’Avignon. On s’apprête à voir le spectacle d’ouverture du Festival, Antigone de Sophocle dans une mise en scène du japonais Satoshi Miyagi. Il y a de la nervosité dans l’air, ça papote sec dans les escaliers qui montent vers la zone où vous a été attribuée une place. Quel contraste avec ce que l’on découvre devant le fameux mur en s’asseyant : un lac de la tranquillité, des êtres vêtus de blanc qui marchent à pas lents sur un sol d’eau, quelques centimètres d’eau qui n’entravent pas les chevilles, se laissent caresser par les petits pas glissés chers au théâtre nô venu visiter la vieille pièce grecque, fleuron du théâtre occidental.

Alors tout se renversa

Le dépaysement va être total, bien plus que lors de l’adaptation du Mahâbhârata présentée par le même metteur en scène japonais en 2014 à la carrière Boulbon. Héritier du grand Tadashi Suzuki (qui, dans les années 70, subjugua le public du festival de Nancy), Satoshi Miyagi est à la tête d’un théâtre parmi les plus enchanteurs du monde à Shizuoka au pied du mont Fuji. Chaque année, il y organise un festival mondial (il y a créé son Antigone en mai dernier). Daniel Jeanneteau et Claude Régy ont eu l’honneur d’y diriger la troupe. La mise en scène de Jeanneteau de La Ménagerie de verre de Tennessee Williams n’est malheureusement pas venue en France mais on a pu voir au Festival d’Avignon Les Aveugles de Maeterlinck dans la mise en scène de Claude Régy. Je me souviens des louanges qu’il avait adressées aux acteurs japonais venus en coulisses l’entourer à la fin du spectacle. Rompus à toutes les disciplines, sachant apprivoiser le silence comme un oiseau et sachant qu’il est une ultime ou première parole, les acteurs japonais avaient compris instinctivement l’approche du théâtre du metteur en scène français qui désarçonne plus d’un spectateur de son pays.

Je pensais à tout cela en attendant que le public ait pris place dont, discrètement, la ministre de la Culture venue quasi seule sans les habituels malabars à oreillettes attachés à la fonction ministérielle. Elle aussi regarda cette danse lente non dansée qui calmait notre regard. Alors tout se renversa.

Finis pour un temps les pas glissés, la troupe se regroupe au bord du lac, devant les spectateurs, et une actrice, au milieu d’eux, nous explique en français (surtitré en français) que la troupe japonaise va prendre cinq minutes pour nous rafraîchir la mémoire en nous racontant l’histoire de la pièce de Sophocle.

Et chacun s’y colle, dans un français vrillé par le phrasé japonais, en se présentant : les deux frères (Etéocle et Polynice) qui vont s’entretuer, le roi Créon qui va honorer l’un et traiter l’autre de traître, Antigone qui se refuse à ce jugement qu’elle estime injuste et indigne des dieux, sa sœur Ismène qui a pris le parti de l’obéissance et, plus tard, le vieux Tirésias qui vient asséner ses terribles prédictions après que le roi Créon a condamné Antigone, la fiancée de son fils Hémon, à mourir dans le noir d’une caverne à jamais murée. Tout cela est dit avec des voix vives, une belle énergie du corps des acteurs. Ils vont jusqu’à proclamer le nom de leur théâtre : SPAC (Shizuoka Performing Arts Center). Le public est ferré, heureux d’avoir tout compris avant que cela commence.

Deux pour un

C’est là une entrée en matière subtile et généreuse de la part de Satoshi Miyagi et de toute sa troupe (une trentaine d’acteurs et de musiciens), ouvrant la voie à l’apprivoisement immédiat du modèle de jeu cher au metteur en scène japonais séparant le corps et la parole. Ce que Miyagi résume en une formule : « deux acteurs pour un rôle ». Antigone est sur son rocher laissant voir son visage aussi lisse que celui d’une porcelaines japonaises (au Japon, la poterie est un art nullement secondaire), son émotion étant tout intérieure, seule la cassure du corps laisse poindre le tourment. Sur le côté, dans la pénombre, le plus souvent assis (sur un petit tabouret), un(e) autre profère son texte. Et il en va ainsi pour tous les personnages de la pièce.

Au Japon, ce mode de jeu est l’apanage du théâtre nô et pas seulement. Dans un nouvel ouvrage qui vient de paraître Le Nô infini, le passionné Armen Godel part des origines du nô et va jusqu’à la passion que lui vouait Heiner Müller. Godel cite au passage ce poème composé par le moine Shûhô Myîchô au XIVe siècle que l’on croirait écrit pour le spectacle : « voir avec les oreilles / entendre avec les yeux / sans nul doute c’est / de la pluie qui d’elle-même s’égoutte de l’avant-toit ».

Alors, la lumière se renverse une nouvelle fois, retour au lac de la tranquillité dont les rochers vont être le théâtre de la tragédie. Un passeur, un nautonier venant de l’arche sur la droite conduisant aux coulisses, se tient debout dans une barque à fond plat qu’il fait avancer avec une perche (appelée bourde au bord de la Loire). Son embarcation avance lentement parmi les acteurs vêtus de blancs avant que le nautonier ne l’arrête pour distribuer aux acteurs protagonistes des perruques blanches. Chacun rejoint un des rochers, celui d’Antigone étant au centre, celui de ses deux frères sur le côté droit de la scène. Ce détachement entre le corps et la voix coupe court à toute psychologie, le théâtre s’affirme en s’accomplissant, la tension est extrême.

Le second élément déterminant, comme dans le nô, c’est la musique. Nullement traditionnelle, elle est composée par Hiroko Tanakawa et ferait plutôt écho de façon lointaine à la musique répétitive d’un Phil Glass. Occupant tout le fond de la scène, au pied du mur, les musiciens sont nombreux, une quinzaine peut-être. Tout commence par le murmure d’un instrument qui semble être un xylophone, le son va grondant de plus en plus, les autres percussions (nombreuses) prennent le relais, suivront des rythmes lancinants. Alors s’invite dans le spectacle un fantôme (le théâtre japonais est très fort en fantômes), celui d’Einstein on the beach de Robert Wilson (sur une musique de Philip Glass), autre dépaysement du théâtre.

Ombres porteuses

Troisième élément tout aussi déterminant que les précédents : les ombres. De la Turquie au Japon en passant par la Malaisie ou la Chine, le théâtre d’ombre est un art très ancien, apanage des villages où l’on bricolait des des castelets de fortunes. Derrière un écran éclairé par des bougies (aujourd’hui par des led), des acteurs-manipulateurs brandissent des figures de cuir ouvragées (humains, animaux, maisons, fleuves) contre l’écran, disant et chantant des histoires accompagnées par un orchestre installé sur le côté. Ces ombres sont parfois minuscules, parfois gigantesques. Satoshi Miyagi a la géniale idée de transformer le mur de la Cour d’honneur en écran où les ombres d’Antigone et des autres sont projetées par le biais d’un modeste projecteur installé discrètement au pied des rochers. Satoshi Miyagi n’aime rien tant que croiser les arts en les associant dans une poétique sonore et visuelle, de les frotter entre eux comme des oignons pour mieux les faire pleurer. Ajoutons que la scénographie signée Junpei Kiz émet des signes vers maintes œuvres picturales des maîtres japonais.

Illustration 2
Autre scène d'"Antigone" © Christophe Raynaud de Lage

Le nautonier sur sa barque dialogue à distance avec le nautonier du peintre Ronan Barrot exposé parmi d’autres tableaux à l’église des Célestins (lire ici). C’est le même passeur, celui qui voyage entre la vie et la mort, et associe morts et vivants. C’est lui que Miyagi délègue pour nous dire comment la culture japonaise marquée par le bouddhisme a une conception en principe plus tolérante, jetant des ponts entre le bien et le mal, ce à quoi se refusent dans la pièce de Sophocle et Créon et Antigone : adeptes du tout ou rien. Dans la mise en scène de Miyagi, ce décentrement reste en pointillés.

A la fin, quand tout est accompli, le nautonier revient. Il dispose sur l’eau des blocs lumineux, mi-lampions, mi-urnes funéraires, leur lumière en flottant apaise les cœurs meurtris. Au pied du mur, la musique se résume à trois coupelles métalliques dont on frotte le pourtour. La simplicité grandit toujours le théâtre. Alors les acteurs du chœur s’assemblent lentement mais sans affectation, en marchant ils dessinent un cercle autour du lac. Ils sont un à un rejoints par les protagonistes de la tragédie. L’un derrière l’autre, d’un même geste collectif, ils tendent leurs bras et leurs mains, se livrant à une chorégraphie douce qui convoque dans le lointain un autre fantôme, celui des spectacles de Pina Bausch donnés dans cette même Cour d’honneur. Le nautonier s’en retourne. C’est fini.

Dans cette mémorable Antigone si chavirée de mémoires, si doucement surprenante, Satoshi Miyagi nous fait toucher cet « art de l’expression quasi inexprimable » qu’est le nô selon l’un de ses grands maîtres, Nomura Shirô cité par Armen Godel. On se souviendra toutefois avoir été ému non par un prurit psychologique (toute psychologie est absente alors qu’elle inonde le off avignonnais), mais par tel ou tel détail concret nous renvoyant à notre vie. On se souviendra d’avoir été comblé par ce moment intense et continu de ce que les Japonais nomment yûgen et qui n’est autre, nous dit Zéami, que « la beauté pleine de grâce associée à la douceur ».

Post-scriptum : ce magnifique spectacle ne sera donné que six fois dans la Cour. Il fut un temps où tout spectacle dans la Cour d’honneur affichait au moins dix représentations. Pour un festival qui se prétend le plus grand du monde, six représentations seulement dans la Cour d’honneur d’un tel spectacle venu de loin et qui n’ira pas ailleurs, c’est nul. Le Festival d’Avignon, comme la plupart des théâtres – mais il devrait être un contre exemple –, se vautre dans les chiffres. Plus j’ai de spectacles à l’affiche, mieux je me porte, et, corollairement, moins il y a de représentations, plus le taux de remplissage est optimal. Cette logique comptable et marchande fait une victime : le public. Des centaines de spectateurs voulaient et voudront voir le spectacle de Satoshi Miyagi. Ils ne le verront pas. C’est complet, archi-complet. Et aucune représentation supplémentaire n’est annoncée. Au suivant ! 

Antigone, Cour d’honneur du Palais des papes, jusqu’au 12 juillet (sf le 9), 22h.

Le Nô infini, cinq études, fragment d’une chronique, trois nô d'Armen Godel, éditions MétisPresses, 296 p., 24€.

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