Jeune metteur en scène sorti en 2012 de l’école du Théâtre national de Bretagne, Simon Gauchet s’est vite révélé à travers d’étonnants spectacles comme L’Expérience du feu (lire ici) ou Le Projet apocalypse (lire ici), et plus récemment un projet flottant et itinérant, Le Radeau utopique. Pensionnaire à la villa Kujoyama à Kyoto, il en est revenu avec un spectacle faisant le pont entre ici et là-bas, L’Expérience de l’arbre créé en 2019. Depuis deux ans, il anime le théâtre-paysage de Bécherel, petite commune entre Rennes et Saint-Malo et cité du livre (700 habitants, 15 librairies), où il fraie les pistes d’un théâtre par et pour un territoire. Simon Gauchet est également artiste associé au CDN de Lorient jusqu’en 2022. Aujourd’hui, confiné chez lui en Bretagne, il se livre ici à une réflexion passionnante sur l’état de notre théâtre aujourd’hui en rêvant concrètement à celui de tout à l’heure.
L’entre-soi du théâtre français nous explosera à la figure
« Comme tout écosystème qui s’auto-alimente et qui possède une folle inertie, le monde du théâtre, aujourd’hui considérablement impacté, tente de ne pas perdre la face et de faire en sorte que tout continue comme avant. Il y a toutefois un frémissement dans l’air. On voit apparaître des lieux culturels prêts à défricher des chemins inconnus. Des artistes prennent la parole pour proposer des formes inédites. Dans le même temps, les programmateurs.trices s’arrachent les cheveux et tentent de composer un puzzle impossible : compiler plusieurs saisons en une. Prenons la mesure de ce qui nous arrive et déployons les forces de l’imagination nécessaires à notre survie morale et sensible.
En septembre, les salles seront vides et nous renverront un miroir terrible. Faute de vaccins, il est fort probable que le virus circule toujours. Toutes les personnes dites « sensibles », les plus de 65 ans ne voudront probablement pas prendre le risque de recevoir les postillons d’un acteur ou de s’enfermer dans le gigantesque germoir à virus que sont les théâtres. Tous les publics dit « captifs » : lycéens, collégiens, scolaires manqueront également à l’appel. On imagine bien qu’aucun professeur n’aura la tentation d’une sortie de groupe à l’automne. Peu à peu, apparaît l’image de salles clairsemées, de spectateurs masqués, parce qu’il faut coûte que coûte continuer comme avant. Outre le fait que les mises en scène des spectacles seront peut-être bien bouleversées par l’intrusion des gestes barrières (imaginons un spectacle de danse contact où les danseurs gardent un mètre de distance les uns avec les autres), les salles, vidées, nous poseront furieusement la question : pour qui jouons-nous ? Ces quelques amis acteurs venus en solidarité voir du théâtre masqué ? L’entre-soi du théâtre français nous explosera à la figure.
Un rapport officiel qui date de 2009, relayé par les statistiques de l’Observatoire des inégalités de 2013, rappelait que 42 % des Français n’ont jamais vu de spectacle de théâtre de leur vie, tandis que les théâtres sont fréquentés par environ 19 % de la population. On a cru qu’en construisant des théâtres en province à l’heure de la décentralisation théâtrale, on résoudrait le problème de l’accès à la culture. On ne se figurait sans doute pas qu’habiter à quelques kilomètres d’un théâtre n’en rendrait pas l’accès forcément plus simple tant la porte est symboliquement lourde à pousser. Alors est venu la démocratisation puis la démocratie culturelle, avec cette injonction à la création participative (qui peut être magnifique comme complètement démagogique) mais aussi l’avènement des « droits culturels », trop souvent méprisés par nous, « professionnels de la culture ». Il faut pourtant se l’avouer, ces 81% de la population qui ne fréquentent pas les théâtres ne sont pas à plaindre pour autant : ils habitent la ville comme la campagne et ils pratiquent d’autres formes de cultures qui n’ont pas besoin de grands édifices et de machinerie complexe pour exister. Le moment que nous traversons pourrait nous donner l’opportunité de sortir de nos cages dorées et d’inventer un rapport au territoire différent.
Aujourd’hui ce sont bien les théâtres et notre art qu’il faut relocaliser
À l’aune de cette crise sociale, sanitaire et environnementale que nous traversons, naît plus que jamais la nécessité d’un retour à une échelle de vie, de production et de consommation locale. Chacun appelle de ses voeux les « circuits courts », la relocalisation des moyens de production, l’« économie circulaire » et une alimentation décarbonée. Le milieu théâtral ne peut pas s’extraire de ce changement d’échelle et de paradigme de nos modes de vie et de production. Aujourd’hui ce sont bien les théâtres et notre art qu’il faut relocaliser. Jusqu’à présent, la diffusion définit les règles de financement des institutions et de la création contemporaine. Plus vous avez de dates, plus vous recevez de subventions publiques. Cela oblige à produire soit des formes minimales qui se ressemblent toutes : quelques acteurs (3, c’est déjà trop) un décor simpliste ou pas de décor du tout, soit des spectacles mastodontes dont les budgets sont faramineux, révélateurs des inégalités gigantesques qui existent entre équipes artistiques, sans compter un bilan carbone souvent désastreux. Cette injonction à diffuser, c’est à dire à vendre un produit à grande échelle, nous empêche trop souvent d’être ambitieux dans nos liens au territoire, dans l’invention de formes qui ne jouent pas 50 fois pour 1000 spectateurs mais qui sont tellement précieuses parce qu’elles existent au bon moment, au bon endroit.
Pourtant à l’heure actuelle toutes les structures (compagnies ou théâtres) dont l’activité ne repose que sur la vente ou l’achat de spectacles à l’échelle nationale ou internationale vont être durablement touchées, certaines ne s’en relèveront pas. Celles qui sont sur le terrain, elles, en invention permanente, en lien direct avec les collectivités, avec les habitants d’un territoire, auront un rôle déterminant à jouer. Certains théâtres souffrent d’un ancrage territorial si faible qu’on pourrait les déraciner et les inter-changer les uns avec les autres, la programmation est d’ailleurs parfois quasiment la même. Nous avons désormais besoin que les théâtres retrouvent une agilité et bousculent leur logiciel. Non, il n’y aura pas de programme de saison de septembre 2020 à juin 2021 parce que « Le temps et l’espace sont morts hier » comme le déclarait Filippo Tommaso Marinetti dans le Manifeste du futurisme en 1909. Il n’y aura pas de programme de saison parce qu’il est mortifère, aujourd’hui comme pour demain, d’écrire une programmation deux ans à l’avance. Il n’y aura pas de programme de saison parce que les éditos engagés sonneront creux face à notre impuissance.
Infuser, chacun là où nous sommes, plutôt que de diffuser à tout va
Et si nous voyions cette crise comme une « opportunité » ainsi que nous le propose Mathias Langhoff (lire ici)? Et si cette époque rendait nécessaire l’invention de récits dont nous avons besoin pour des lieux et pour des territoires, plutôt que de rentrer dans la chaîne de l'industrie théâtrale qui s’effondre ? Les théâtres sont morts, vive les théâtres ! Plutôt que de se voiler la face, travaillons à l’invention de « théâtres situés », qui prennent soin de l’environnement qui les entoure, qui créent pour lui et par lui, qui accompagnent aussi encore plus les compagnies locales, car ce sont d’abord elles qui vont prendre en pleine face ce qui nous arrive. L’époque nous permet ceci : d’infuser, chacun là où nous sommes, plutôt que de diffuser à tout va et à tout vent. Il est temps de déserter ces grands navires naufragés que sont les théâtres, de les transformer en camps de base plutôt qu’en forteresse, « nous sommes à l’heure où il faut dépayser notre art , le sortir du théâtre »imaginait Jacques Copeau avant de quitter son théâtre parisien pour inventer une des premières expériences de décentralisation en Bourgogne en 1924. Face à une saison 2020-2021 d’ores et déjà avortée, appelons aux déferlements de nos imaginaires et inventons l’automne de tous les possibles. Faisons cohabiter exigence artistique et exigence démocratique. Prenons cette saison prochaine comme un moment d’expérience pendant lequel tenter des formes inouïes qui n’auraient pas lieu dans des salles de spectacles mais partout ailleurs, dans les hôpitaux, les lycées, dans l’espace public, dans les champs, sur les fleuves ou les ronds-point pour 2, 10 ou 50 spectateurs. Convions les équipes artistiques à travailler en dehors de cette boite noire si confortable. Convions-les à faire surgir les récits dont nous avons collectivement besoin. Pour survivre, il nous faut tous, artistes comme directeurs.trices de lieu, retrouver l’énergie du jeune Treplev dans la Mouette : Il nous faut des formes nouvelles, oui des nouvelles formes et s’il n’y en a pas mieux vaut rien du tout. »