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Écoutez la vieille recluse, c’est vers la fin du spectacle et vers la fin du texte Sur la voie royale :
« Puisque vous posez la question, aujourd’hui je dois me contenter de n’importe quelle question, bientôt plus personne ne m’en posera, utilisons le temps qu’il nous reste avant qu’il nous use et nous abuse : non, je n’ai pas de queue, je l’ai remarqué depuis longtemps, à un âge qui était justement prévu pour cela, et ce n’est pas maintenant que je vais y avoir droit, c’est toujours mieux que de ne plus l’avoir droite; je ne suis pas une créature à l’image de Dieu, non je ne ressemble sûrement pas à Dieu, j’ai vu des photos, j’ai vu des tableaux, j’ai vu d’autres tableaux, j’ai vu ses toutes dernières photos, il a drôlement changé, mais quand même : incomparable ! Certes je suis sortie du même four, non pas du même mais un similaire comme cette femme qui ne parle pas mais qui de même là, parce qu’elle a tout mis au placard, toujours, moi j’ai mis les pieds dans le plat ». Il y en a cent cinquante pas comme ça et ça balaie, et ça dégomme. Œdipe super star, le roi et sa houppette (Jelinek a commencé à écrire ce texte la nuit de l’élection de Donald Trump), Peggy la grenouille, Heidegger et ses cahiers noirs, elle la solitaire, les femmes et les filles d’abord. Quel bagou ! Quel fluide chamanique ! Quel texte monstre !
Depuis son prix Nobel de littérature en 2004, Elfriede Jelinek, aujourd’hui octogénaire, vit à l’écart. « Quand je suis à Vienne, je vis seule. Ma journée s’organise autour des infos et des petites choses de la vie quotidienne, auxquelles je m’accroche pour ne pas être larguée. Quand je suis à Munich, je vis avec mon mari. Mais il est aussi solitaire que moi sinon plus. C’est tout ce que je peux dire, car il ne se passe pas grand-chose. » Mais elle écrit, ce qu’elle nomme son « blabla » sur Internet. « Mes textes, je les cède complètement. Chacun ou chacune peut en faire ce qu’il ou elle veut » (entretien recueilli par courriel, publié dans Le Monde au milieu de l’été 2019). Sur la voix royale n’est pas son dernier texte mais le dernier a avoir été traduit en français (L’Arche, 2019) par Magali Jourdon et Mathilde Sobottke.
Sans domicile fixe depuis qu’il a quitté la direction de la Comédie de Reims il y a quelques années avec un triple spectacle, Cadiot (lire ici), Ludovic Lagarde s’est donc aventuré dans Sur la voix royale. Il a très vite pensé qu’il fallait porter ce texte à la scène et qu’il fallait le faire avec une seule actrice. Il a tout de suite pensé à Christèle Tual qu’il a souvent dirigée (entre autres dans plusieurs textes d’Olivier Cadiot). Mais comment allait-elle traverser toutes ces figures invoquées, tel ce roi qui revient souvent et qui règne alors, Trump, jamais nommé : « Le roi montre maintenant son visage, vraiment, c’est lui ça ? ce n’est pas vrai, ou plus exactement, ce n’est pas son vrai visage. Rien n’est de ce qu’il montre, tout est emprunté, mais ne sera jamais rendu.Vous le voyez déjà, moi pas encore, c’est la même chose que sur son permis de roi, grâce auquel il peut entrer partout, oui, dans les femmes aussi, avec plaisir, dans chaque maison, grâce à cet écran, tactile ou pas, il entre tout simplement partout. »
Avec sa costumière Marie La Rocca et plus encore avec sa maquilleuse Cécile Kretchmar va ainsi s’élaborer un processus aussi magique que diabolique : l’actrice ne quittera pas le plateau, ne cessera jamais de jouer. Venue de derrière une palissade blanche, une costumière-maquilleuse viendra mettre ou ôter des bouts de vêtements, la chausser ou la déchausser, poser ou enlever un masque, maquiller le visage, le cou, les bras, obturer les yeux et les maculer de giclées rouge, ou encore la coiffer. Et tout cela, j’insiste, sans que l’actrice ne cesse de jouer. Cela demande une concentration et une complicité extrêmes, c’est ô combien le cas, et c’est donc ensemble que l’actrice et l’habilleuse costumière, Christèle Tual et Pauline Legros, viennent saluer. Ajoutons que le compositeur Wilfgang Mitterer a, de surcroît, composé une magnifique partition en accord avec le souffle de l’actrice. Comme si ce triple mouvement (jeu, maquillage, musique) prolongeait le flux de l’écriture de Jelinek. De mémoire de spectateur, je n’avais jamais vu ça.
Théâtre 14, 20h les ma, mer et ven, 19h le jeudi, 16h le sam jusqu’au 27 oct.