jean-pierre thibaudat
journaliste, écrivain, conseiller artistique
Abonné·e de Mediapart

1044 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 juil. 2019

jean-pierre thibaudat
journaliste, écrivain, conseiller artistique
Abonné·e de Mediapart

Avignon : entre théâtre et cinéma, Julie Duclos sert et cerne Maurice Maeterlinck

Pour mieux magnifier le théâtre d’âme de Maeterlinck, en mettant en scène « Pelléas et Mélisande », Julie Duclos passe par le cinéma. Les ombres des dialogues de l’auteur, ses silences, ses points de suspension n’ en sont que plus prégnants. Et les acteurs le prouvent.

jean-pierre thibaudat
journaliste, écrivain, conseiller artistique
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Scène de "Pelléas et Mélisande" © Christophe Raynaud de Lage

Dans un geste fort, Julie Duclos inverse les deux premières scènes de Pelléas et Mélisande. Tout commence dans la forêt et non plus aux portes du château. Et ce n’est pas une forêt de théâtre mais une vraie forêt, filmée et sonore. Parti à la chasse et poursuivant un sanglier blessé, Golaud, petit-fils du vieux roi d’Allemonde, s’est égaré et a perdu ses chiens. Il est seul. Il monologue en voix off et dit entendre « une petite fille qui pleure à la fontaine ». Il s’approche, la touche, elle s’effraie. Il la questionne en vain. Elle ne dira guère plus que son nom, Mélisande, et qu’elle s’est « enfuie ». Que fuit-elle ? Qui fuit-elle ? Pourquoi a-t-elle si peur ? On ne le saura pas. Pas plus qu’on ne saura qui est ce « il » qui lui a donné une couronne tombée dans l’eau profonde de la fontaine et dont elle ne veut plus. C’est là ce théâtre de l’âme cher à Maeterlinck, dont Claude Régy nous a restitué la profondeur, si loin du théâtre explicatif dont on nous gave aujourd’hui et qui pollue bien des spectacles comme on peut le constater au Festival d’Avignon.

« Vous n’en viendrez jamais à bout »

Julie Duclos va ainsi transposer au cinéma plusieurs scènes en extérieur de la pièce, hors du château et de ses abords où tout se passe. Ainsi cette scène, qui fait écho à celle décrite ci dessus, où l’on voit Mélisande tenue par la main par Pelléas, le jeune demi-frère de Golaud, aller chercher la bague offerte par Golaud à sa jeune épouse Mélisande, celui dont elle avait remarqué lors de leur rencontre près de la fontaine qu’il avait «  déjà des cheveux gris ». Ce n’est pas le cas de Pelléas, à peine plus âgé que Mélisande, l’attirance entre ces deux êtres est réciproque, ils finiront par se l’avouer avant que la mort ne finisse d’inonder la pièce, verbe choisi à dessein car l’eau, de préférence profonde, est omniprésente dans Pelléas et Mélisande. Dans la brève seconde scène (anciennement la première) on entend des servantes frapper à la porte pour nettoyer le sol en prévision d’une grande fête (l’anniversaire du vieux roi, malade, dont on attend la mort ). « Oui,oui ; versez toute l’eau du déluge ; vous n‘en viendrez jamais à bout » leur dit le portier.

Maeterlinck décrit un monde qui se meurt renfermé sur son îlot. A ses portes, des ennemis prêts à en découdre et un peuple qui « meurt de faim », tel ces trois vieillards que la faim a endormi au fond de la grotte où Pelléas guide Mélisande en lui tenant la main, première étape du contact entre ces deux corps qui ira croissant. Golaud, père du petit Yniold (issu d’un premier lit), est trop vieux pour rompre le cours des choses, mais assez jeune pour savoir que ce monde court à sa perte. Sa jalousie à l’égard du jeune couple que forme Pelléas et Mélisande n’est pas seulement celle d’un mari dont la femme en aime un autre.

Chez Maeterlinck, les mots aiment vagabonder dans la polysémie et s’abîmer dans des échos. Ainsi, acte deuxième, scène 1, Pelléas dit venir s’asseoir « vers midi » près de la fontaine et midi « sonne » quand la bague tombe dans l’eau. A la scène 2, c’est en entendant les douze coups de midi que le cheval de Golaud « s’effraie subitement » et se jette « comme un aveugle, contre un arbre », blessant son maître lequel croit que son cœur est « écrasé ». Il ne l’est pas, mais il l’est aussi. Acte quatrième, scène 2, Arkël, le fils du vieux roi, se souvient devant Mélisande (elle l’appelle grand-père) de leur première rencontre : « Au moment où tu entrais dans le vestibule, je t’ai vue changer de visage et probablement d’âme, comme on change de visage malgré soi lorsqu’on entre à midi dans une grotte trop sombre et trop froide... ». Et il ajoutera : « je ne puis pas expliquer... »

489 points de suspension...

Ces points de suspensions successifs font partie des 489 que compte la pièce, soit plus du double que celui des points d’exclamation comme le remarque Paul Gorceix dans son excellente édition des œuvres de Maurice Maeterlinck (aux éditions André Versaille). Ces points de suspension sont l’une des armes dont l’auteur abreuve son théâtre. Ainsi dans Le Tragique quotidien écrit-il : « Il n’y a guère que les paroles qui semblent d’abord inutiles qui comptent dans une œuvre. C’est en elle que se cache son âme. A côté du dialogue indispensable, il y a presque toujours un autre dialogue qui semble superflu. Examinez-le attentivement et vous verrez que c’est le seul que l’âme écoute profondément, parce que c’est en cet endroit seulement qu’on lui parle. Vous reconnaîtrez ainsi que c’est la qualité et l’étendue de ce dialogue inutile qui détermine la qualité et la portée ineffable de l’œuvre. » Remplacez âme par inconscient et autres subconscient ou non-dit et le tour est joué. Tenants d’un théâtre qui n’en finit pas de bavarder, relisez Maeterlinck !

C’est à la croisée de ce dialogue essentiel « qui semble superflu » que se rencontrent des théâtres apparemment éloignés les uns des autres comme ceux de Claude Régy et de Piotr Fomenko ou encore celui de Jean-Marie Patte. Ce dernier a renoncé au théâtre, le cœur de Piotr a lâché et on ne verra plus de spectacles de Claude Régy. Un monde se meurt ; lui aussi, cerné de hordes ennemies et entouré de miséreux comme celui du château où vit le vieux roi de la pièce ? Non. Le théâtre sait marcher dans les grottes sans trébucher comme le fait Mélisande, il est né là, de ces ombres éclairées par des torches. A sa façon, usant une nouvelle fois (lire ici et ici) du cinéma pour servir le théâtre, Julie Duclos s’empare de ce flambeau et se pose de bonnes questions. « Faut-il filmer l’enfant qui regarde ? Faut-il révéler ce qui est caché ? Qu’est-ce qui fait si peur, est-ce la nature du son venant soudain donner à la scène une dimension inquiétante ? Est-ce la lumière qui rend les corps présents et absents en même temps ? Est-ce tout cela à la fois ? ».

Les lumières de Mathilde Chamoux, les sons de Quentin Dumay apportent leur part de réponse. Laquelle est étayée par un carré d’acteurs remarquables. Philippe Duclos (Arkël) d’une douceur à la distanciation feutrée et dont la voix semble couler d’une fontaine au mince filet, Mathieu Sampeur (Pelléas) qui sait finement ne pas forcer le trait du discours amoureux d’une jeunesse vigoureuse, Alix Riemer (Mélisande) désarmante de justesse et surprenante dans ses jaillissements intuitifs, enfin Vincent Dissez (Golaud) qui accompagne au plus près et au plus fin les affres de son personnage, allant de stupeur en ruse, de violence en folie pour finir KO debout, anéanti, comme mort-vivant.

Festival d’Avignon, la Fabrica, jusqu’au 10 juillet, 18h. Puis tournée à la rentrée : du 16 au 18 oct à la Comédie de Reims, les 13 et 14 nov, au CDN de Normandie-Caen, du 27 au 30 nov au Théâtre du Nord à Lille, les 17 et 18 au CDN de Besançon. Puis début 2020 : Rennes-TNB , Mulhouse-Filature, Odéon-Paris, Lyon-Célestins, Saint-Quentin-en-Yvelines.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte