Alors que dans la salle du haut du Théâtre de la Bastille on peut assister à un spectacle d’une grande délicatesse, Doreen (lire ici), ça vole très bas dans la salle du bas où se donne un spectacle qui s’essuie les pieds sur une pièce de Tchekhov, la plus célèbre peut-être, celle qui sert d’emblème au Théâtre d’Art de Moscou : La Mouette. Un point positif tout de même : la scénographie éclatée, seul point qui rapproche ce bas bien bas du très haut spectacle du haut dont la scénographie est également éclatée mais avec plus de subtilité.
« Fait chier ! La campagne, mec »
Au début de la pièce, le vieux Sorine apparaît appuyé sur une canne auprès du jeune Constantin Treplev, fils de sa sœur, Irina Arkadina. C’est un homme âgé, souvent endormi, il n’aime pas la campagne mais, à la retraite, il ne sait où aller, alors il reste là dans le domaine familial. Tchekhov aime camper ces personnages âgés qui attendent que le temps passe.
Le voici qui entre et dit à Constantin : « Moi, mon ami, à la campagne, il y a quelque chose qui ne me convient pas et, de toute évidence, je ne m’habituerai jamais ici. » C’est la traduction d’Antoine Vitez. Lequel parlait russe et avait traduit la pièce pour la mettre en scène. Dans la salle du bas du Théâtre de la Bastille, cette réplique devient : « Fait chier ! La campagne, mec, je sais pas : c’est pas ça. ». Clément Camar-Mercier est le signataire du texte français, de l’adaptation et de la dramaturgie du spectacle. Il se présente comme un homme libre (de faire n’importe quoi, note du journaliste) : « J’aime penser qu’une adaptation libre peut aussi être une traduction fidèle. » A chier plutôt (restons dans l’ambiance).
Et tout le reste est à l’aune de cette réplique. Comme si le texte de Tchekhov était malléable à merci. C’est du détournement de fond. Ajoutons que le traducteur ne parlant pas russe n’a pas cherché un collaborateur qui aurait pu lui faire entendre la langue de Tchekhov dans le texte, non, il est parti d’une traduction anglaise, « comme cela se fait souvent », précise-t-il sans vergogne dans le programme en racontant n’importe quoi.
De Constantin à Constant
Ma voisine qui s’emmerdait ferme (restons dans le ton) tenait le programme ouvert sur ses genoux et je l’ai donc lu pendant le spectacle – ce que je ne fais jamais – tant j’avais mal aux yeux et aux oreilles. Clément Camar-Mercier, péremptoire, ajoute encore « il faut aussi parfois savoir embrasser la beauté ». Ben voyons. Entre la prétention et la bêtise, je choisis les deux.
En accord avec le metteur en scène Thibault Perrenoud, le traducteur-adaptateur-dramaturge a francisé les noms et actualisé les situations en les transposant dans l’hexagone. Constantin devient Constant, Piotr Nilolaïevitch Sorine devient Pierre, etc.
Abandonnant la lecture énervée du programme, j’essaie de revenir au spectacle. Constant (donc) se prépare à donner sa première pièce dans le jardin de la propriété, au bord du lac. Il a construit un théâtre (ici un tas de terreau ) et devise avec Sorine, pardon, Pierre :
« Pierre - Mais ! Mais nous avons besoin du théâtre !
Constant - Mais oui ! On aime le théâtre ! Bravo le théâtre ! Bien sûr. Mais il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles. Et sinon : rien. »
Comme cela sonne mal ! De retour à la maison, j’ouvre la traduction de Vitez :
« Sorine. On ne peut pas se passer de théâtre.
Constantin Treplev. Il faut des formes nouvelles. De nouvelles formes, oui, et s’il n’y en a pas, mieux vaut rien du tout. »
« Cerner l’âme du poète »
A quoi bon cette gymnastique, ce « bravo le théâtre ! » tarte à souhait. Le parti pris de la francisation tourne, lui aussi, au ridicule. Irina Arkadina est devenue Irène et joue sur « les Scènes nationales », nous dit-on, etc. Le pompon, c’est l’histoire de la voiture. Dans la pièce, Chamraïev, l’intendant du domaine, refuse à Arkadina des chevaux d’attelage pour aller en ville, car les chevaux sont tous pris par les travaux agricoles. Arkadina s’emporte, Paulina, l’épouse de l’intendant, est au désespoir. Dans la version de Clément Camar-Mercier, les personnages de Chamraïev et de Paulina sont supprimés, les chevaux aussi puisque cela se passe aujourd’hui. Alors le traducteur se contorsionne et fait en sorte que la voiture (automobile), l’unique voiture soit celle de l’instituteur Semione devenu Simon. Ridicule. C’est sans doute par des sottises de ce type que le traducteur effectue ce qu’il nomme, en se mouchant du coude, « une tentative de cerner l’âme de l’auteur ». Et d’ajouter : « souvent monter un classique étranger en France revient juste à déplacer le texte à un autre endroit et à une autre époque. On fait Hamlet dans un bar, dans un stade, au sauna, au Club Med mais le texte ne bouge pas... Ce n’est pas très intéressant. » C’est pourtant ce qu’il fait. Mais lui, bingo, il fait bouger le texte. Bouge toujours.
Au quatrième et dernier acte, deux ans plus tard, Trigorine et Arkadina reviennent passer l’été au domaine. Entretemps, il s’est passé bien des choses. Constant(in) est devenu un écrivain célèbre. Il y a dans ce retour en train, toute la distance qui sépare les capitales (Moscou et Saint-Petersbourg) des lointaines provinces russes. Toute l’immensité russe passe là dans la réplique de Trigorine : « Je vous apporte le salut de vos admirateurs… A Petersbourg et à Moscou, on s’intéresse beaucoup à vous et on m’interroge sans cesse sur votre compte. » Chez l’homme qui fait bouger les lignes, cela devient : « Tous tes admirateurs te disent bonjour. On s’intéresse à toi partout et on veut savoir si je te connais, on me demande de parler de toi. » C’est plat, dépourvu de tout contexte, pas même la mention d’un Paris littéraire lointain. Et c’est ainsi que La Mouette perd ses plumes et finit déplumée.
Plaisir du hors-champ
La mise en scène de Thibault Perrenoud est à l’aune de cette traduction (qu’il a commandée) souvent vulgaire et criarde (je renonce à vous décrire la façon dont est traitée scéniquement la pièce dans la pièce de Treplev au premier acte). Les acteurs sont rarement à la fête. Marc Arnaud qui interprète le rôle de Boris Trigorine, pardon de Boris Trigorne, est celui qui s’en sort le mieux. Le point le plus intéressant dans la mise en scène est tout le travail effectué sur le off, le hors-champ. Et puis cela présente un avantage indéniable : les acteurs sont en coulisses, on ne les voit pas, on les entend de façon assourdie, c’est toujours ça de pris.
Le même tandem avait monté dans le même Théâtre de la Bastille un Misanthrope. Je suppose que c’était une traduction de ce français cacochyme du XVIIe en langage branché putain fais chier. Ce Misanthrope a connu deux ans de tournée. On prend les mêmes et on recommence : « monter La Mouette d’Anton Tchekhov avec la même équipe m’est apparu comme une évidence », note le metteur en scène. Je n’ai pas vu ce Misanthrope et j’avoue ne pas le regretter. En revanche, pour retrouver la fragile nudité du théâtre et des acteurs hyper sensibles, j’ai très envie d’aller revoir Doreen dans la salle du haut. Le théâtre, ça a parfois des hauts très hauts et des bas très bas.
Théâtre de la Bastille, La Mouette du 13 au 25 mars à 21h ; Doreen jusqu’au 24 mars à 19h30.