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Billet de blog 10 juin 2019

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Tournée générale, festival des bars du XIIe arr. de Paris est bien barré

Quatre soirs durant, huit bars du douzième arrondissement de Paris ont vécu à l’heure du spectacle vivant, on ne peut plus vivant. Actrices et acteurs, musicos, conférenciers déjantés, lectures endiablées, et public on ne peut plus mélangé. Ni scène, ni salle, un entre-deux magnifique. La premier festival Tournée générale a vécu, vive la seconde édition.

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Illustration 1
Guillaume Clayssen au bar de chez Juliette © Claire PatrisGreen

C’est un café au coin de la rue Claude Decaen et de la rue de Fécamp, le Bon coin. Un café modeste du XIIe arrondissement de Paris, tenu par le débonnaire Amar. C’est là que tout a commencé, il y a tout juste quatre mois.

Une belle idée, une fine équipe

Un soir, autour de quelques verres entre habitués des bars du quartier qui se connaissent un peu, mais pas tant que ça. Quelques hommes et une femme : des voisins, des gens du coin. Une commune envie de faire ensemble, de sortir du roulis des jours qui succèdent aux nuits, d’en finir avec le y-a-qu’à, l’à quoi-bon et le quant-à-soi. On divague, on déconne et puis, soudain, une idée jaillit et fédère. C’est venu comme ça, d’un coup.

C’est de la femme que l’idée a jailli, Anaïs Héluin. Cheveux courts, la trentaine, danseuse émérite de Forro et critique dramatique à Politis, Scène Web, La Terrasse et ailleurs, un joli brun de plume. Elle aime le théâtre, vit de sa plume autant que possible. Au retour des soirées passées dans les théâtres, elle pose son vélo et aime s’attarder dans les bars de son quartier. L’idée fleurit là entre deux verres : pourquoi ne pas associer deux pans de ma vie, se dit Anaïs Héluin, le spectacle vivant et la vie des bars en mettant sur pied un festival de théâtre (mais pas seulement) dans les bars. L’idée séduit tout le monde. Amar, derrière son comptoir, écoute, sourit. Il aime bien Anaïs, c’est sa voisine, elle habite à deux pas.

Lubie d’un soir ? Non, une utopie en acte qui, à une vitesse foudroyante, va prendre corps. Une brigade informelle d’hommes, dévoués corps et âme, se réunit en moins de trois semaines autour d’Anaïs Héluin, la maîtresse à penser de l’aventure dont le pouvoir de séduction n’est pas négligeable. Une connaissance de la rue Decaen en entraîne une autre dans une rue adjacente, le voisin du troisième amène un copain, Daniel prête son local pour entreposer le matériel son et lumière qu’il va falloir réunir. Et tout s’enchaîne. Ces hommes aux vies, métiers et fortunes disparates vont devenir une fine équipe. Soudée, solidaire. L’un dessine une affiche, l’autre se propose pour réaliser la maquette du programme, le troisième offre ses machines pour imprimer les flyers, plus tard ils se retrouveront ensemble et avec Anaïs pour les distribuer sur les marchés. Tous sont bénévoles et fiers de l’être. Certains ont un boulot à plein temps, d’autres bricolent ou se débrouillent. Damien Duca va s’occuper du site web et de la com, Eric Kuntz de tout le visuel, Jeff Leray de la régie technique, Florent Berthier, Remi Berault, Vincent Bouyssou et Rickie de la régie son et lumière, Raphaël Patris sera l’homme à tout faire car il sait tout faire. Anaïs Héluin et sa garde rapprochée font le tour des bars pour parler aux patrons.

U

n enthousiasme contagieux

Seule, elle s’occupe de la programmation. Au fil des années de sa vie de journaliste, elle a croisé beaucoup d’artistes, souvent de sa génération, a écrit sur eux, sympathisé avec beaucoup. Les amis que compte Anaïs Héluin dans la profession donnent ici un conseil, là une adresse. Une association est créée, ses statuts déposés. La mairie du XIIe, contactée, se dit intéressée et signe un petit chèque.

Illustration 2
Clara Chavalier au bar le Satellite © Claire PatrisGreen

Ils apprennent en faisant. Il y a des défections mais aussi de nouvelles recrues, des bénévoles se manifestent, des théâtres prêtent du matériel (Aquarium, Tempête, Cité internationale, Sartrouville), Emmaüs fournit quelques meubles et accessoires. Plusieurs patrons de bars du XIIe jugent l’idée formidable et ouvrent leurs portes. Nombre d’artistes contactés, enthousiastes et curieux, se disent prêts à venir se produire bénévolement pour cette première édition dont les dates sont bientôt arrêtées : du 6 au 9 juin. Avec finalement huit bars et une trentaine de propositions artistiques : théâtrales, musicales, mixtes et autres (programme ici).

Illustration 3
Alexandre Pallu et ses musiciens au bar Chez Juliette © Claire PatrisGreen

Je vous ai parlé du premier soir (lire ici). Les suivants valaient aussi le voyage. Justement, au BarOmaître, Julien Allouf et Scaba Palotaï proposaient Un étrange voyage parlé et musical dans la poésie errante de Nazim Hikmet ; au Satellite, Clara Chabalier nous entraînait dans les œuvres tardives et posthumes de Pasolini et le dernier interview à la veille de son assassinat ; au Bistrot de Juliette, à travers Mexicas et le chapeau qui va avec, soutenu fermement pas les musiciens Flavier Ramel et Guillaume Roullar et les écrivains Antonin Artaud, Octavio Paz et Juan Rulfo, Alexandre Pallu mit le bar en feu avec de la tequila en bonus. En préambule à plusieurs artistes, la jeune Aude Bibas, à peine sortie du cours Florent, se lançait dans un mini stand up. Et ainsi de suite.

Jojo et Clayssen

Cela s’est fait à l’arrache, à l’enthousiasme, et c’est globalement une belle réussite. En moins de quatre mois ! La mairesse du XIIe et son adjoint à la Culture sont venus et se sont attardés tout comme les habitants du quartier et les habitués des huit bistrots. On y a croisé des potes des artistes, cela va sans dire, mais aussi quelques directeurs de théâtre, des professionnels de la profession, des journalistes, mais encore Jojo et Judith.

Jojo est accoudé au bar Chez Juliette, les serveurs le connaissent bien. Il sirote tranquillement sa bière lorsque Guillaume Clayssen s’assoit le long du bar, derrière une petite tablette surélevée. Il commande une bouteille de blanc et sort ses feuilles dactylographiées où certains passages sont surlignés au stabilo. Clayssen anime la compagnie les Attentifs, il a mis en scène Genet, Pessoa, Conrad (Une jeunesse, spectacle qui tourne actuellement). Quand Anaïs Héluin lui a parlé du festival Tournée générale, l’agrégé de philosophie – qu’il est aussi – a eu l’idée de faire une conférence philosophique sur l’ivresse. Il commence par nous raconter comment, depuis plusieurs semaines, il échafaude cette conférence en prenant des notes, en relisant Foucault ou Spinoza et en observant les gens ivres dans la rue. Jojo, à deux mètres de lui, opine.

Clayssen s’est servi un premier verre et nous voilà partis chez Platon du côté de son Banquet. Clayssen dissèque l’ivresse avec, pour l’heure, une belle clarté et de sobres argumentations qui vont très vite s’égayer sous les coups de butoir spontanés de Jojo qui lance des « Oui, c’est vrai » ou des « C’est exactement ça », ou bien, en spécialiste de la chose, se lance dans le fait de savoir si, dans l’ivresse, c’est la « bascule » qui précède le « tangage » ou l’inverse. Clayssen est aux anges. Loin d’essayer de faire taire Jojo, il est à son écoute, voit en lui le bon « démon » dont parle Platon, et Jojo, l’écoutant, multiplie les commentaires. Clayssen, bluffé, n’est pas avare en « tu as raison » ou en « c’est dingue, c’est exactement ce que j’allais dire», sans démagogie aucune. Le dialogue entre Clayssen et Jojo va se poursuivre jusqu’au bout, un dialogue socratique.

La conférence de Clayssen ira en s’échauffant et en chaloupant au fil des verres, entrecoupée de pauses musicales où l’acteur-philosophe invite les spectateurs à boire un verre et même plusieurs. Tout se terminera comme il se doit par Le Bateau ivre de Rimbaud. Où, ailleurs que dans ce bar et ce soir-là, Clayssen et Jojo auraient pu se rencontrer et dialoguer ?

Judith et Coquil

Judith s’est assise contre la fenêtre du Bon coin qui donne sur la rue de Fécamp. Cheveux gris-blanc bouclés, fine silhouette, visage doux, elle écoute l’acteur, ce jeune homme au costume bleu-gris qu’elle avait pris pour un client du bar, assis à un mètre d’elle et qui vient de se lever. C’est Fabien Coquil. Un jeune acteur sorti de l’Ecole de théâtre de Saint-Etienne. Il a croisé la route de la compagnie STT de Dorian Rossel, assurant des reprises de rôles dans plusieurs spectacles. Il est au centre de Laterna Magica, d’après le livre autobiographique et fictionnel d’Ingmar Bergman, il est le Bergman enfant, découvrant la vie et le cinématographe.

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Fabien Coquil dans "Laterna Magica" au Bon coin © Claire PatrisGreen

Dans la version théâtrale du spectacle (que l’on pourra voir au Off d’Avignon le matin au Gilgamesh 11), Fabien Coquil est entouré par Ilya Levin, et par Delphine Lanza qui signe la mise en scène avec Dorian Rossel. Quand Anaïs Héluin lui a parlé du festival Tournée générale, Dorian Rossel a voulu venir sans décor, sans musique, sans éclairage autre que celui du bar et avec le seul Fabien Coquil. Il y a eu une première représentation au Comptoir Dorée, j’ai vu la seconde au Bon coin, le plus petit des huit bars, celui où tout a commencé. Fabien Coquil raconte l’enfance du cinéaste entre Père et Mère mais souvent on se demande s’il ne raconte pas aussi la sienne, tant sa présence est foudroyante, tant il laisse venir les visions du texte dans l’intensité de ses silences. Parfois il regarde Judith, parle d’elle comme d’une fiancée, comme de sa grand-mère. A mi-parcours, l’acteur demandera un demi au patron.

Tout tient dans un mouchoir de poche : le bar où Amar continue à servir des bières pression aux clients qui entrent et s’agglutinent contre le petit comptoir (trois mètres de long à tout casser), les spectateurs-consommateurs (une quinzaine, une vingtaine à tout casser, impossible d’en accueillir plus) occupent les banquettes et les quelques tables du Bon coin, le bien nommé. Cette concentration de l’espace démultiplie celle de l’acteur qui apparaît comme halluciné par le texte qu’il profère autant qu’il est habité par lui. Double jeu du mensonge et de la vérité dont parle Ingmar Bergman dans Laterna Magica. Le théâtre en bar, dans ses moments les plus justes, n’est plus un cérémonial qui commande le silence, mais comme un espace-temps intermédiaire, suspendu entre la vie et l’art, complètement barré.

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